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Arrivé en mai au ministère de l'Agriculture, Philippe Vasseur fait le point sur ses objectifs pour l'agriculture française. Cet homme du Nord, né il y a cinquante-deux ans au Touquet, connaît depuis longtemps le monde agricole il a notamment été nommé en 1993 rapporteur spécial du budget de l'agriculture à l'Assemblée nationale. Après sept mois rue de Varenne, il se dit toujours optimiste pour l'avenir de l'agriculture française. Et affirme sa volonté de conserver à la France sa vocation exportatrice tout en maintenant un nombre suffisant d'agriculteurs. Une double attribution qui implique aussi, ajoute-t-il, de se préparer dès à présent à un monde "plus concurrentiel". Il attend aussi de la conférence annuelle agricole, reportée en janvier, une grande réforme de la fiscalité agricole.
Les Échos : Dans le climat actuel de conflit social, ne craignez-vous pas que les agriculteurs – après la publication d'une hausse de plus de 10 % du revenu agricole moyen – ne finissent par apparaître comme des privilégiés ?
Philippe Vasseur : Considérer les agriculteurs comme des privilégiés ne résiste pas à l'analyse, 38 % d'entre eux ne gagnent pas le SMIC. Il y a des disparités de revenus moyens de 1 à 6 selon les départements, des écarts considérables selon les productions. Ainsi, les producteurs de légumes connaissent toujours une situation difficile. Cela dit, je me réjouis de cette progression globale qui était nécessaire. Elle se traduit par une reprise de l'investissement dans certains secteurs.
Les Échos : Néanmoins, la part des soutiens publics dans le revenu agricole ne cesse d'augmenter. Pensez-vous que cette situation puisse durer longtemps ?
Philippe Vasseur : Il y a en effet un risque vis-à-vis de l'opinion publique. La masse des soutiens publics était beaucoup moins voyante lorsque ceux-ci se faisaient par les prix, avant la réforme de la PAC de 1992. Lorsqu'un revenu est composé d'aides budgétaires, on doit toujours s'interroger sur la possibilité de pérenniser le système. C'est une interrogation de long terme, sur dix ans ou quinze ans.
Les Échos : L'hypertrophie de l'État vous apparaît-elle comme l'un des maux de la société française ?
Philippe Vasseur : Tout à fait. Je ne suis pas certain qu'on ait besoin d'un État banquier ou constructeur d'automobiles. Mais je suis farouchement attaché à la notion de service public. Si on privatise La Poste ou EDF, où sera l'équité entre un Parisien et un habitant de Haute-Savoie ? Lorsqu'on respecte les valeurs républicaines, on ne peut pas souhaiter le démantèlement du service public. Je ne suis pas du tout, de ce point de vue, un "libéral" ! Mais je suis bien entendu favorable à l'économie de marché.
Les Échos : L'État est-il trop présent dans le monde agricole ?
Philippe Vasseur : Non, je dirais plutôt qu'il a été parfois "mal présent". Aurions-nous mené la même politique si nous avions prévu que la désertification du monde rural aboutirait aux actuels problèmes urbains ? L'État ne peut se désengager du monde agricole car c'est à lui de gérer le territoire et les équilibres de la société. Mais, chaque fois que c'est possible on doit tendre vers des solutions qui donnent une plus grande latitude individuelle aux agriculteurs.
Les Échos : L'hypothèse d'un plafonnement des aides directes revient de plus en plus souvent. Quel est votre point de vue ?
Philippe Vasseur : Je trouve réducteur et naïf de parler aussi vite de plafonnement. Si on plafonne les aides, par exemple à 50 hectares par exploitation qui vous dit que ce qui est au-dessus du plafond sera redistribué aux agriculteurs français comme se l'imaginent les tenants du plafonnement, et ne retournera pas au contraire dans le budget général de l'Europe ? Ouvrir un débat comme celui-là, de cette façon-là, c'est prendre le risque de recevoir finalement moins d'aides au niveau national et de mettre à mal la politique agricole commune. De plus, on risque de pénaliser les performances agricoles de la France – de loin la plus exportatrice de l'Union – par rapport à ceux de ses voisins européens qui jouent, eux, la carte de l'autosuffisance. Enfin, le plafonnement sous-entend une conception réductrice et frileuse de l'agriculture : je plafonne, donc je continue à vivre d'aides.
Les Échos : Quelle est donc votre approche ?
Philippe Vasseur : Pour le moment, je n'ai pas d'a priori. Mais je sais que la question qui se pose pour l'avenir est celle-ci : l'agriculture européenne et français e peut-elle conserver indéfiniment le même type de financement ou doit-elle, si nous voulons lui maintenir une capacité exportatrice forte, aller vers des prix d'intervention proches des cours mondiaux, avec des compensations modulées aux producteurs ?
Les Échos : N'y a-t-il pas une contradiction à parler, d'une part, de compétitivité, de capacité exportatrice et, d'autre part, du maintien d'un nombre important d'agriculteurs ?
Philippe Vasseur : Vous savez, la politique de maintien d'un nombre d'exploitants relativement important en France n'est pas approuvée par tout le monde. Comprenez-moi bien : je n'interdis à personne de s'étendre, je ne cherche pas à restreindre la production. Si des céréaliers estiment qu'ils doivent grandir pour être davantage compétitifs, je ne les en empêche pas. Mais des exploitations de moindre taille, familiales, doivent pouvoir se développer à côtés d'eux. Autrement dit, il ne me paraît pas impossible de mener une double politique, à la fois de performance économique et d'aménagement du territoire.
Les Échos : Hormis en France, existe-t-il encore au sein de l'Union une volonté exportatrice en matière agricole ?
Philippe Vasseur : La question mérite d'être posée, en effet. Les Pays-Bas ne conçoivent pas l'exportation comme nous, les Allemands non plus. Quant aux Anglais, ils ont des conceptions très différentes des nôtres. Lors des discussions sur les conditions de l'élargissement à l'Est à l'occasion du dernier Conseil des ministres de l'Agriculture, tous les États membres – sauf la Suède et la Grande-Bretagne – se sont prononcés en faveur du maintien des principes de la PAC, dont la vocation exportatrice fait partie.
Il y a trois hypothèses. L'une, hélas, irréaliste : la PAC reste rigoureusement en l'état. La seconde, inacceptable pour moi : on la revoit radicalement. La dernière, que je soutiens : le maintien des principes de la PAC et leur approfondissement. Sur cette ligne-là, je pense qu'une majorité pourra se dégager en Europe, même s'il subsiste des divergences sur la notion d'approfondissement.
Mais ce n'est pas tout d'affirmer un principe, il faut voir comment le décliner. La France réaliste les trois quarts de ses exportations en Europe. Les anti-européens feraient bien de s'en souvenir. Cela dit, il y a des places à prendre sur les marchés de pays tiers, c'est un enjeu stratégique à notre portée. Il faut donc dès aujourd'hui préparer les jeunes que l'on installe à un monde concurrentiel.
Les Échos : Comment ?
Philippe Vasseur : Il faudra que toute l'agriculture retrouve des marges de compétitivité. Avec les pays tiers, nous devons pouvoir lutter de plus en plus à armes égales pour exporter librement, et pouvoir le faire, le cas échéant, sans restitutions. Mais je souhaite aussi que la France se renforce encore sur le marché communautaire, à travers la promotion des filières. Notre agriculture, ce n'est pas seulement des céréales, c'est aussi du foie gras, du vin, des fromages…
Le combat est multiforme. Il y a des démarches plus subtiles que de se déchaîner contre l'Europe ou les États-Unis. Prenons un exemple : devrons-nous un jour accepté des importations de viande hormonée ? Je ne le souhaite absolument pas car j'estime cette perspective inquiétante alors que la consommation de viande bovine ne cesse de régresser. Mais si tel était le cas, nous serions en droit de réagir. Moi, je privilégie toujours l'information du consommateur. J'encouragerais donc volontiers la production de viandes de qualité, à partir des races clairement identifiées qui seraient, via un label, garanties sans hormones ni activateurs de croissance.
Autre inquiétude parmi les professionnels : la pérennité des quotas laitiers. Plutôt qu'un démantèlement – que nous devons à tout prix éviter – on pourrait imaginer un double, voire un triple quota : un quota avec prix garanti comme il l'est aujourd'hui pour le lait destiné au marché européen, et un quota pour l'exportation vers les pays tiers, dont une partie avec restitutions et une partie sans. La production de lait pour des nouveaux débouchés non alimentaires comme l'industrie pharmaceutique pourrait de plus se développer en sur-quota.
Les Échos : La Commission anticipe à sa façon en baissant les restitutions sur la volaille et la viande bovine.
Philippe Vasseur : Il y a le fond et la forme. Rien n'oblige, sur le fond, à baisser les restitutions au-delà des contraintes du GATT. Quant à la forme, c'est inacceptable. Je le prends comme une erreur et j'ai protesté très vivement.
Les Échos : Bruxelles vient aussi d'instaurer une taxe à l'exportation sur les céréales…
Philippe Vasseur : En l'état actuel de la situation, cette question mérite réflexion.
Les Échos : L'élargissement de l'Europe à l'Est et les accords de libre-échange, comme celui avec le Maroc, que la Commission semble vouloir multiplier vous inquiètent-ils ?
Philippe Vasseur : L'accord bilatéral avec le Maroc n'est pas tout à fait de cette nature. Le véritable accord de libre-échange qui se profile à l'horizon, c'est celui qui concerne l'Afrique du Sud. Nous avons demandé une étude d'impact et s'il s'avère que cet accord remet en cause la PAC, il est pour nous inacceptable. Or, la Commission ne peut négocier sans mandat et j'espère que nous réussirons à trouver une majorité sur ce point en Europe.
Quant à l'élargissement à l'Est, il est inéluctable : c'est une question de solidarité économique, mais aussi de stratégie politique et de sécurité. Nous pensons qu'il doit y avoir une transition convenable. Même si la PAC est adaptée, ses fondements doivent demeurer, et les pays de l'Est doivent impérativement l'accepter.
Les Échos : Quel sont pour vous les principes essentiels de la PAC ?
Philippe Vasseur : Premier principe : le marché communautaire est notre espace privilégié. Deuxièmement : le maintien du potentiel de production et d'exportation ; et, enfin, le maintien d'une population agricole significative en Europe.
Les Échos : Qu'attendez-vous de la prochaine conférence annuelle agricole ?
Philippe Vasseur : La conférence ne se tiendra que dans la deuxième quinzaine de janvier, je ne peux donc pas vous en parler en détail. Autrefois, elle était souvent l'occasion d'annoncer des subventions, des crédits. Aujourd'hui, on n'en est plus là pour des raisons budgétaires et sociales. Et aussi parce que la PAC apporte un volume d'aides particulièrement visible dans certaines productions. Nous allons donc instaurer un autre type de rendez-vous.
Les Échos : Il est tout de même prévu un volet sur l'allègement des charges et sur la fiscalité qui ne seront pas neutres pour le budget.
Philippe Vasseur : Vous avez raison, mais le coût n'est pas de même nature. Un milliard non perçu est bien plus efficace qu'un milliard distribué. Notre politique doit être davantage axée sur le structurel que sur le conjoncturel. Je m'attache davantage aux réformes de fond qu'aux cadeaux de Noël. La conférence annuelle agricole a pour but de préparer l'avenir via la modernisation du statut juridique, fiscal et social de l'entreprise agricole. Je serai très satisfait si elle donne le coup d'envoi à la grande réforme de la fiscalité agricole que je souhaite depuis longtemps.
Le Premier ministre, qui présidera la conférence annuelle, m'a demandé de travailler dans cette voie.
Les Échos : La réflexion actuelle porte sur une distinction entre revenus du travail et revenus du capital. Est-ce réalisable ?
Philippe Vasseur : Techniquement, ça tient la route. Les services du ministère proposent des solutions. Cela dit, la conférence traitera sans doute aussi des problèmes ponctuels dont, notamment, la production légumière.
Les Échos : L'agriculture française est structurée autour de lobbies puissants. En fait, vous dialoguez avec des quasi-monopoles.
Philippe Vasseur : Ce ne sont pas des quasi-monopoles. Le monde agricole s'est doté, en plus de cinquante ans, d'outils forts en matière syndicale, coopérative, bancaire. Depuis, on a pu assister à des luttes de pouvoir au sein du monde agricole.
Le pluralisme syndical existe dans l'agriculture. Mais j'estime que les pouvoir publics et le ministère de l'Agriculture doivent écouter tout le monde, mais aussi savoir travailler avec l'expression majoritaire qu'ils ont en face d'eux. Je suis convaincu qu'il est de l'intérêt général de maintenir une profession très organisée. Même si cela rend les discussions plus difficiles car ces lobbies très puissants comme on les appelle parfois, vous parlent haut et fort.