Interview de M. Raymond Barre, député UDF apparenté, à France-Inter le 23 mai 1996, sur la réduction du temps de travail, les aides à l'emploi, les zones franches, la situation en Corse et la représentation des partis au gouvernement.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France Inter

Texte intégral

France Inter : Faut-il en passer par la réduction du temps de travail pour créer de l'emploi ?

R. Barre : Je crois qu'il faut éviter l'illusion selon laquelle la réduction de la durée du travail est le remède au problème actuel du chômage. Il est vrai que nous avons besoin en France de pratiquer un meilleur aménagement du temps de travail. Il est possible de réduire la durée du travail, de dégager une productivité plus forte qui est mise au service des salariés en maintenant leur rémunération et en créant des emplois. C'est là un exemple d'un meilleur aménagement du temps de travail, notamment sur la durée annuelle du travail. De là à en faire une sorte de recette magique, je crois qu'il y a un pas qu'il ne faut pas franchir. Dans ce domaine, laissons les entreprises traiter les problèmes cas par cas. Nous n'avons pas besoin de loi. Nous n'avons pas besoin de décret Les lois et les décrets ne peuvent qu'avoir pour but de créer une uniformité dont le coût serait dangereux pour les entreprises. En revanche, toutes les fois qu'il est possible d'arriver à une solution au service de l'entreprise, et du même coup, au service des salariés de l'entreprise, au service de l'emploi, il faut l'accepter. Il y a en France, dans les entreprises, un retard en ce qui concerne les conditions d'aménagement du travail et d'organisation du travail. C'est là que des progrès peuvent être faits. Mais n'entrons pas dans le slogan, la semaine de 32 heures. Nous avons connu la semaine de 35 heures ou de 39 heures. Nous voyons que tout cela ne mène pas très loin.

France Inter : Quelle sera votre attitude si le Gouvernement décide de légiférer en cas d'échec des négociations par branche ?

R. Barre : Je souhaite que les négociations par branche réussissent. Il légiférera, ça ne changera pas grand-chose. Nous aurons une loi de plus.

I. Levaï : Centrafrique, zone franche, temps de travail et europessimisme, on a envie de parler de tout cela avec vous aujourd'hui. Sachant bien sûr que vous êtes désormais le maire de Lyon et content de l'être, dit-on, et sachant aussi à Lyon comme à Paris que vous n'avez pas fini de dénoncer microcosme et beaux esprits, entendez tous ceux qui ne comprennent rien aux réformes nécessaires de l'éducation, aux exigences de l'éducation au monde marquée par la globalisation de tous les problèmes. J'ajoute qu'avant la dénonciation de la fameuse « mauvaise graisse » par A. Juppé, vous aviez suscité, vous aussi, autrefois, un joli tollé en évoquant « les nantis », les « protégés » les « biens abrités » de l’État providence. Nous allons traiter de toute cela jusqu’à neuf heures avec la rédaction de France Inter, mais je vous demanderais pour commencer ce que vous pensez du slogan « travailler moins, pour travailler tous » et de son illustration, qui est donnée aujourd’hui par N. Notat de la CFDT dans l’entretien qu’elle a accordé aux Échos, quand elle explique que « le pays est vraiment bien mal parti s’il faut donner un sucre d’orge aux patrons pour tout embauche d’un jeune homme ou d’une jeune fille » ?

R. Barre : J'en suis tout à fait d'accord. Je pense qu'il faut arrêter de subventionner sans cesse l'emploi car nous ne nous arrêterons pas ! Dès qu'un problème de chômage se manifestera, dès qu'une catégorie de travailleurs sera menacée par le chômage, l'État ne peut pas intervenir pour subventionner des emplois. Les mécanismes économiques doivent jouer. Nous essayons de faire en sorte que, par la subvention, on puisse maintenir des situations qui sont des situations de sclérose ou de rigidité excessive. Je suis persuadé, pour ma part, qu'avec un peu plus de souplesse, il serait possible de dépenser un peu moins d'argent et d'avoir un peu plus de résultats en matière d'emploi. Qu'on se le dise bien, le chômage en France n'est pas simplement provoqué par la croissance, qui est plus lente ; le ralentissement de la croissance, le chômage est provoqué par les rigidités du marché du travail et par un certain nombre de règles, un certain nombre de dispositions tenant soit à la loi, soit aux décrets, soit aux conventions collectives qui empêchent la souplesse d’adaptation nécessaire aux entreprises.

I. Levaï : Oui, mais cette souplesse a été marquée – on a gagné en souplesse ces dernières années…

R. Barre : Il y a eu de légers progrès.

I. Levaï : … Par beaucoup de cruauté sociale, c’est-à-dire les dégraissages, la précarité et l’augmentation fantastique des chômeurs constatée et déplorée par tout le monde, y compris par l’actuel président de la République, J. Chirac, au cours de sa campagne.

R. Barre : I. Levaï, on peut déplorer une situation mais il faut en chercher les causes. Je ne vous dis pas que je suis satisfait de voir le chômage qui existe en Europe, pas seulement en France mais dans les autres pays. Nous sommes devant un problème de société. Nous avons des sociétés européennes qui se sont rigidifiées, qui se sont sclérosées et où la capacité d’adaptation ne peut plus se manifester de sorte que les entreprises, qui ont à faire face à la compétition, ne peuvent se sortir de leurs difficultés que par les licenciements. Le licenciement n’est pas une méthode normale d’adaptation à la conjoncture internationale, encore faut-il voir si le dégraissage – le mot est affreux, mais il a été utilisé – n’est pas rendu nécessaire par le fait que l’on ne peut pas agir autrement. Prenez par exemple l’aménagement de la durée du travail : l’annulation de la durée du travail, empêchaient la répartition des activités sur la période plus longue que la semaine de travail. Aujourd’hui, on commence à assouplir un peu ce mécanisme et on voit des entreprises qui, très intelligemment, peuvent à la fois développer leur productivité, maintenir les salaires, réduire la durée du travail et créer des emplois. Vous en avez donné un exemple, tout à l’heure ! Laissons les mécanismes jouer, mais cessons de vouloir tout concilier. Et je répète ici que le problème n’est pas seulement un problème de temps de travail mais aussi un problème de coût du travail. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Si on veut travailler moins, il faut accepter une moindre rémunération sauf si l’aménagement du temps de travail permet un accroissement de productivité qui permet de maintenir les salaires. C’est cela la réalité et vous pourrez faire ce que vous voudrez, tous les textes que vous voulez, calculez toutes les formules comme la formule de M. Rocard, tout cela rendra encore plus difficile la gestion des entreprises et n’aboutira pas à un grand résultat.

A. Ardisson : S’agissant des aides à l’emploi, que vous considérez vous aussi comme excessives, comme une sorte de gaspillage, si j’ai bien compris ?

R. Barre : Il y a plus de huit ans que je le dis ! Il faut à peu près huit ans en France pour se rendre compte, pour que d’une manière générale on se rende compte de choses qui sont aveuglantes !

A. Ardisson : Paraphrasant une formule célèbre, je vous dirais qu’il ne suffit pas de dire qu’il faut supprimer des aides à l’emploi, il faut dire aussi lesquelles ?

R. Barre : Mais bien sûr, mais bien sûr. Tout le monde sait quels sont les domaines dans lesquels un aménagement est possible. Regardez, on a parlé du contrat d’initiative pour l’emploi. Qu’est-ce que nous lisons aujourd’hui dans les journaux ? Que cette formule, qui était remarquable il y a un an, sera adaptée, adaptée de telle sorte que la cible soit mieux choisie, que le coût en soit moins élevé. Mais toutes les fois qu’un gouvernement est arrivé, il a ajouté des mesures aux mesures déjà existantes. Je suis persuadé que si on s’arrêtait de prendre des mesures, si on faisait un audit de toutes ces aides à l’emploi – c’est ce qu’ailleurs une commission de l’Assemblée nationale va faire – on se rendrait compte qu’il y a une quantité de dispositions qui se complètent, s’annulent, sont redondantes et aboutissent en fin de compte à permettre à des esprits subtils, qu’il s’agisse des entrepreneurs ou des travailleurs, de jouer de toutes ces aides.

I. Levaï : Quand M. Guaino, commissaire au Plan, dit que l’idée de M. Rocard – que vous avez rejeté un instant…

R. Barre : Je ne l’ai pas rejetée.

I. Levaï : … Est une idée intelligente.

R. Barre : C’est très intelligent, toutes les idées de M. Rocard sont intelligentes.

I. Levaï : Allons au fond des choses, M. Rocard parle de 32 heures avec un système d’exonérations différentes…

R. Barre : C’est très français, c’est très français : dès qu’il y a une idée considérée comme intelligente, on croit qu’elle va résoudre les problèmes. Non ! Il faut trouver des idées ou des méthodes qui sont applicables au fonctionnement de la société, des entreprises, des institutions sociales. Je veux bien que l’on diminue les choses pesant sur les heures de travail…

I. Levaï : Pour les patrons, il faut rappeler ce qu’est l’idée et je n’en sais rien si elle est intelligente ou stupide ! L’idée de M. Rocard est de revenir sur le système d’aide et il parait que cela séduit un certain nombre de personnes à Matignon : exonérations différentes sur les 32 heures et sur les heures que l’on ferait en plus. C’est viable ou pas, selon vous ?

R. Barre : Moi, je me pose une question simple. Je suis un peu ringard dans toutes ces questions. Mais quand je parle à mes chefs d'entreprise que je rencontre et que je leur explique cela, ils se disent « Mon Dieu, encore des papiers à faire, encore des calculs à faire, comment allons-nous en sortir ! » Résultat : on n'embauche personne ! On essaye de vivre avec des heures supplémentaires, on essaye de vivre par des contrats à durée déterminée mais on ne veut pas entrer dans une politique de l'emploi qui soit une politique durable de l'emploi.

I. Levaï : Vous constatez aussi qu’il y a un maquis administratif, qu’il y a des pesanteurs partout et que le chômage ne diminue pas.

R. Barre : Mais que voulez-vous, lorsque des chefs de moyennes entreprises expliquent – et je ne vous parle des grandes entreprises dont la politique d'aménagement des effectifs n'a pas été toujours une politique intelligente – cela a été très facile pour eux de licencier sans se rendre compte d'ailleurs que le problème de la pyramide des âges en entreprise doit être prise en considération mais passons là-dessus ! Lorsque que vous voyez un chef d'entreprise moyenne, qui est en face des problèmes de rémunération, qui veut embaucher un jeune et qui regarde quel est le niveau du SMIC, il n'embauche pas le jeune. Que fait l'État ? Il donne une subvention pour embaucher le jeune et puis il augmente le SMIC.

I. Levaï : Le sucre d’orge dont parle N. Notat.

R. Barre : Oui, mais en même temps, il augmente le SMIC de sorte qu'à la fin, tout le monde se retrouve dans la même impasse. C'est cela la France, vous savez !

I. Levaï : Quelle est la durée de la journée du maire de Lyon ?

R. Barre : Il n'a pas 32 heures par semaine. Disons qu'il travaille à temps plein de 8 heures du matin à 11 heures du soir, à Lyon ou à Paris parce que les choses se répartissent entre la capitale des Gaules et la capitale de la France.

I. Levaï : Et autour de vous ?

R. Barre : On travaille autant. Une grande ville est une grande entreprise et on gère une grande entreprise avec tous ses aspects, sociaux, humains, financiers, économiques, à la fois les problèmes de proximité et de quotidienneté el la vision à plus long terme pour l'avenir de la cité. C'est l'intérêt de celle responsabilité. On est beaucoup plus proche du terrain mais en même temps, on ne peut pas perdre de vue l'horizon.

I. Levaï : P. Briançon, dans Libération, dit : il n’y a pas de grand truc ?

R. Barre : Briançon, jeune journaliste, ne me ridiculisait pas quand je disais entre 1976 et 1980 qu'il était nécessaire de faire une politique de stabilité. Les esprits avancés se gaussaient à droite et à gauche. À droite, on sait pourquoi, à gauche parce que c'était de l'illusion générale ; jusqu'à 1983, ils se sont remis à faire ce que j'avais fait. Mais entre-temps, pendant deux ans, toutes les fantaisies avaient été faites. Ça ne m'a pas étonné que Briançon écrive un article qui est fort justifié, qui n'est pas du tout contre l'aménagement de la durée du travail. C'est ce qu'il faut bien faire comprendre. Il ne s'agit pas d'éliminer la réduction de la durée du travail, ni l'aménagement du temps de travail, c'est la logique du développement économique. La productivité doit conduire à un allégement de la peine des travailleurs. Mais on ne fait pas ça n'importe comment. Tout cela a un coût et il faut balancer avantages et coûts.

M. Garibal : Quand on regarde les statistiques depuis 1973, sur la création d'emplois, on s'aperçoit que, finalement, l'Allemagne n'a pas fait tellement mieux que la France alors qu'il y a une explosion de création dans les pays anglo-saxons. Est-ce que ça veut dire que le modèle allemand n'est pas celui que nous devons suivre et prendre plutôt le modèle anglo-saxon ?

R. Barre : Vous parlez du modèle allemand, je pourrais aussi évoquer le modèle suédois. Avez-vous lu la récente interview dans un journal français du Premier ministre suédois, social-démocrate, et ce qu'il dit de la transformation profonde qu'il doit apporter au modèle suédois qui était considéré comme le modèle le plus avancé ? Il faut bien voir le problème de fond devant lequel nous sommes et qui n'est pas simplement un problème français mais un problème européen. Les sociétés européennes et les économies européennes ont bénéficié, pendant une phase de croissance d'une vingtaine d'années, d'un rythme d'augmentation de la production qui s'est traduit par une distribution d'avantages sociaux. Cela a constitué l'état de bien-être, le fameux Welfare state. Aujourd'hui, ce Welfare state doit être corrigé et révisé. Et dans le cas de la France, disons-nous bien que ce qui a été fait dans le passé l'a été premièrement parce qu'on acceptait l'inflation, deuxièmement parce que l'économie était protégée et troisièmement parce que de temps à autre, on se donnait un ballon d'oxygène par la dévaluation de la monnaie. Tout ceci n'est plus possible dans la compétition internationale dans laquelle nous sommes. Nous n'avons plus la possibilité de recourir à des moyens de protection. Nous ne serons pas inflationnistes alors que le monde entier cultive aujourd'hui le principe de stabilité, pas seulement les Allemands, tous les pays. Et quant à la dévaluation, nous avons vu que ça ne servait absolument à rien sinon à faire dévaluer quelques années après pour aller encore plus bas dans l'affaiblissement de la monnaie. Tant que nous n'aurons pas compris que le passé est le passé et que c'est un monde nouveau auquel nous avons à faire face, avec des mentalités nouvelles et des comportements nouveaux, nous serons en face de problèmes qui ne se résoudront pas.

I. Levaï : Donc on va en baver mais qui va en baver ?

M. Garibal : On ne va pas en baver, on est comme une entreprise qui va déposer son bilan.

R. Barre : Exactement, à un moment donné, on ne pourra plus avancer. Et vous aurez peut-être des syndicats qui vont tester leur combativité, vous aurez sans doute des partis politiques qui vont faire des programmes, vous aurez des élections qui vont se faire avec un déluge de promesses. Mais avez-vous remarqué que depuis quelque temps, les Français élisent tel ou tel parti ou tel ou tel homme politique en fonction des promesses qu'il a faites et que le premier souci de celui qui a été élu est de ne pas faire ce qu'il avait promis dès qu'il arrive au pouvoir.

I. Levaï : À qui pensez-vous ?

R. Barre : À tout le monde. Mais je pense, à commencer par 1981, aux socialistes. Quand vous pensez qu'ils ont proposé de changer la vie et qu'est-ce qu'ils ont fait à partir de 1983 ? Non seulement la vie n'a pas changé mais ils ont été beaucoup plus rigoureux à cause de la situation générale qu'ils avaient créée. Ils ont été beaucoup plus rigoureux que ce que j'avais fait auparavant. Ils me poursuivaient parce que j'avais dit qu'il fallait un peu d'austérité, ils avaient dit qu'il fallait remplacer l'austérité par la rigueur. Voilà également l'esprit français, on change le mot, mais la réalité est toujours là, à laquelle on n'échappe pas.

I. Levaï : Mais quand J. Chirac dit : attention à la fracture sociale ?

R. Barre : Mais j'en suis convaincu, il a parfaitement raison. Il y a une fracture sociale en France. Vous croyez que, quand je suis sur le terrain dans la communauté urbaine de Lyon, quand je vais visiter Vaulx-en-Velin ou Vénissieux, je ne me rends pas compte de la fracture sociale ?

I. Levaï : Alors vous la réduisez comment ?

R. Barre : Par une série d'actions qui ne sont certainement pas liées au vote de lois ou à de grandes dispositions qui sont des vitrines ou des panoplies.

I. Levaï : Les zones franches, c'est une bonne idée ?

R. Barre : La zone franche peut être une bonne idée mais ce n'est pas ce qui va résoudre effectivement le problème. Je pense à une commune de Lyon, Vaulx-en-Velin, ce sera une zone franche, on verra s'il y a des entreprises qui viennent s'y installer avec la franchise fiscale pour cinq ans. Mais quand on voit les problèmes auxquels le maire est confronté ! C’est une renaissance d'une ville.

I. Levaï : Un maire communiste.

R. Barre : Oui, il est refondateur. L'étiquette m'est absolument égale. C'est un homme qui fait un travail remarquable et je fais tout ce que je peux, comme président de la communauté urbaine, pour l'aider.

A. Ardisson : Vous-même, comme président de la communauté urbaine, avez-vous des actions spécifiques sur Lyon et la communauté pour réduire cette fracture sociale ?

R. Barre : Mais bien sûr, nous passons notre temps à essayer de résoudre les problèmes. Comment ? En faisant du logement social, en améliorant les conditions de logement, en développant les conditions dans lesquelles les jeunes peuvent recevoir une éducation. Nous demandons à des animateurs sociaux de s'occuper de ces enfants qui, à cinq heures du soir, ne rentrent pas chez eux.

I. Levaï : Vous allez au-delà, vous faites de la péréquation à partir de la taxe professionnelle. C'est quoi : un truc, une idée intelligente ?

R. Barre : Non, c'est de la technique fiscale. Or, c'est certainement une idée intelligente. Avons-nous en France autre chose que des idées intelligentes ! J'essaye de faire des choses concrètes, pas simplement des idées intelligentes.

I. Levaï : Expliquez-nous comment vous faites cette technique fiscale ?

R. Barre : J'ai dit simplement que nous devions aller à une situation dans une communauté urbaine où nous n'ayons pas des taxes professionnelles différentes d'une commune à l'autre de sorte que les communes avec forte taxe professionnelle bénéficient de beaucoup d'argent tandis que d'autres qui ont très peu de taxe professionnelle se trouvent dans l'incapacité de faire face à leurs dépenses.

I. Levaï : Vous faites payer les riches pour les pauvres ?

R. Barre : Exactement. C'est une manière. Seulement, pour éviter qu'il y ait des distorsions dans les investissements par exemple, qu'il y ait une surenchère à l'égard des entreprises d'une commune à l'autre. Nous demandons que, dans la communauté qui est une institution de solidarité, il puisse y avoir une péréquation qui nous permette de venir en aide aux communes dans lesquelles il y a moins de taxe professionnelle.

M. Garibal : Certains disent que c’est la seule réforme qui pourra peut-être faite en matière fiscale dans les années qui viennent parce que, pour le reste, ça sera bloqué. Et certains songent à vous imiter.

R. Barre : Je n'ai rien d'original dans ce que j'ai fait, j'en ai parlé à beaucoup de mes collègues, maires et responsables de communautés urbaines. Ce sont des choses que nous essayons de faire. Je l'ai mis dans le programme et il ne s'agit pas simplement d'en parler, il s'agit aussi d'essayer de le faire. Et comme j'ai une majorité qui est une large majorité, j'ai demandé à tous les membres de cette majorité, bien que de tendances politiques différentes, s'ils étaient d'accord sur quelques actions qui expriment la solidarité au sein d'une communauté urbaine. Jusqu'ici, tout le monde m'a suivi. Il se peut que ça échoue mais pourquoi ne pas tenter de le faire.

M. Garibal : Mais pour le reste, pas de réforme fiscale possible en France actuellement ?

R. Barre : Mais si, des réformes fiscales sont possibles, encore faut-il accepter le risque de l'impopularité.

I. Levaï : A. Juppé vous a entendu là-dessus.

R. Barre : Bien sûr, mais il est courageux. Avoir fait ce qu'il a fait en matière de Sécurité sociale, c'est courageux, il faudra qu'il aille plus loin. Il n'est qu'au début du processus. Mais il ne sera pas impopulaire parce qu'à la fin, les gens se rendront compte ou plus exactement, ce sera son successeur qui l'aura critiqué pour ce qu'il fait, qui sera obligé de faire beaucoup plus que ce qu'il a fait. C'est la ruse de la raison.

I. Levaï : Donc, ce ne sera pas vous ?

R. Barre : Non, non, il faut chercher celui qui fait à l'heure actuelle le plus de promesses et c'est lui qui aura à payer la note.

A. Ardisson : En matière de courage et cette fois budgétaire, tout le monde est d'accord pour dire qu'il faut faire attention et réduire les dépenses publiques. Mais le ministre de l'Éducation nationale dit : pas chez moi ; le ministère de la Défense dit : pas chez nous parce qu'avec la réforme des armées ce n'est pas possible. Pensez-vous qu'il y a des ministères trop importants ou qui ne sont pas suffisamment décentralisés ?

R. Barre : Tout le monde sait qu'il y a dans les ministères français beaucoup d'ordre à mettre. Si vous passez en revue les dépenses publiques, vous voyez apparaitre celles qui aujourd'hui pourraient être sérieusement élaguées. Il y a eu un document qui a été publié par le ministère de l'Économie et des Finances et déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale, je souhaiterais que tous les Français le lisent. On en a peu parlé mais il est éloquent. Il montre que la France est le pays où l'emploi public est beaucoup plus développé que l'emploi privé. Nous sommes le seul pays de ce genre. Nous sommes le pays où les prélèvements obligatoires sont les plus élevés. Nous sommes les champions dans ce domaine.

M. Garibal : Après l'Italie je crois.

R. Barre : Non, l'Italie est en train de faire des réformes très profondes, on ne s'en rend pas compte. Mais trois gouvernements successifs – et je pense que celui de M. Prodi viendra ajouter son action au précédent – les gouvernements précédents ont fait en Italie des réformes très profondes. Et nous sommes un pays où, à l'heure actuelle, on finance par l'emprunt les dépenses de fonctionnement. On n'investit plus. Notre budget de fonctionnement qui devrait être financé par l'impôt, par les recettes courantes n'est financé que par le recours à l'emprunt. Il faut bien s'en rendre compte. Le jour arrivera où quelles que soient les manifestations, les protestations des ministres, des syndicats et des autres, il faudra bien mettre un terme à cette évolution extrêmement dangereuse parce que l’endettement, il faudra s'arrêter de le faire.

I. Levaï : C'est la façon barriste de parler de la mauvaise graisse, vous n'employez pas l'expression mais...

R. Barre : Mais non. Et d'ailleurs, je tiens à maintenir ce que j'ai dit, j'ai parlé de nantis. Bien sûr. Et je continue à dire que, dans le secteur public, il y a des nantis, en matière d'emploi. Car on a tronqué ma phrase. J'ai dit que, quand on a la stabilité de l'emploi, on est, à l'heure actuelle, un nanti. Et ça, je voudrais qu'on me dise le contraire et je maintiens ma phrase. Je ne parle pas de graisse mais je dis que les nantis sont les nantis en matière d'emploi.

I. Levaï : J’ai un autre texte sous les yeux. Vous avez dit à C. Ockrent, à la télévision il n’y a pas si longtemps, à propos du ministère de l'Éducation, qu'il fallait le casser ?

R. Barre : Exactement.

I. Levaï : Vous persistez aujourd'hui ?

R. Barre : Mais bien sûr, parce que nous mourons d'un ministère de l'Éducation qui gère un ensemble plus vaste que l'Armée rouge. Le ministre de l'Éducation quand j'étais Premier ministre, M. Beulac, m'a dit un jour : « je viens de découvrir que je gère un ministère qui est beaucoup plus abondant et complexe que l'Armée rouge », ce qui est vrai. Et tout ceci n'est pas possible. Il faut décentraliser, il faut déconcentrer, il faut revenir à l'autonomie des institutions. Si vous saviez quelle est la minutie avec laquelle tout est réglé dans le moindre collège ou dans la plus petite université ! Qu'on laisse un peu d'autonomie, un peu de spontanéité, un peu d'initiative aux gens. Et cessons de faire, à chaque moment, des réformes avec des lois, des décrets et des circulaires. Et tant qu'il y aura un ministère comme le ministère de l'Éducation nationale, qui voudra tout couvrir et tout régler, nous allons accumuler les problèmes au lieu de les résoudre.

O. Brocard : Il faudrait un référendum sur l'école, en France ?

R. Barre : Le référendum, c'est une modalité de procédure. Il faut savoir quelle est la question que l'on pose. Si on me dit, par exemple, qu'on va demander aux Français s'ils veulent l'autonomie des institutions d'enseignement – ce qui existe dans tous les pays, sauf chez nous, il parait que c'est la tradition républicaine que nous ayons un système hautement centralisé –, je dirais pourquoi pas, pourquoi ne pas demander aux Français s’ils sont d’accord ou non.

D. Brocard : Vous tirez aussi sur F Barrou ? C'est un peu le saint Sébastien de la politique et de la presse ?

R. Barre : Pas du tout, il a dit très justement qu'il fallait une réforme, qu'elle devait être faite avec la participation des intéressés, mais je vais aussi loin que lui, sinon plus loin. Faites confiance aux intéressés. Je connais mes collègues dans les universités, je connais les professeurs, les principaux de collège ou les proviseurs de lycée : laissons les gérer leur communauté. Cessons de leur donner des instructions dans le plus grand détail alors qu'ils ont à faire face à des jeunes qui ont leurs aspirations, auxquels il faut imposer des disciplines. Car ce n'est pas vrai qu'on va sauver l'université – je prends le terme au sens le plus large – en laissant la chienlit s'instaurer partout. Et ce n'est pas parce que des gamins se mettent à manifester à un moment donné qu'on va tout arrêter et qu'on laissera les choses se détériorer.

D. Brocard : Ils vont manifester contre la sélection, personne n'ose employer le mot. Vous osez ?

R. Barre : La sélection, il faut bien voir ce que c'est. La sélection, on la fait à l'heure actuelle de la manière la plus dramatique. Les trois quarts des jeunes qui entrent dans l'université tombent en fin de première année. Pourquoi ? Parce qu'on n'a pas eu le courage de dire que l'on entre dans l'université à condition qu'il y ait une orientation. L'Académie des sciences avait très justement, il y a plusieurs années, parlées de l'orientation sélective. La sélection, ça ne veut pas dire limiter l'accès à l'université, mais reconnaitre que, pour arriver à l'université, selon les filières, selon les disciplines, certaines conditions doivent être remplies. Et c'est là que l'orientation est nécessaire. Cette orientation doit commencer dès la Terminale. Les jeunes doivent être dirigés et non pas précipités dans l'université. Mais quel est le principe ? On a le baccalauréat, on va à l'université, pour faire quoi ? Personne ne sait rien. Alors, qu'est-ce qu'on fait ? On fait la queue pour pouvoir être inscrit. Où, dans quelle discipline ? Cela n'a pas d'importance. On devient étudiant et on vous dit que cela, c'est la grande tradition républicaine. J'ai enseigné 37 ans et je me suis occupé de mes étudiants. Je souhaite avant tout leur succès. Je dis simplement qu'à leur égard, ne pas évoquer un certain nombre de règles et ne pas introduire un certain nombre de disciplines, c'est aller contre leur intérêt.

A. Ardisson : Nous voudrions évoquer avec vous quelque questions brûlantes, à commencer par la Corse. Le Premier ministre a proposé un débat, personne n'a d'idées, est-ce que vous en avez, vous, pour sortir de cette impasse ?

R. Barre : Je n'ai pas d’idée particulière, je suis, comme tous les Français, déconcerté par ce qui se passe en Corse. Je suis prêt à admettre, comme le dit le Gouvernement, qu’il faille une politique de fermeté et de dialogue. Mais quand je regarde la télévision et que je vois ce qui se passe en Corse, je me dis où est l'État républicain ? On ne me fera pas croire que des gens peuvent défiler, encagoulés, et plastiquer sans que les forces de l'ordre puissent intervenir. Il y a eu tout à l'heure, dans votre journal, un commentaire qui était fait sur la Corse, auquel je souscrirais entièrement. Moi, je vois quelle est la réaction des gens. Et non seulement les gens sont stupéfaits de ce qui se passe mais ils constatent par ailleurs qu’on déverse sur la Corse une corne d'abondance d’avantages plus nombreux les uns que les autres. Il faut s'arrêter. Il y a un moment où les gens ne comprennent plus.

A. Ardisson : Donc, restaurer l’ordre républicain avant de discuter ?

R. Barre : Je veux bien qu'on discute. Je ne sais pas d'ailleurs ce qu'est ce dialogue dont on parle. Mais qu'enfin, que l'ordre républicain soit respecté.

I. Levaï : Est-ce qu’il faut un nouveau statut pour la Corse, comme le proposait L. Jospin hier, à Objections ?

R. Barre : Mais on fait des statuts tous les deux ou trois ans. Et puis, si les Corses veulent leur indépendance, qu'ils la prennent.

I. Levaï : Eh bien dites donc ! C'est le père Barre le plus rude qu'on ait entendu depuis longtemps.

R. Barre : M. Levaï, il faut regarder les réalités en face. Cessons de raconter des histoires. Si vraiment il est impossible de maintenir l'ordre républicain là-bas et s'il n'y a pas le respect de la République, qu'ils établissent leur propre ordre mais pas à nos dépens.

I. Levaï : Et à Bangui, qu’est-ce qu’on fait ? On protège M. Patassé ?

R. Barre : Je ne sais pas si on protège M. Patassé, je crois que le premier devoir des forces françaises, c'est de protéger nos ressortissants et de faire en sorte que ça ne tourne pas au massacre. Puisque les Français sont là, qu'ils évitent des situations qui soient analogues à celle du Rwanda ou ailleurs. C'est une tâche humanitaire, à ce moment-là.

I. Levaï : Il fut un temps où on disait : R. Barre, c'est l’homme de l'État impartial, c'est l'homme qui le réclame, qui le veut, qui le souhaite, qui n'est pas vraiment partisan. On voit d'ailleurs qu'à Lyon, vous avez la majorité, mais vous gouvernez volontiers avec – vous l'avez dit tout à l’heure à propos du maire de Vaulx-en-Velin qui est communiste – les autres. Aujourd'hui, R. Barre et l'État impartial : il existe en France, on s'en approche, vous êtes content ?

R. Barre : Je n'ai pas vu, jusqu'ici, de décision qui puisse apparaitre comme une négation de l'État impartial. Qu'un gouvernement nouveau puisse, à certains postes, mettre des hommes de confiance, cela est tout à fait normal, mais il n'y a pas eu de système de dépouille. Et je crois que c'est ça qui est essentiel.

A. Ardisson : Sur l’équilibre, justement, de ce Gouvernement ? Est-ce qu'il doit être rééquilibré ?

R. Barre : Ça, c'est une affaire gouvernementale et je ne me soucie pas de cette affaire.

I. Levaï : Plus de balladuriens, moins de balladuriens ?

R. Barre : Vous voulez que je vous donne mon sentiment profond ? Quand il s'agit d'un gouvernement, on ne s'intéresse pas aux étiquettes, on choisit des hommes compétents. Nous sommes sous la Cinquième République, nous sommes en train de revenir à toute allure, non pas simplement à la Quatrième République mais même à la Troisième République. Depuis qu'on a introduit dans les gouvernements tous les présidents, tous les secrétaires généraux de partis, depuis que, lorsqu'un secrétaire général de parti s'en va, on prend le secrétaire général adjoint pour le remplacer, nous ne sommes plus dans la tradition de la Cinquième République. Je me souviens, du temps du Général de Gaulle, un secrétaire général du parti gaulliste de l'époque entrait au Gouvernement, le lendemain, il n'était plus secrétaire général. C'est clair. Il est évident que le Gouvernement est a-partisan, indépendant des partis. C'est vrai qu'il y a une majorité, c'est vrai qu'il y a des partis qui soutiennent le Gouvernement mais de là à faire la représentation proportionnelle au Gouvernement en fonction des partis politiques, je crois que si nous nous engageons dans cette voie, il n'y a plus qu'à tirer l'échelle. Il y aura toujours de la politique, cela fera votre plaisir, Mesdames, Messieurs, car vous aurez toutes les anecdotes que vous pourrez raconter sur les candidats et ceux qui n'auront pas été satisfaits, mais où est, dans tout cela, l'intérêt de la politique et l'intérêt de la France ?