Interviews de M. Michel Rocard, sénateur, membre du conseil national du PS et député européen, à Europe 1 le 10 octobre 1995, RTL le 13, et dans "Le Monde" du 14, sur l'élection de Lionel Jospin à la tête du PS et la rénovation du PS ("La gauche a besoin d'un vrai big bang"), et sur la politique du gouvernement.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Convention nationale du PS le 14 octobre 1995 au CNIT : Lionel Jospin devient Premier secrétaire du PS

Média : Emission L'Invité de RTL - Emission la politique de la France dans le monde - Europe 1 - Le Monde - RTL

Texte intégral

Europe 1 : 10 octobre 1995

Q. : La grève, vous allez voler au-devant de la victoire ?

R. : Ce n'est pas le problème. Il était inévitable que cette grève soit puissamment suivie. C'est sans précédent. Il n'y a jamais eu en France, jamais depuis 1945, de grève à laquelle les sept confédérations appellent toutes ensemble, sur la base d'un texte unique. Il a fallu que le Gouvernement en ait fait, en matière de provocation. C'est scandaleux : les fonctionnaires sont capables de comprendre, comme tout le monde, que la France est en difficulté et qu'il y a des efforts à faire pour sortir de ces difficultés, notamment budgétaires. À ce moment-là, il faut négocier sérieusement, pas les provoquer.

Q. : Jadis, vous aviez beaucoup lâché et c'était plus facile.

R. : Je n'ai pas beaucoup lâché. J'ai fait très délibérément, et j'en suis fier, une revalorisation de certains personnels, essentiellement les enseignants et les infirmières, qui étaient sous-payés par rapport aux autres : 40 % de moins chez les enseignants que chez les gens des finances, par exemple. C'était nécessaire. Mais justement, j'ai peu lâché sur le reste. Qu'est-ce qui vous faite dire ça ? Les chiffres sont publics.

Q. : Pourquoi s'est-il fourvoyé aussi vite ?

R. : Il y a beaucoup de choses. Il y a d'abord la décision de n'avoir rien fait pendant la campagne des municipales pour ne pas effrayer les électeurs, alors que c'est au début qu'on fait les choses fortes. L'idée de Pasqua, selon laquelle il fallait mettre ces élections municipales juste après la présidentielle, c'était pour profiter d'un effet de souffle. Mais l'effet de souffle, il fallait du carburant, il fallait que certaines grandes décisions passent à ce moment-là ! Ils n'ont rien fait. Le Gouvernement s'est, en plus, mis sur le dos des difficultés inutiles par des complications du partage des tâches entre les ministres. Il y en a cinq sur le champ social, personne ne sait qui commande. Il y en a trois avec des attributions variées sur l'audiovisuel, et il n'y a plus de ministre en charge. Tout ça fait de la perte du temps. Les essais nucléaires n'ont pas convaincu : il n'y a plus d'ennemi. Il n'y a pas de menace russe actuelle. Donc, contre qui ? Personne n'a compris. C'est à la fois une dépense d'argent, une façon de se mettre à dos toute la communauté internationale sans intérêt immédiat. Tout ça tombe mal. Et puis, le coup de fonctionnaires ! On peut très bien leur faire comprendre qu'on ne peut pas tout faire, que le pouvoir d'achat ne sera pas substantiellement augmenté pendant l'année budgétaire qui vient, mais à ce moment-là, il faut négocier à la loyale, courtoisement – il faut les respecter, il faut échanger du respect contre de la sévérité budgétaire, l'échanger éventuellement contre des droits, une meilleure reconnaissance, un peu plus de congés ici ou là. Je ne sais, mais ce n'est pas par la provocation brutale et en mettant une catégorie de Français contre l'autre qu'on y arrive. En plus, il faut réfléchir : qui oserait dire qu'on a trop d'enseignants ? Ils sont 1 million sur les 4 millions de personnels concernés. Qui oserait dire qu'il y a trop d'infirmières ?

C'est une population de 900 000. Qui oserait dire qu'il y a trop de policiers ? Personne, naturellement. Qui oserait dire qu'il y a trop de juges, de magistrats et de greffiers ? Tout le monde sait qu'on en manque. Il y a déjà à peu près les deux-tiers de la fonction publique d'État et territoriale pour lesquels on sait qu'on manque par rapport aux besoins. On pourrait donc économiser un peu de personnel sur les autres. Ça se fait prudemment, avec du temps et dans la confiance. Mais cette attitude de provocation, le Gouvernement a ce qu'il a bien recherché.

Q. : Asticoter le Gouvernement, c'est quoi ?

R. : Vos collègues font n'importe quoi : ils sortent des conversations privées ! J'étais en train de bavarder avec des étudiants. Je n'aime pas asticoter le Gouvernement. Le mot ne correspond pas. J'ai toujours souhaité pratiquer une opposition constructive. Je suis capable de dire « ça, c'est bien » quand ça l'est. Je l'ai d'ailleurs dit sur la Bosnie, quand le président de la République a dit ce qui s'était passé en France sous Vichy. Je le maintiens. Mais il est vrai qu'en démocratie, tout gouvernement a besoin d'une opposition qui ne laisse pas passer des choses critiquables, qui soit ferme et précise dans sa critique, mais qui soit aussi constructive.

Q. : Dans l'Express, vous avez écrit qu'on a dénaturé la CSG.

R. : La CSG, c'est un moyen de financer la Sécurité sociale dans des conditions moins injustes que les seules cotisations sur les salaires et moins toxiques pour l'emploi. Si on fait tout financer sur le dos des salariés ou des employeurs, on va pousser les gens à automatiser davantage et à se débarrasser de leurs employés. Par conséquence, il fallait une ressource plus large. C'est la CSG. Elle est proportionnelle, non-déductible pour des raisons de justice sociale et commence au premier franc. Donc elle fait mal, elle est lourde. Quand je l'ai créée, j'ai supprimé, à la dizaine de millions près, autant d'argent en diminuant les cotisations des salariés sur la maladie. C'est comme ça qu'il fallait faire. Mais MM. Balladur ou Juppé ont fait 0,9 point de plus en ne diminuant pas la cotisation maladie. C'est une faute. On va la rendre intolérable. Si elle est intolérable, elle ne pourra pas grandir. Il faut petit à petit assainir la Sécu et son équilibre, en économisant de la dépense.

Q. : Dans Verbatim III. M. Mitterrand semble sans tendresse pour vous ?

R. : Je ne répondrais pas sur ce point maintenant.

Q. : Pourquoi tant de haine.

R. : À vous de le dire. Je ne répondrai pas à cela maintenant.

Q. : Vous avez été « chambré », à Arles, au slogan « Rocard cumulard »

R. : La Constitution de la République prévoit que le Sénat représente les collectivités territoriales et les Français résidant à l'étranger. La constitution écrit que l'expertise, les responsabilités qu'on représente au Sénat, sont prises ailleurs.

Q. : Vous avez le droit de vous faire élire au Parlement européen et au Sénat ?

R. : Tout à fait ! Je vous rappelle, d'autre part, que par tradition, chez nous, toutes les têtes de liste socialistes l'ont toujours fait. Si j'ai tenu à y aller, c'est que l'ensemble du système médiatique français traite le Parlement européen comme une manière d'exil. Je suis rentré donc en politique intérieur française. Je m'y rendrai utile, j'espère bien.


RTL : 13 octobre 1995

Q. : Dans quel état d'esprit êtes-vous ? Qu'allez-vous faire demain ?

R. : Demain, malheureusement, je ne peux pas être là parce que j'avais des engagements privés que je n'ai pas pu reporter, mais je le regrette vivement. C'est un événement considérable. D'abord, c'est la première fois que le PS élit son numéro un, son patron, au suffrage universel de tous ses militants. Ensuite, on s'est aperçu qu'ils sont venus voter beaucoup alors qu'il n'y avait pas de contestation et pas d'autre candidat, c'est donc le signe d'un attachement. Et enfin, c'est l'amorce d'un réveil, d'une évolution très positive qui est fait largement sur la base du caractère responsable et au fond respecté de ce qu'a été la campagne électorale de L. Jospin. Elle a marqué, par rapport à des temps où la gauche disait beaucoup de choses qu'elle n'était pas sûre de pouvoir tenir, un retour à la volonté de rassurer le peuple de notre pays en ne s'engageant que sur du vraiment possible. Ce fut une campagne assez exemplaire à cet égard. Et là, il y a un changement presque culturel auquel j'applaudis des deux mains et qui fait que je soutiens L. Jospin de toute mon énergie.

Q. : Vous dites quand même que vous êtes toujours favorable au big bang ?

R. : Mais lui aussi. Simplement, demain, on change un peu les règles. D'abord on se donne un patron. Autour de lui, est venue une équipe courte d'animation nouvelle et puis on modifie quelques règles qui étaient paralysantes pour pouvoir travailler plus à l'aise. Reste à penser la société de demain, à savoir ce que c'est qu'un monde dans lequel le travail n'est plus la référence majeure, inventer cette société où il faudra trouver sa dignité et ses revenus peut-être pas seulement dans le travail rémunéré. C'est horriblement difficile. Penser aussi un monde de paix alors que la disparition des deux gendarmes qui se faisaient face, l'URSS et les États-Unis, laisse place à un émiettement et à des montées de conflits partout.  Tout cela appelle une réflexion intense sur laquelle il faut être en prise avec l'événement. C'est tout l'effort qu'on va faire autour de L. Jospin.

Q. : C'est fini les courants, il va réussir là où tout le monde avait échoué avant lui ?

R. : Puis-je vous rappeler que les partis politiques ont trois fonctions : la première, c'est de produire du sens, des projets : la seconde, c'est de choisir des candidats devant le suffrage universel au nom du projet ; et la troisième, c'est d'écouter l'opinion pour essayer de rétroagir sur le projet, le candidat et sur ce qu'on fait en fonction de l'attente des gens. Donc, trancher entre des ambitions en conflit, c'est le lot de tous les partis. La manière dont ça se passe dépend de règles et de procédures, personne n'y pense jamais. Nous en avions de mauvaises qui, au lieu de laisser cicatriser les anciens conflits, remettaient toujours du vinaigre dessus pour structurer toute la vie du parti au nom du conflit dont on sortait. Impossible. C'est ce qui vient de changer grâce à l'opération un peu référendaire, qui vient de se produire dans le parti. Et donc, je pense que L. Jospin pourra être appuyé par un parti qui ne sera plus ravagé, non pas par des conflits d'ambitions, mais par leur structuration permanente et la construction d'un combat momentané en une clientèle permanente. Ça, en principe, ça doit finir et les règles pour que cela finisse ont été adoptées cette semaine.

Q. : Si en 98, le PS gagnait les élections législatives, est-ce que c'est au premier secrétaire d'être le Premier ministre ?

R. : Naturellement. Enfin, c'est le président de la République qui appelle. Mais qu'une grande force soit représentée par son chef, c'est tout de même la moindre des choses, c'est comme ça que cela se passe dans les démocraties. C'est comme ça que J. Chirac fut Premier ministre de cohabitation, etc.

Q. : Au cours de l'été, vous avez semblé moins critique que L. Jospin notamment vis-à-vis du président de la République. Vous avez approuvé la position sur la Bosnie, la déclaration sur le Vel'd'hiv.

R. : Fabuleux questionnement. Je suis en plein accord avec L. Jospin sur la critique très vive que nous faisons à J. Chirac et à ce gouvernement sur leur incapacité, dans les cinq premiers mois de leur gouvernement, à traduire rapidement la lutte contre la fracture sociale qui était l'enjeu de la campagne. Nous avons été heureux de ce que sur la Bosnie, le président J. Chirac réveille un peu des forces collectives. Nous l'avons dit tous les deux, peut-être pas exactement avec les mêmes mots, on n'en est pas à s'apprendre par coeur pour se répéter. Je vous garantis que nous avons pratiquement tous, au PS, trouvé salubre le réveil français sur le Bosnie. Nous avons été très nombreux, pas tous, à considérer qu'à propos de Vichy, le président de la République avait dit des choses qui devaient être dites. Et cela aussi a été écrit par L. Jospin dans le monde. Mais pour le reste, depuis cinq mois, c'est bien tout ce qu'il y a à dire d'heureux. En ce qui concerne aussi bien les essais nucléaires que le chômage, que la fracture sociale et que le budget, je serais plus critique et mon ami L. Jospin aussi.

Q. : Comment expliquez-vous cette chute dans les sondages de la part des nouveaux élus ?

R. : Il y beaucoup dedans.

Q. : Ça vous a surpris ?

R. : Oui, un peu tout de même, et ça surprend tout le monde. Nous sommes aussi entre citoyens, ne soyez pas seulement un questionneur, vous y réfléchissez comme moi : ça surprend tout le monde. L'une des choses qui n'a pas été dite et qui, moi, m'a beaucoup surpris, c'est que cette équipe n'a pas profité du cadeau Pasqua, si j'ose dire. Vous vous souvenez sans doute que M. Pasqua avait obtenu de la précédente majorité de placer les élections municipales juste après les présidentielles pour profiter de l'effet de souffle. Nous, socialistes, nous étions terrorisés. Et nous nous sommes dits : ils ont compris, ça va être déflagratoire, on n'aura pas le temps de vanter les mérites de nos maires, et nos réalisations sont souvent bonnes, et ça va être en effet l'effet de souffle de la présidentielle. Mais moyennant quoi… Une fusée Ariane, quand elle décolle, il y a trois étages et trois moteurs successifs qui prennent le relais. Ils ont pris le pari étrange de raser les murs, de ne rien dire et n'effrayer personne pour faire des municipales tranquilles, comme si on était en période normale avec des municipales à l'extérieur de toute autre élection. Alors qu'il fallait, au contraire, valider ce qui venait de se produire, l'élection présidentielle, en la traduisant dans les faits, bien au-delà de toute affaire locale, ou donnant du souffle à cette campagne. Ce jeu-là d'abord nous a permis de faire les meilleures élections municipales de notre histoire, et ensuite a fait découvrir aux Français, éberlués, qu'un nouveau président et un nouveau Gouvernement avaient passé sept semaines à faire la campagne électorale municipale pour protéger des destins locaux, sans s'occuper de l'avenir du pays, alors qu'ils avaient toutes les chances. Ça commence comme ça. Après, il y a la faite d'opinion des essais nucléaires. On peut en penser ce qu'on veut, sur le fond, mais en terme d'opinion, c'est naturellement un acte suicidaire. Et puis alors un détail : on sait – le fameux discours de fracture sociale de la campagne électorale – que la protection sociale va être au coeur des problèmes les plus durs de ce mandat présidentiel, tout le monde le sait. Moyennant quoi, le commandement ministériel sur le champ social, on l'a éclaté en cinq. Cinq ministres dont les cabinets se disputent pour se partager le territoire, dont on ne sait pas celui qui commande quand un problème tombe, dont on ne sait pas celui qui solde les additions et qui regarde l'équilibre de la Sécu Affreux Du coup, il ne se passe rien, naturellement. Même problème sur l'audiovisuel public. Une grève, il n'y a pas d'interlocuteur. Ça a fait une pagaille d'au moins trois, quatre jours. Ça a déçu tout le monde. Moi, ça m'a presque un peu amusé, encore que je sois triste pour mon pays, mais ce sont des fautes de débutant, ça. Alors, vous faites le cumul et effectivement, ça ne se passe pas bien. Mais c'est très surprenant, parce qu'en effet, on croyait ces hommes plus expérimentés, et de toute façon nous entrons dans l'Europe, nous avons un déficit budgétaire qui est terrible et qui le serait même s'il n'y avait pas l'Europe derrière. Quand on en est à lever de l'impôt pour payer de la dette ! Il faut assainir, Europe ou pas, Maastricht ou pas. C'est un impératif. J'aimerais mieux que mon pays tienne debout et j'aimerais que ça marche mieux. Tout ça va trop vite. Si vraiment cette droite française est incapable de faire face aux échéances et de gouverner le pays, qu'au moins elle tienne le temps qu'une vraie gauche se reconstruise complètement, retrouve ses racines sociales, une confiance dans l'opinion, une vraie légitimité. Nous ne sommes pas tout à fait là. Je ne me réjouis pas et puis surtout il y a l'échéance européenne. Voir un Gouvernement français paralysé et incertain entrer dans la conférence intergouvernementale, je trouve ça dommageable et c'est de la responsabilité du président de la République.


Le Monde : 14 octobre 1995

Le Monde : Avec votre big bang, vous aviez tenté, lorsque vous étiez premier secrétaire, d'engager la rénovation du PS. Pensez-vous que les conditions sont réunies aujourd'hui, avec l'élection de Lionel Jospin ?

Michel Rocard : L'élection de Lionel Jospin remplit une condition absolument nécessaire mais non suffisante pour la grande rénovation. Dans les démocraties modernes, il n'est de grand parti qu'avec un leader incontesté. Pour son malheur, et depuis très longtemps, le PS n'a pas eu de leader incontesté, qu'il s'agisse de Pierre Mauroy, de Laurent Fabius, d'Henri Emmanuelli ou de moi. La condition nécessaire est donc enfin remplie. Au-delà, je maintiens mon diagnostic : la gauche, aujourd'hui, a besoin d'un vrai big bang pour s'adapter au monde moderne.

Lionel Jospin va pouvoir profiter de ses conditions d'élection très favorables et de l'évidente confiance dont il dispose dans tout le parti. Depuis 1905, le Parti socialiste est divisé périodiquement par un conflit entre deux orientations : l'une centraliste, assez teintée de marxisme, renvoie tous les problèmes à la seule responsabilité politique, avec une vision quantitative des exigences populaires. Face à cette culture héritée de Jules Guesde, Jean Jaurès prônait une évolution plus progressive.

Au Parti socialiste, cette culture jaurésienne a toujours été finalement minoritaire et François Mitterrand l'a mal comprise. J'ai combattu pour changer cet état de chose. Mais quand j'ai eu, un temps, la responsabilité du PS, je n'étais pas culturellement majoritaire. Pour la première fois, Jospin qui a mené une campagne à la fois réformiste et responsable, va pouvoir réaliser une synthèse légitime, donnant sa place à la culture de décentralisation, de responsabilité et surtout de négociation sociale.

Le PS peut remplir demain les trois conditions pour réussir : ouverture, imagination et générosité.

Le Monde : Le PS est-il encore le « champ de ruines » que vous décriviez ?

Michel Rocard : L'expression s'appliquait à l'ensemble de la gauche, PS inclus, au moment où, gravement défaits aux législatives, ses dirigeants, ses partis, ses chapelles trouvaient encore le moyen de se battre entre eux. Le champ de ruines, c'était cela. Certains de mes amis ont regretté que je n'aie pas pu mener moi-même ce rassemblement que Jospin a superbement réussi au second tour de la présidentielle. Mais je sais que la légitimité, un peu unanimiste, de Jospin était une chance formidable que je n'aurais eue en aucun cas.

Puis Jacques Chirac et Alain Juppé n'ont pas profité de l'effet de souffle qu'aurait pu provoquer la présidentielle sur les élections municipales. Ils ont adopté la stratégie étrange de « raser les murs » et de ne rien faire pendant sept semaines. Nous avons ainsi fait d'excellentes municipales. Résultat aujourd'hui : malgré ses difficultés structurelles, le PS se porte beaucoup mieux qu'il y a un an, grâce à la campagne de Jospin et au mauvais début de la droite. Ce qui lui donne la chance de faire travailler ensemble, dans de meilleures conditions, le reste d'une gauche en « diaspora ».

Le Monde : Fonctionnement, programme, doctrine : qu'est-ce qui vous apparaît le plus urgent dans cette rénovation ?

Michel Rocard : C'est tout à la fois, car tout est lié, mais l'essentiel se situe dans le domaine des idées. Le PS a payé au prix fort ses mauvaises règles du jeu interne. Un parti politique sert principalement à trois choses : produire du sens, un projet ; sélectionner des candidats pour le suffrage universel ; représenter l'opinion, en étant à l'écoute du terrain, ce qui lui permet de rétroagir sur ses deux premières fonctions. Pour un parti, le tri entre les ambitions compétitives est une fonction permanente qui n'est pas sans noblesse. Or, il est plus difficile de faire passer, à la télévision, des débats de fond que de commenter la manière dont les hommes s'entre-déchirent. C'est un signe de la crise de nos démocraties.

Au PS, nous avons structuré notre vie interne entre deux congrès en institutionnalisant le conflit qui venait de s'écouler. J'ai été trop ficelé par ces règles internes et je n'avais pas de réelle majorité. Lionel Jospin a fait sauter ce verrou lors de son investiture. On ne pouvait pas se remettre sérieusement à penser tant que ce balayage de la maison n'avait pas été fait. Maintenant, il faut répondre à des questions comme le devenir du travail, la paix dans le monde, le terrorisme et la délinquance, le sens de la vie des hommes quand leur travail productif n'en a plus. Le big bang est là, toujours aussi nécessaire. Et j'apporterai ma contribution.

Le Monde : Le jeu des courants, transformés en « écuries présidentielles », a eu raison des précédentes tentatives de rénovation. Ce risque a-t-il disparu ou est-il récurrent ?

Michel Rocard : Il est en voie d'atténuation, mais il est faux d'assimiler tous les courants du PS à des écuries présidentielles. Au moment du congrès de Rennes, en 1990, chacun de nos sept courants, qui n'étaient pas tous animés pour des présidentielles, était – et c'est moins vrai aujourd'hui – un parti à lui tout seul. On continuait d'appeler PS une vague confédération qui négociait au rapport de forces les arbitrages entre des courants se comportant comme des partis. Avec les « états généraux », j'ai voulu répondre à l'aspiration de la base à ce que cela change, mais sans pouvoir les traduire dans les statuts. Cela s'organise enfin ces jours-ci. Ni Lionel ni nous n'avons droit à la somnolence. Le PS ne doit pas refaire la faite de Chirac et Juppé pour les municipales. C'est une chance historique.

Le Monde : Quel rôle allez-vous jouer auprès de Lionel Jospin ?

Michel Rocard : J'apporterai ma contribution sur le front de l'invention, avec deux domaines immédiats : la diplomatie préventive et la réduction de la durée du travail. Je travaille à la mise au point d'un mécanisme qui soit acceptable tant par les salariés, les patrons que l'État.

Le Monde : Comment avez-vous analysé l'élection de Laurent Fabius à la tête du groupe parlementaire socialiste de l'Assemblée nationale ?

Michel Rocard : Laurent Fabius est un homme politique de talent qui doit occuper une place significative. Nous avons eu des conflits, mais c'était autrefois.

Le Monde : Comment appréciez-vous la politique du Gouvernement ? Quel type d'opposition doit mener le PS ?

Michel Rocard : Une opposition constructive : ne rien laisser passer de ce qui est critiquable et reconnaître les bonnes choses du Gouvernement. Nos concitoyens, plus encore les chômeurs ou les Rmistes, ne supportent pas la bisbille inutile. Sans être d'accord sur tout, il faut reconnaître quand l'intérêt national est bien servi, comme ce fut le cas, selon moi, sur la Bosnie ou le Vel-Hiv, mais c'est malheureusement rare. Cela dit, il y a un effondrement étonnant et inquiétant de la popularité et de l'autorité de ce Gouvernement. Or il faut que la France tienne debout. Je suis inquiet quand je vois que le Gouvernement n'a déjà plus assez d'autorité pour être offensif et créateur.

La droite en France n'a jamais accepté de réfléchir sur elle-même. Or il y a au moins deux droites. L'une, « dynamique », cultive la fierté nationale, a des accents populistes, insiste sur le rôle de l'État est spontanément protectionniste. L'autre, orléaniste, met dans sa poche tout parti national excessif, est ultra-libre-échangiste, souvent indifférente à la souffrance populaire. Au lieu de former leurs élus et leurs militants, afin de réconcilier les deux droites, ils ont bâti des accords électoraux et programmatiques au sommet. Ils ont fait comme s'ils étaient du même métal. Dans sa campagne, M. Chirac a employé tous leurs patois. Chaque camp a été perturbé et maintenant cela explose. M. Juppé ne fait qu'en récolter la monnaie.

Le Monde : M. Juppé vient de dénoncer « l'héritage des années Rocard »…

Michel Rocard : Comme l'heure est, paraît-il, à la réconciliation avec les balladuriens, il ne peut plus dénoncer leur héritage « calamiteux ». Alors il s'en prend à moi. Malheureusement pour lui, les chiffres sont là. Pour les trois années dont je suis responsable, le déficit a été contenu à 2 % du PIB. Aujourd'hui, on est à 4% du PIB et à 6 % avec la Sécurité sociale.

Le Monde : Que pensez-vous des appréciations que Jacques Attali attribue à François Mitterrand – et que celui-ci a démenties – à votre sujet ?

Michel Rocard : Je n'entends pas répondre maintenant. Je m'exprimerai à mon heure.