Interview de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, à RTL le 16 novembre 1998, sur l'invitation faite à Lionel Jospin par Daniel Cohn-Bendit, tête de liste des Verts, de régulariser tous les "sans-papiers" et de réhabiliter les déserteurs de la guerre d'Algérie et sur le prochain débat parlementaire de révision de la Constitution préalable à la ratification du traité d'Amsterdam.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

Q - L. Jospin a récupéré un très chaud supporter en la personne de D. Cohn-Bendit. Ce dernier veut à tout prix que le Premier ministre gagne l'élection présidentielle, et il lui demande dans cette perspective d'accomplir un geste rassembleur : la régularisation des sans-papiers.

 « Je suis très content que L. Jospin ait récupéré un supporter. Mais je crois que la question n'est absolument pas d'actualité. Je ne suis pas certain qu'il faudrait s'y prendre comme ça. Vous savez, le Gouvernement a une politique d'équilibre sur ce sujet, il a une politique que je crois, rassembleuse. C'est-à-dire qu'il essaye, d'un côté, d'humaniser les critères. Il y a eu une régularisation de sans-papiers importante, de l'ordre de 70 000. Il y a aussi des politiques de réinsertion dans les pays d'origine. Il y a des comités de conciliation qui ont été mis en place. Bref, c'est une politique beaucoup plus humaine que nous menons. Et en même temps, je crois qu'il y a des lois, et ces lois fixent des devoirs. Ces devoirs sont qu'un immigré qui est en situation clandestine doit pouvoir, dans des conditions tout à fait humaines, dans le respect des droits de l'homme, avec un juge, retourner dans son pays. Donc il n'est pas question, je crois qu'il ne faut pas régulariser tous ceux qu'on appelle les sans-papiers. Sans quoi, on aurait d'autres phénomènes en chaîne. Ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas traiter des situations particulières, et celle de Limeil-Brévannes l'a été. Il y a maintenant des titres de séjour compte tenu des conditions de santé. Et il faut absolument veiller à ce que les conditions de santé soient respectées. Mais je ne crois pas qu'il faille changer la législation. »

Q - Tout de même, D Cohn-Bendit insiste puisqu'il dit : dans les actes d'aujourd'hui se mesure la dimension d'un futur Président de la République.

- « Mais ça n'est pas le problème de L. Jospin. L. Jospin n'est pas candidat à la présidence de la République. L. Jospin gouverne. Et il tient compte des sensibilités diverses qui existent dans le pays, des réalités diverses qui existent dans le pays. Et moi, je reste très attaché à la politique qui a été définie l'an dernier : une politique subtile, une politique d'équilibre, une politique qui met en place un code de la nationalité avec, encore une fois, de nouveaux critères, une nouvelle attitude, et en même temps une politique qui peut être ferme par rapport à l'immigration clandestine. Je pense que c'est de celle-là dont le pays a besoin. »

Q - « Politique subtile », dites-vous. On peut gouverner avec, parmi les membres du Gouvernement, un ministre, D. Voynet, qui elle aussi insiste en disant : « la régularisation des sans-papiers est inévitable que ce soit par générosité ou par réalisme » ?

- « La tonalité est un tout petit peu différente puisque D. Voynet introduit la notion de réalisme. Je ne voudrais pas faire croire que gouverner conduit immanquablement à un réalisme un peu triste. Mais encore une fois, la gauche n'est pas le parti unique. Il y a les Socialistes, il y a les Communistes, il y a les Verts. Au sein du Gouvernement, on peut débattre. A partir du moment où cette divergence, où cette sensibilité ne remet pas en cause l'appartenance au Gouvernement, ça ne pose pas de problème. Le Gouvernement, je pense, n'a pas l'intention de changer sa politique ; et D. Voynet, j'en suis sûr, y restera avec ses convictions mais aussi en solidarité par rapport aux décisions qui seront prises par le ministre de l'Intérieur. »

Q - D. Cohn-Bendit vous promet une campagne européenne joyeuse, il a également parlé des mutins de 1914. Il a dit hier soir qu'il faudrait maintenant que L. Jospin s'engage dans la réhabilitation des déserteurs de la guerre d'Algérie parce qu'il y a un moment où le déserteur peut être l'honneur d'une nation.

- « C'est original. On peut défendre ce point de vue. Moi je pense qu'il n'est pas mauvais, il est même tout à fait bon - comme certains l'ont fait, comme beaucoup l'ont fait pendant la deuxième Guerre mondiale - de résister à l'oppresseur. Et je crois aussi qu'on peut se rebeller, et c'est ce qu'a fait le général de Gaulle en partant à Londres, et ça a été fondateur de toute une geste. On peut aussi militer contre la torture en Algérie, beaucoup l'ont fait, et je crois qu'ils ont eu raison de le faire. Mais je crois que faire l'éloge de la désertion, c'est aller trop loin. Il y a quand même une dimension, au risque de paraître un peu ringard, qui n'est pas mauvaise dans l'action politique et dans l'attachement public, c'est le patriotisme. »

Q - Le patriotisme ?

- « Le patriotisme, c'est-à-dire l'amour de sa patrie. »

Q - C'est une dimension socialiste ?

- « C'est une dimension qui est, je crois, commune à tous ceux qui ont un attachement à la chose publique et à la France. Encore une fois, ça n'empêche pas de réfléchir et d'être capable, comme l'a fait L. Jospin à propos des mutins, de mettre en avant des positions qui sont humaines, des positions qui sont justes, des positions aussi qui sont solidement établies historiquement. Ce qui, je crois, n'est pas le cas pour les déserteurs de la guerre d'Algérie. »

Q - Donc, ce n'est pas un hymne à la désertion, en tout cas ?

- « Sûrement pas. Mais il y a de très belles chansons. Boris Vian en a fait une que j'aimais beaucoup. Mais je crois qu'il ne faut pas confondre ça non plus avec la remise en cause de l'histoire. Encore une fois, il y a eu des aspects très critiquables dans la guerre d'Algérie, mais il ne faut pas allez trop loin. »

Q - La Commission des lois à l'Assemblée nationale va commencer la discussion autour de la révision constitutionnelle en vue de la ratification du traité d'Amsterdam, sur quels points êtes-vous prêt à accepter une modification ?

- « Il y a d'abord une première modification qui est nécessaire. C'est celle qu'on appelle la révision de l'article 88-2. C'est celle qu'a demandée le Conseil constitutionnel. Il s'agit d'autoriser, le moment venu, dans cinq ans, le Gouvernement à transférer les compétences à l'Union européenne en matière de visas, d'asile, d'immigration. C'est pour ça qu'on révise la Constitution. Et on voit qu'il y a un deuxième front qui est ouvert, qui est le front des droits du Parlement. Le Parlement demande - que ce soit H. Nallet ou que ce soit les députés UDF et RPR ; on retrouve une convergence là-dessus -, d'avoir plus de pouvoir de contrôle. C'est ce qu'on appelle la réforme de l'article 88-4 de la Constitution. Le Gouvernement y sera favorable dans des conditions qui seront raisonnables, c'est-à-dire qu'on ne modifie pas, à cette occasion, le partage entre ce qui ressort de l'exécutif, du Gouvernement, et ce qui ressort de la loi. »

Q - Il y a des amendements du RPR qui poussent à un contrôle très strict, et même à une autorisation du Parlement sur tout acte européen.

- « On peut S'étonner que le RPR, qui est théoriquement le parti héritier du gaullisme, veuille remettre en cause la philosophie même de la Constitution en mettant en avant le Parlement, alors que le général de Gaulle en 1958, avec M. Debré, avait voulu rationaliser le parlementarisme, le contrôler, pour éviter certaines dérives de la IVe. »

Q - Vous, vous défendez la Ve ?

- « Complètement. Je dirais que le jour où on voudra la changer, il faudra le faire à partir de (inaudible)... révision franche, massive, pour passer à autre chose. Je ne suis pas attaché plus que ça à la Ve République, mais je ne voudrais pas qu'on la change de nature de façon subreptice. Et surtout pas à ce sujet-là ! Parce que, pour redevenir plus sérieux peut-être, il est important que le droit européen puisse pénétrer dans le droit français, puisse s'y intégrer sans qu'il y ait des contrôles tatillons et abusifs, sans qu'il y ait de délais extraordinaires. Et donc, pour répondre clairement : nous ne sommes pas favorables à la mise en place d'un 88-5 qui instituerait un contrôle de constitutionnalité systématique, par exemple, à la demande du Parlement, sur tous les actes du Gouvernement. Le Gouvernement ne pourrait plus négocier de traités internationaux, il ne pourrait plus non plus gouverner, et la pénétration du droit européen serait considérablement freinée. Ce n'est pas comme ça qu'il faut faire. »

Q - Vous avez peur d'une démagogie parlementaire ?

- « J'aurais surtout peur de manœuvres de retardement qui empêcheraient toute une série de dispositions nécessaires d'entrer dans notre droit. Et puis, il y a encore un amendement au RPR auquel je ne suis pas favorable : c'est l'idée qu'on revote devant le Parlement dans cinq ans, sous la forme d'une loi organique - une loi organique voulant dire qu'elle serait votée dans les mêmes termes par l'Assemblée nationale et le Sénat -, sur les mesures mêmes qu'on viendrait d'approuver par l'article 88-2. Je crois qu'on ne peut pas faire traîner pendant cinq ans une ratification, et qu'on ne peut pas non plus dire d'un côté : oui, on fait ce transfert de compétence, et de l'autre côté, reprendre de l'autre main, immédiatement, dans cinq ans. Surtout en donnant un droit de veto au Sénat dont on sait qu'il n'est pas toujours - comment dire ? - disposé à aller de l'avant là-dessus. Je pense qu'il y aura une raison assez forte qui se fera dans l'Assemblée. Je suis optimiste. »

Q - Sur cette ligne que vous défendez, vous avez le sentiment d'un accord total entre le Président de la République et le Premier ministre ?

- « Je ne suis pas dans le secret de leurs conversations. Ce que j'observe, c'est que c'est un traité qui a été négocié par l'ancienne majorité alors que J. Chirac était déjà Président de la République. Je sais que c'est un traité auquel il est attaché, et je sais qu'il a souhaité qu'on le ratifie rapidement, puisque le calendrier a été décidé d'un commun accord. Je crois aussi comprendre maintenant - quitte à décevoir M. Pasqua - que ce sera le Congrès qui adoptera la révision constitutionnelle. Et, au total, je n'ai pas entendu jusqu'à présent de divergences effectivement. Je sais que le Président et le Premier ministre en parlent régulièrement. Et je pense qu'ils s'en parlent en bonne intelligence. Mais je ne suis pas habilité bien sûr à engager le Président. »