Interview de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, dans "L'Express" du 17 décembre 1998, sur ses propositions pour faire évoluer le CNRS.

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Média : Emission Forum RMC L'Express - L'Express

Texte intégral

Q - Des chercheurs du CNRS manifestent d'autres organisent des réunions d'autres encore demandent une discussion nationale.

On ne réformera pas la recherche en faisant des grands raouts. Le CNRS est passé à  travers toutes les réformes. Il n'a pas bougé après Mai 68, ni après le colloque Chevènement, ni après le colloque Fillon. Ce que l'on voit à  l'oeuvre, c'est beaucoup d'agitation et d'accusations. Je ne crois pas aux réformes dans le consensus. Chaque fois que vous voulez réformer, vous affrontez une opposition, car vous dérangez des rentes de situation. J'ai laissé dix-huit mois au CNRS pour s'auto réformer. L'Inra l'a fait, le CEA le fait, l'Orstom (IRD) aussi, pas le CNRS.

Q - Qu'est-ce que vous voulez changer au CNRS ?

Au XXIe siècle, la capacité d'innovation sera fondamentale. C'est là  que le CNRS doit jouer son rôle. L'innovation sera le nerf de la guerre non seulement pour l'accroissement des connaissances, mais aussi pour l'économie. Il faut que les connaissances acquises dans les laboratoires soient rapidement transmises aux jeunes, parce que ce sont eux les plus créatifs. Il faut lier la recherche à  l'enseignement encore plus fortement. Le CNRS doit se rajeunir. Actuellement, l'âge moyen y est de 48 ans, pour 33 chez les chercheurs britanniques. Ce n'est pas cet âge moyen qui me tracasse le plus, mais le manque d'autonomie des jeunes chercheurs. Ils ne peuvent pas développer leurs propres projets. C'est une des raisons pour lesquelles ils restent, par exemple, aux Etats-Unis. Là -bas, une fois leur thèse terminée, ils font des propositions de recherche et trouvent des financements. Ils ont accès très tôt à  l'autonomie.

Q - Au CNRS, ce n'est pas le cas...

Ce qui est en cause aujourd'hui, c'est l'idée qu'on peut être chercheur à  vie. Une exception française. On vient d'afficher 100 postes de professeurs réservés aux chercheurs. Seuls les trois quarts seront pourvus, avec une très faible proportion de candidatures en provenance du CNRS, mais plutôt de l'Inra ou du CEA.
La mobilité des chercheurs est pourtant une nécessité absolue. Il faut que tous fassent un peu d'enseignement ou aillent passer un peu de temps dans le privé, et que, dans tous les labos, on accueille des jeunes, non pas comme main-d'oeuvre, mais comme chercheurs autonomes.

Q - Vous leur conseillez d'aller dans les entreprises ?

L'an dernier, sur les 11 000 chercheurs du CNRS, il y en a seulement 10 qui sont allés travailler dans l'industrie. Dans le monde moderne, dans les pays où l'on crée vraiment de la richesse, sur les campus même, on trouve de petites entreprises. Nous voulons créer les conditions de cette trilogie : université, organismes de recherche, entreprises innovantes. Cela fonctionne déjà  dans certains endroits, à  Grenoble, par exemple, ou à  Evry, au Genopole. Je veux que les jeunes soient embauchés sur un projet, soit suivi qu'ils aient les moyens de le mener à  bien et que ce projet soit suivi et évalué. Un chercheur qui a passé dix ou quinze ans dans un organisme partira rarement pour créer sa propre entreprise, mais un jeune qui vient de terminer sa thèse prendra ce risque. Le CNRS doit avoir des incubateurs d'entreprises.

Q - Quelles modifications de statut du CNRS souhaitez-vous ?

Rien d'extraordinaire ! D'abord, la nomination du président du conseil d'administration en Conseil des ministres et un directeur général nommé sur proposition du président. A présent, ce n'est un secret pour personne qu'il y a un conflit entre le président et le directeur général. Deuxièmement, je veux rendre le conseil scientifique indépendant en lui permettant d'élire son président, alors qu'aujourd'hui c'est le directeur général qui préside. La moitié de ses membres ne sera pas issue du CNRS, mais à  parts égales de la recherche européenne et de la recherche industrielle. Troisièmement, je souhaite que l'évaluation soit faite par équipe, voire par projet, et non par laboratoire. Enfin, en ce qui concerne le statut du chercheur, j'ai demandé que les procédures de recrutement évitent que les gens soient à  la fois juge et partie, c'est-à -dire qu'ils recrutent pour leur propre compte, et qu'il y ait des clauses de mobilité.

Q - Ce que l'on vous reproche, comme toujours, c'est votre méthode.

Contester la méthode, c'est une très bonne tactique pour ne rien faire. Je le répète, on ne peut pas réformer dans le consensus mou. On l'a vu. Moi, je fais ma réforme de l'école. Je vais entamer celle du lycée. Pour le CNRS, je ne suis pas inquiet, j'observe le déroulement des événements. J'ai chargé Edouard Brézin, excellent président du conseil d'administration, de proposer un projet de décret, de mener la concertation. Il y a eu et il y aura des amendements, mais il n'y aura pas de statu quo. Je ne suis pas pressé de réformer les structures - cela prendra quelques mois - mais, pour faire bouger les mentalités, il faudra plusieurs années. Je souhaite aussi que cet organisme adapte ses subdivisions à  l'évolution de la science. Maintenant, par exemple, émerge une nouvelle discipline, la bio-informatique, utilisant des puces à  ADN. Comment la développer quand on a des gens qui travaillent d'un côté en informatique et de l'autre en biologie sans jamais se rencontrer ? Je veux enfin donner une vraie priorité aux sciences du vivant, où nous accusons du retard. Cela fait peur aux tenants des disciplines traditionnelles, comme la physique lourde.

Q - Reste une question fondamentale : le chercheur français est-il un bon chercheur ?

Beaucoup de chercheurs sont de bon niveau et participent à  l'accroissement des connaissances. La question est celle du transfert de l'innovation vers l'industrie et l'université.

Q - On en revient aux problèmes d'organisation et de budget. Justement, 83 % de celui du CNRS est consacré aux salaires !

Voilà  encore une chose à  changer ! Mais n'oublions pas que les laboratoires ont des contrats extérieurs qui financent la recherche, mais ne peuvent pas être utilisés pour payer le personnel.

Q - Un gouvernement de gauche a-t-il plus de chances de faire aboutir une réforme du CNRS qu'un gouvernement de droite ?

La droite voulait supprimer le CNRS. La gauche qui, ne l'oublions pas, l'a créé, veut le réformer !