Interviews de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, à RTL le 20 juin 1997, France 2 les 20 et 22 juin et dans "Le Journal du dimanche" le 22, sur les grands axes de la politique sociale, la relance de la croissance et du pouvoir d'achat, la réforme fiscale, la réduction du temps de travail et la création de 700 000 emplois sur cinq ans.

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Média : Emission L'Invité de RTL - France 2 - Le Journal du Dimanche - RTL - Télévision

Texte intégral

RTL - Vendredi 20 juin 1997

RTL : Entre l'emploi, la Sécurité sociale, la santé, l'intégration, où situez-vous l'urgence de votre action ?

M. Aubry : Tout est urgent à partir du moment où ça touche, dans leur vie quotidienne, les Français. Mais l'urgence de l'urgence, je crois qu'il est clair que c'est l'emploi. C'est la raison pour laquelle nous espérons agir dans trois dimensions à la fois : relancer la croissance aujourd'hui en panne dans notre pays par rapport à nos voisins, à la fois par quelques programmes ciblés notamment le BTP, où il y a des besoins en matière de logement ; en relançant la consommation : baisser la durée du travail et le faire dans les meilleures conditions possibles pour l'emploi et, troisièmement, créer des activités nouvelles et aider les PME. Je crois que ce sont les trois axes majeurs, à la fois économiques et sociaux, pour relancer l'emploi dans notre pays.

RTL : Mais dans l'immédiat, est-ce que l'emploi est davantage le moteur de la croissance telle que vous la concevez que la hausse des salaires ?

M. Aubry : Non, je crois qu'il faut, pour une fois, prendre toutes les pistes. Nous savons qu'aujourd'hui, la France a un taux de croissance inférieur d'environ 1 % par rapport à nos voisins, parce que la consommation est en panne. Les gouvernements précédents ont pesé sur le pouvoir d'achat, notamment des salariés et des retraités, ce qui fait qu'aujourd'hui, la consommation est en panne. Tout le monde nous le dit, que ce soit le commerçant ou l'artisan ou que ce soit les chiffres macro-économiques. Donc, ce que nous souhaitons, dans un premier temps, c'est partout où c'est possible, relancer le pouvoir d'achat par l'augmentation des salaires et l'exemple en a été donné, hier, avec le Smic # mais nous souhaitons laisser une part à la négociation salariale #, par un transfert de cotisations qui sont payées aujourd'hui par les salariés, les cotisations maladies sur la CSG, ce qui fait qu'il y aura, là aussi, un gain de pouvoir d'achat Ce sera dit dans le collectif de 1998. Mais vous voyez le rythme. Il y a aujourd'hui à peu près 9 % qui vont être transférés, donc ce sera 3, 4 ans. C'est autour de cela que nous réfléchissons. Ça redonnera, là aussi, du pouvoir d'achat. Le donner aussi en aidant les plus défavorisés : c'est la prime de rentrée scolaire, c'est l'aide pour les cantines scolaires. Bref, relancer la consommation partout où c'est possible pour que, d'abord, les plus défavorisés d'entre nous puissent atteindre les besoins élémentaires qui sont les leurs et, deuxièmement, pour que la machine se remette en marche.

RTL : L'emploi, en ce qui concerne les jeunes, L. Jospin a dit hier attendre les premiers effets du plan sur l'emploi jeune à l'automne. Vous avez un objectif chiffré pour la fin de l'année ?

M. Aubry : Non. Je voudrais dire quelques mots là-dessus. Je crois que le pire, ce serait avec ces emplois jeunes de refaire des CES nouvelle formule, mieux payés puisque nous nous y sommes engagés, plus longs puisque ce seront des contrats de cinq ans, en plaçant ces jeunes dans les administrations, dans les associations, dans les collectivités locales, dans les hôpitaux, pour boucher les trous. Ce n'est pas ce que nous voulons faire. Nous voulons utiliser ce levier que constituent ces 350 000 emplois jeunes dans le public et les 350 000 dans le privé pour en profiter pour répondre à des besoins qui ne sont pas remplis aujourd'hui. Exemple : l'accompagnement scolaire des enfants en difficulté après l'école, la sécurité par des agents d'ambiance dans les quartiers, dans les transports, dans les logements, pour ne prendre que ces exemples-là ; ou pour faire émerger des nouveaux métiers - services aux personnes, environnement, qualité de vie où d'autres pays ont déjà avancé et ont créé des centaines de milliers d'emplois en Allemagne, des millions aux États-Unis. Donc nous souhaitons utiliser ce levier du financement de l'emploi des jeunes, de la création de l'emploi des jeunes pour faire émerger de nouvelles activités qui porteront de meilleures conditions de vie pour les Français et qui, en même temps, créeront des emplois, notamment pour les jeunes. Donc ce que nous allons faire, très simplement, avec chaque ministre, c'est de regarder où sont ces besoins, où sont ces nouveaux métiers, de préparer leur professionnalisation pour qu'il s'agisse effectivement de métiers et non pas de petits boulots et pour lancer, partout en France, une mobilisation de tous ceux qui veulent y répondre partout sur le terrain.

RTL : Est-ce que ces emplois doivent être spécifiquement publics, privés ou peut-on imaginer une sorte de mixité ?

M. Aubry : Absolument. Vous voyez, je crois qu'un des gros problèmes de la France, c'est que jusqu'à présent nous avons des fonctionnaires et des agents publics d'un côté, et il faut les garder car ils remplissent des missions indispensables et, de l'autre, nous avons le secteur privé. Mais nous savons qu'il y a, au milieu, des tas de besoins qui existent aujourd'hui et qui ne peuvent rentrer ni directement dans le marché, parce qu'il n'y a pas suffisamment de solvabilisation de ces besoins et qui ne peuvent pas être financés totalement par la collectivité publique. C'est à nous d'être innovants. C'est à nous de dire, comme nous l'avons fait à Lille, à des mutuelles : aidez-nous à financer l'aide à domicile de personnes âgées ; aux caisses d'allocations familiales : aidez-nous à prendre en compte des enfants qui seront des délinquants demain si nous ne les aidons pas à les accompagner après l'école, aussi bien d'ailleurs dans la culture et les loisirs qu'en matière de soutien scolaire. Donc c'est : faisons preuve tous d'imagination pour que tous les circuits et les tuyaux financiers qui existent aujourd'hui, et qui préfèrent d'ailleurs payer les inconvénients de l'absence de ces emplois à la création de ces emplois, puissent se retrouver dans des projets. Donc, je vais lancer en accord avec le Premier ministre et avec tous les ministres concernés, une réflexion dans le mois qui vient pour mettre en valeur tous ces emplois et ensuite des appels d'offres locaux très décentralisés qui vont s'ouvrir aux collectivités locales, aux services publics, aux associations, au secteur privé. Et j'espère que tous ensemble, nous allons pouvoir à la fois mieux répondre aux besoins de nos concitoyens, car ce sont des besoins dans la vie quotidienne et créer des emplois principalement pour les jeunes mais pas seulement pour les jeunes justement.

RTL : Précisément, sur l'emploi des plus anciens, vous allez poursuivre le rythme de baisse des charges des entreprises ? Le PS dans la campagne dénonçait la taxation du travail.

M. Aubry : Oui, tout à fait. Je crois que L. Jospin l'a très bien dit hier. Nous avons deux objectifs dans la réforme fiscale et des charges sociales que nous préparons pour la loi de finances 1998 et que nous préparerons cet été. Le premier, c'est de rééquilibrer les prélèvements entre les revenus du travail d'un côté et les revenus du capital de l'autre. Je voudrais quand même rappeler qu'on est le seul pays européen où 46 % des revenus du capital ne payent aucun impôt en dehors du RDS et de la CSG. Et deuxièmement, nous voulons réduire le coût du travail de manière globale et principalement les charges sociales sur les bas salaires.

RTL : Avec exonération sur les premiers francs ?

M. Aubry : Ce que nous souhaitons, c'est trouver les mesures structurelles. Nous en avons assez de ces mesures d'exonération qui sont souvent utilisées par les entreprises pour employer des gens qu'elles auraient employés en tout état de cause. Nous voulons des mesures structurelles, c'est-à-dire une fiscalité qui est claire, qui ne bouge plus pendant un certain nombre d'années et qui permet aux entreprises de changer de comportement ainsi qu'à tous ceux qui veulent créer de l'activité dans la durée. Donc cette réforme qui touche à la fois le financement de la Sécurité sociale et le budget de l'État, nous allons la préparer avec D. Strauss-Kahn auprès de L. Jospin pendant l'été, en concertation évidemment avec toutes les personnes qui sont concernées. Je crois que ce sera une réforme très forte, structurelle, qui devrait donner à la fois de la compétitivité aux entreprises qui en ont besoin, des flux financiers, notamment pour les PME qui, aujourd'hui, en France, n'ont pas actuellement les possibilités de développer leur croissance et, évidemment, faire en sorte que le travail coûte moins cher dans notre pays. Tout ça avec des efforts répartis justement entre les catégories.

RTL : La réduction du temps de travail sur la législature, c'est une balle à blanc, répond N. Notat, car cette réduction de la durée du temps de travail sera rattrapée par les gains de productivité : création d'emplois zéro.

M. Aubry : Mais ce n'est pas du tout ce qu'a dit L. Jospin. L. Jospin est extrêmement soucieux d'écouter les partenaires sociaux et c'est la raison pour laquelle il a demandé que cette conférence ait lieu en septembre. Nous allons la préparer pendant tout l'été avec le patronat et les syndicats. Et nous allons entendre ce qui nous est dit. Donc ce qu'il nous a dit, c'est que ce sera en tout état de cause à l'intérieur de la législature. Ça peut être plus court, ça peut être la totalité de la législature. C'est ce que nous allons convenir avec le patronat et les syndicats dans des discussions qui devraient amener à une conférence en septembre, qui portent des engagements, qui ne soient pas une grand-messe avec des grands discours mais où nous aurons suffisamment travaillé avant pour qu'en y entrant, le Gouvernement dise un certain nombre de choses et qu'en y sortant, chacun, nous et les partenaires qui seront là, prenions des engagements pour l'avenir.

RTL : Il y aura une séance, un grand « Grenelle », ou ce sera plusieurs séances ?

M. Aubry : Ça aussi j'en discuterai cet été avec les partenaires. Je crois qu'il faut que nous arrivions à être les plus efficaces possible. Je n'ai pas d'idées a priori. Je vais les entendre et nous essaierons d'être le plus performants dans nos résultats.

RTL : Avez-vous l'intention d'ouvrir la possibilité, pour toute personne ayant cotisé pendant 40 ans de travail, de partir en retraite quel que soit son âge ?

M. Aubry : Oui, je crois que c'est une mesure de justice : que tout le monde attend. On a, aujourd'hui, dans notre pays, des hommes et des femmes qui ont commencé à travailler à 14-15 ans et qui doivent attendre aujourd'hui 60 ans pour avoir la retraite. Les organisations patronales et syndicales ont signé un accord, qui est un très bel accord, et qui permet à toute personne ayant 40 ans de cotisation - qui s'appelle l'Arp - et plus de 58 ans, de prendre sa retraite à condition qu'un jeune ou un adulte soit embauché à sa place. Nous allons leur demander d'étendre ce dispositif dès qu'il y a 40 ans de cotisation pour les salariés comme pour les chômeurs. Nous allons discuter avec eux, l'État aura aussi cette discussion. Je crois que c'est une mesure de justice qui, en même temps, est fortement créatrice d'emploi puisque déjà 55 000 personnes, par le dispositif contractuel signé, ont été embauchées.

RTL : Les licenciements économiques, vous avez deux contradictions à résoudre : la précarité pour les salariés mais aussi les incertitudes juridiques. Alors comment allez-vous faire ?

M. Aubry : Je ne crois pas que ce soit une contradiction. Ce qui est important, c'est que les entreprises connaissent des règles claires et c'est vrai qu'aujourd'hui, la jurisprudence pose problème sur la loi que j'ai moi-même fait voter, sur certains points. Mais il est vrai, aujourd'hui, que la sécurité des salariés est souvent inexistante, que des abus sont très importants, dans un certain nombre de cas. Donc nous allons essayer là aussi, de faire en sorte qu'une entreprise, quand elle rentre dans un plan de licenciement, sache quelles sont les règles, sache celles qui vont lui être opposées et puisse travailler en toute clarté. Mais qu'en même temps, nous disions tous que les licenciements, c'est la dernière mesure, que lorsqu'ils sont nécessaires, le plan social doit être le plus correct possible, c'est-à-dire pas un chèque-départ, pas seulement une préretraite payée par l'État, mais des efforts de reconversion faits par l'entreprise, de nouvelles activités recherchées, une aide à la création d'emploi. Aujourd'hui, je le regrette en regardant les dossiers sur ma table au ministère, toutes ces conditions ne sont pas remplies aujourd'hui dans tous les cas.

RTL : Les allocations familiales au-dessus de 25 000 francs finies ?

M. Aubry : Non, 25 000 francs, c'est le plafond pour quelqu'un qui aurait un ou deux enfants, c'est-à-dire pas d'allocations familiales. Nous allons évidemment mettre en place, au-dessus de ce plafond, des aménagements pour le troisième, le quatrième, le cinquième et le sixième enfant. Notre objectif n'est pas de taper sur les familles mais de relancer la consommation et de faire en sorte que l'on lie la solidarité à la croissance et au développement. Et c'est une mesure qui permet d'aller dans ce sens-là.

RTL : Pas de couperet à 25 000 francs ?

M. Aubry : Pas de couperet à 25 000 francs bien évidemment.

M. Aubry : La contradiction avec l'objectif européen ? Il y a suffisamment d'argent pour faire tout ça ?

M. Aubry : Vous verrez que la réforme fiscale et sociale permettra effectivement de rester dans les clous, si je puis me permettre, mais tout en faisant la politique que nous avons annoncée, c'est-à-dire qu'on n'empêche pas les ménages de consommer, on aide les plus fragiles, on fait de la solidarité et on aide aussi les entreprises qui en ont besoin. Je pense au bâtiment, je pense aux PME. Je crois que c'est cette cohérence-là qu'a souhaitée L. Jospin et je pense que les Français l'ont compris.


France 2 : Vendredi 20 juin 1997- 20 heures

France 2 : Cette réforme des allocations familiales, ça concernerait 500 000 ou 800 000 foyers, selon vous, qui seraient donc privés des allocations familiales ?

M. Aubry : Tout dépend des modalités de ce plafond qui a été fixé par le Premier ministre mais sur lequel nous allons maintenant discuter avec l'ensemble des représentant des familles, notamment pour prendre en compte le nombre d'enfants, c'est bien évident.

France 2 : C'est-à-dire que ce plafond pourra être relevé en fonction du nombre d'enfants ?

M. Aubry : Voilà, en fonction du nombre d'enfants. Je crois qu'il faut vraiment remettre cette mesure dans le cadre de ce qu'a annoncé le Premier ministre, c'est-à-dire, avec les Français, un pacte de développement et de solidarité. Un pacte de développement, c'est-à-dire permettre aux familles de répondre à leurs besoins, de relancer la consommation et la croissance. Je rappelle : la prime scolaire multipliée par quatre, le Smic avec un coup de pouce extrêmement conséquent, un transfert des cotisations salariales payées par les ménages sur la CSG, des négociations salariales qui vont commencer à la rentrée. Donc une relance de la consommation, une réponse aux besoins notamment pour ceux qui effectivement sont les plus fragiles. Et dans cela, une solidarité. Je crois que c'est ainsi que notre pays va avancer et c'est comme cela qu'il faut comprendre cette mesure qui, encore une fois, va être adaptée pour tenir compte notamment des familles nombreuses comme l'exemple que vous avez cité.

France 2 : On ne peut pas donner le chiffre encore ce soir ?

M. Aubry : Non, parce que nous allons, comme l'a dit le Premier ministre, nous concerter et j'ai eu plusieurs représentants dès aujourd'hui pour que nous nous voyons dès la semaine prochaine pour proposer des modalités très concrètes au Premier ministre.

France 2 : 35 000 postes de policiers, mais le Premier ministre parlait évidemment des 700 000 créations de postes sur cinq ans, dont la moitié dans le public ; concrètement, comment vous allez procéder ? Vous allez chercher dans quels secteurs tout cela peut se passer et quand aura-t-on des premières réponses et des premières précisions ?

M. Aubry : Je crois que d'abord, il faudrait dire une chose très simple : nous ne souhaitons pas placer ces jeunes, j'allais dire presque de force, dans les administrations, les collectivités locales, les associations. Nous souhaitons que ce financement, c'est-à-dire cet effort sans précédent de l'État…

France 2 : Tout ça a un coût ?

M. Aubry : Bien sûr, tout ceci est prévu # pour aider les jeunes à trouver des emplois, serve véritablement comme un effet de levier pour que nous soyons capables, dans notre pays, d'organiser des activités nouvelles qui répondent aux besoins des gens, des besoins qui existent aujourd'hui et qui ne sont pas remplis. Un exemple, avec C. Allègre, nous travaillons pour que des éducateurs, dès la rentrée, puissent aider les jeunes en grande difficulté. Des besoins non remplis, c'est justement ce travail de proximité, cette présence dans les quartiers, dans les transports, dans les immeubles d'agents d'ambiance, de policiers qui permettent à un jeune de faire une bêtise, d'aider une personne âgée, de créer du lien social dans ces quartiers. Mais aussi tous ces nouveaux besoins que sont la garde des personnes âgées, la qualité de vie, l'environnement. Alors, qu'allons-nous faire ? D'abord travailler avec chaque ministère, c'est ce que je commence à faire dès aujourd'hui, pour voir où sont ces nouveaux métiers car notre souci, ce n'est pas de créer des petits boulots, mais c'est de préparer des emplois pour demain qui répondent aux besoins des gens, qui fait qu'ils vont mieux vivre et qui, en même temps, créent des emplois. Et puis, nous allons lancer, j'allais dire des projets un peu partout dans notre pays, pour que les collectivités locales, les services publics, les associations, mais aussi le secteur privé se mobilisent et parfois même financent ensemble les réponses à ces besoins. Donc c'est une forme de réponse qui n'est pas habituelle dans l'administration. Tout le monde va se mobiliser pour créer des réponses aux besoins des Français et créer des emplois. Ça sera à la fois souple et je crois très mobilisateur. Nous commençons dès maintenant avec des emplois, je pense, dans l'Education dès septembre et pour le reste, doucement - je préfère cela - mais sérieusement car ces emplois doivent durer après coup et doivent surtout entraîner des vrais métiers pour les jeunes car je crois que c'est ce qu'ils souhaitent.


Dimanche 22 juin 1997- France 2 - 12 heures
Emission : Polémiques

Polémiques avec la participation de Martine Aubry, Sylvie Pierre-Brossolette, Pierre Lellouche, Claude Heurteux, Jean Glavany, Lièm Hoang Ngoc, Jean-François Kahn

Michèle Cotta : Bonjour.

Lionel Jospin a obtenu la confiance des députés cette semaine, après sa déclaration de politique générale à l'Assemblée nationale, jeudi dernier. « Ni pause, ni recul, ni reniement » a dit le Premier ministre qui a réaffirmé sa volonté de tenir ses promesses électorales, tout en cherchant la voie entre le réel et le possible. Nous en parlerons dans la deuxième partie de cette émission avec tous nos invités.

Mais, tout de suite, Martine Aubry, le numéro 2 du gouvernement, est notre invitée. Elle répond aux questions que nous allons lui poser avec Sylvie Pierre-Brossolette de BFM. Martine Aubry, bonjour.

Martine Aubry : Bonjour.

Michèle Cotta : Votre arrivée au gouvernement sanctionne une carrière politique. Votre itinéraire, nous l'avons demandé à Jean-Bernard Schmidt.

« Jean-Bernard Schmidt : Ministre de l'emploi et de la Solidarité, Martine Aubry est le numéro 2 du Gouvernement Jospin. Une position qu'elle doit avant tout à ses engagements et à sa connaissance du monde politique, un monde dans lequel elle a baigné dès sa jeunesse. Fille de Jacques Delors, elle a fréquenté nombre de spécialistes des questions sociales, de syndicalistes et d'hommes de Gauche.

Martine Aubry revendique également une véritable vocation sociale. Sortie de l'ENA en 1975, elle préfère le Ministère du Travail au Conseil d'État. Elle sera l'une des inspiratrices et des rédactrices des lois Auroux en 1982. En 1991, elle prendra la tête de ce ministère dans le Gouvernement Cresson.

Le ministre de l'emploi connaît aussi le monde de l'entreprise pour avoir été directrice générale adjointe du Groupe Péchiney. Elle entretient d'ailleurs de bons rapports avec bon nombre des patrons. Des relations qu'elle a mises à profit en 1993 pour créer, avec le soutien de grandes entreprises, la fondation "Agir contre l'exclusion", avant de lancer le mouvement "Agir" en 1995.

En pointe sur les questions d'immigration, elle se veut aussi en première ligne dans le combat contre le Front national.

L'entrée de Martine Aubry au gouvernement concrétise, enfin, le souhait du Premier ministre de voir plus de femmes occuper des fonctions ministérielles. Il ne lui manquait plus que l'onction des urnes. Déjà élue en 1995, sur la liste de Pierre Mauroy, à Lille, elle a conquis pour la première fois, lors de ses législatives, un siège de député. »

Michèle Cotta : Martine Aubry, vous appartenez donc à un gouvernement féminisée et rajeunie. Est-ce important, cela, dans la politique française ? Lionel Jospin a annoncé une réforme constitutionnelle sur la parité. Comment ? Par quel chemin ? Justement par référendum ou par des chemins classiques et politique ?

Martine Aubry : Nous verrons ! Cela dépend comment le Sénat et l'Assemblée nationale accueilleront cette proposition de Lionel Jospin.

Michèle Cotta : 50/50, ce n'est plus hors de portée. Et vous pensez maintenant que l'on peut inscrire cela dans la Constitution ?

Martine Aubry : Je pense que les Français en regardant le Gouvernement, en regardant l'assemblée, enfin en regardant surtout du côté de la Gauche où il y a pas mal de femmes, doivent se dire quand même qu'il y a quelque chose de changé. Je dois dire que l'atmosphère aussi est un peu différente. On a été tous contents de se retrouver parce que c'est vrai que c'est une équipe rajeunie, neuve autour de Lionel Jospin. Il y a beaucoup de femmes et donc peut-être, parfois, une façon de s'exprimer plus directe, moins de langue de bois. Une façon aussi d'avoir les pieds sur le terrain. On va au marché, on s'occupe des enfants. Donc, on sait un peu plus, peut-être, ce qu'est la vie quotidienne.

Voilà ! Donc, je crois que c'est bien. Je crois que cela va dans le sens, tout simplement, d'une société où il y a, il ne faut pas l'oublier, 52 % d'électeurs en France qui sont des femmes.

Sylvie Pierre-Brossolette : Avant le vote des nouvelles dispositions concernant la modernisation de la vie politique, Lionel Jospin a demandé à ses ministres de respecter d'ores et déjà la règle du non cumul. Comment arrivez-vous à concilier votre tâche gouvernementale, qui est lourde, et votre rôle, que je crois vous gardez, de premier adjoint de la mairie de Lille ?

Martine Aubry : C'est très simple. D'abord, j'ai démissionné de ma vice-présidence à la Communauté urbaine de Lille, puisque je m'occupais du développement économique pour la communauté urbaine. C'était une tâche très lourde, donc, j'ai démissionné aussitôt.

J'ai gardé mes fonctions de premier adjoint à la mairie de Lille pour plusieurs raisons : d'abord, parce que ce n'est pas moi le maire, c'est Pierre Mauroy, li remplit totalement sa tâche. Et puis, parce qu'après un très lourd investissement, parce que j'étais arrivée à Lille il y a trois ans, il fallait que je rentre dans les dossiers, que je connaisse les gens, que je remette en place des équipes sur l'économie et sur le développement de la politique de la ville, maintenant, je dirais que ceci fonctionne bien. Et que donc, avec un minimum de temps, mais avec du temps tout de même, parce que je souhaite continuer à m'occuper des problèmes de la ville sur ces terrains-là, je crois que je peux tout à fait réaliser les deux. C'est aussi ce qu'a pensé Lionel Jospin.

Michèle Cotta : Vous n'avez pas de scrupule ou de regret par rapport à ce mot « cumul » systématique ? Parce que, de temps en temps, cet abandon... vous disiez que vous étiez sur le terrain, mais peut-être si vous n'y êtes plus, alors vous allez perdre le contact avec la réalité. C'est un risque aussi ?

Martine Aubry : Non, parce que je crois que tous les maires qui ont démissionné - Catherine Trautmann en est un bon exemple, mais il y a en a d'autres, Dominique Strauss-Kahn - vont continuer à être conseiller municipal...

Michèle Cotta : …alors, à quoi ça sert ? C'est un effet d'annonce ?

Martine Aubry : Pas du tout ! C'est une tâche essentielle que d'être maire d'une ville, et je crois qu'on ne peut pas faire les deux. En revanche, continuer à suivre ce qui se passe dans sa commune, continuer à avoir le contact avec nos concitoyens dans nos communes réciproques, je crois que c'est essentiel pour nous, pour sentir, d'abord, comment la population réagit à ce que nous faisons et puis pour connaître leurs problèmes.

Je crois que allier le fait de ne pas avoir de fonction première exécutive, tout en restant conseiller municipal ou adjoint municipal, cela nous permet à la fois d'être au contact des gens et en même temps de pouvoir nous consacrer totalement à nos fonctions ministérielles. Je crois que c'est une bonne chose. Mais cela l'est aussi pour l'ensemble des fonctions du cumul.

Sylvie Pierre-Brossolette : Toujours dans le cadre de cette modernisation de la vie politique, Lionel Jospin a annoncé une réforme de la justice, dans le sens d'une plus grande indépendance des magistrats. Comment concevez-vous cette indépendance ? Est-ce que les magistrats doivent enquêter, même jusqu'aux plus hautes fonctions de l'État, sans tabou ?

Martine Aubry : Je crois que ce qui a été très important dans le discours de Lionel Jospin - c'est ce qu'attendent les Français - c'est que l'impartialité de l'État soit totale, à la fois dans les nominations, il s'y est engagé, je sais qu'il le fera, mais aussi dans le fonctionnement de toutes les institutions, et nomment celle de la justice.

Je crois qu'il faut être clair. Il faut une politique pénale dans notre pays. Il faut que le Gouvernement puisse dire : « À partir du vote des lois, voilà comment nous appliquerons partout sur le territoire, par exemple, la lutte contre la pédophilie, puisque c'est un sujet dont on parle beaucoup ces jours-ci. Mais je crois qu'il est aussi très important, contrairement à ce qui s'est passé ces derniers mois, que les procureurs de la République soient nommés avec l'accord de leurs pairs, c'est ce qui est prévu. Et puis - je crois que cela est un engagement majeur - qu'il n'y ait plus aucune intervention dans des dossiers individuels, que la justice puisse aller à la vitesse qu'elle souhaite dans tous les dossiers individuels, qu'ils soient politiques, économiques ou qu'ils touchent les simples concitoyens.

C'est la première fois qu'un Premier ministre, qu'un ministre de la Justice prennent ces engagements. Je crois qu'ils sont essentiels. Les Français vont enfin se dire : « La justice est la même pour tous, qu'on soit puissant ou qu'on vole une pomme ou un vélomoteur comme c'est pour les gamins des quartiers ». Je trouve cela formidable.

Michèle Cotta : L'urgence de votre action, c'est donc le chômage. Vous intéressez-vous en priorité au chômage ou pensez-vous qu'il faut d'abord relancer la consommation, c'est-à-dire augmenter les salaires et le Smic, comme l'a dit Lionel Jospin, l'autre jour ? Les Français sont sceptiques sur le chômage et sur les remèdes que vous allez apporter, que leur dites-vous aux Français ?

Martine Aubry : Je comprends que les Français soient sceptiques puisque nous nous sommes tous trompés depuis des années et des années. Nous avons tous pensé qu'il suffisait de la croissance et d'un traitement social pour régler le problème du chômage. Nous, aujourd'hui, nous disons : « nous n'avons plus le droit de laisser une seule piste de côté. Donc, trois grands axes :

Le premier, parce que la croissance est importante : la relancer dès maintenant. Notre pays, aujourd'hui, est bloqué. Il est en panne parce que les précédents gouvernements ont à la fois réduit les dépenses publiques dans des secteurs où il y a des besoins et qui sont créateurs d'emplois, c'est le logement que nous allons relancer, mais ont aussi réduit le pouvoir d'achat de nos concitoyens, les retraités, les salariés.

Dans ces domaines-là, nous allons, partout où c'est possible, relancer les salaires, par le Smic, mais aussi par la négociation salariale. Redonner du pouvoir d'achat, d'abord aux plus fragiles, la prime de rentrée scolaire, redonner du pouvoir d'achat en transférant une partie des cotisations qui sont payées aujourd'hui par les salariés sur l'ensemble des autres revenus, tout cela pour relancer la consommation et relancer la croissance et donc l'emploi dans notre pays.

Sylvie Pierre-Brossolette : Mais sur les emplois proprement dits, vous vous êtes engagés à en créer, déjà 35 000 à la rentrée. Quelle nature auront ces emplois ? Vous avez dit, vous-même, que ce serait des contrats de cinq ans. Que deviendront les embauchés au bout de cinq ans ?

Martine Aubry : D'abord, comprenons bien, la croissance la plus forte possible, c'est essentiel. Les entreprises aujourd'hui, en France, ont l'argent. Elles ont un taux d'autofinancement comme il n'y en a jamais eu. Elles ont 2 000 milliards placés sur les marchés financiers. Elles ont d'abord besoin d'avoir des consommateurs et des clients, nous allons leur en donner.

Deuxièmement, la durée du travail, nous y reviendrons peut-être !

Troisièmement, la création de nouvelles activités. Et je crois que c'est peut-être cela le domaine le plus innovant. Nous allons utiliser ces 700 000 emplois pour les jeunes, car la priorité de l'emploi des jeunes, c'est très important dans un pays...

Michèle Cotta : ...en combien de temps ? En 5 ans. Créer 700 000 emplois en 5 ans ?

Martine Aubry : Non, je pense en trois ans, vraiment. Mais ce que nous allons faire, ce n'est pas prendre des jeunes, et j'allais dire les « fourguer », excusez-moi du terme, dans les administrations, dans les collectivités locales, pour boucher les trous ou pour remplir des petits boulots. Ce que nous voulons faire, c'est, à partir de ces emplois jeunes, faire émerger des réponses à des besoins qui existent aujourd'hui dans notre pays : accompagner les enfants après l'école en matière de soutien scolaire, mettre de la présence humaine dans les quartiers, dans les transports, répondre à ces chantiers immenses que sont les services aux personnes : la garde des personnes âgées, les soins à domicile, l'environnement et la qualité de vie.

Donc, nous allons faire émerger ces besoins, qu'ils viennent de partout, que ce soit des entreprises privées, des collectivités locales, des services publics, des associations, par des grands appels d'offres pour organiser les réponses à ces besoins. Et nous, État, nous allons apporter un effet de levier formidable en finançant l'emploi des 350 000 jeunes.

Sylvie Pierre-Brossolette : Et au-delà de 5 ans, qu'est-ce qui se passera pour eux ?

Martine Aubry : Eh bien, justement, tout ce que nous essayons de faire, et dès demain je travaille avec chaque ministre - je dis « dès demain », mais cela a commencé déjà, déjà depuis quinze jours - pour savoir comment, dans chacun de ces emplois, nous allons constituer des vrais métiers. Quelle formation ? Quel type de carrière ? Comment les financer à terme ? Et nous voyons bien dès maintenant que, par exemple, les mutuelles doivent être intéressées à financer avec nous la garde des personnes âgées, que les offices d'HLM, les entreprises de transport peuvent avoir intérêt à financer des postes de gardiens, qui ne font pas simplement la garde, mais qui aussi aident les personnes âgées à régler leurs problèmes, accompagnent un jeune qui va faire une bêtise, etc. etc.

Donc, ce sont de vrais métiers. Et finalement je crois que c'est très innovant en France, nous allons sortir de la logique classique où l'on est soit fonctionnaire, soit agent du privé. Nous allons créer une nouvelle catégorie qui sont, tout simplement, des réponses à ce qu'attendent les Français pour vivre mieux, pour que les enfants soient moins dans l'échec scolaire, moins dans la délinquance, pour que les choses aillent mieux, où des fonds privés, des fonds publics, des fonds semi-publics vont venir ensemble pour répondre à ces activités.

Michèle Cotta : Votre politique est suspendue à l'audit sur les finances publiques. Cet audit, cela veut dire que si vous apprenez des nouvelles qui vous paraissent vraiment démesurées, cela veut dire que vous ne ferez rien, que vous ne pourrez rien faire ?

Martine Aubry : Absolument pas ! Tout ce qui a été dit sera fait, et Lionel Jospin a dit aussi qu'il y aurait...

Michèle Cotta : ...à quoi ça sert de faire un audit, alors ?

Martine Aubry : Tout simplement à connaître l'état de la situation. Beaucoup d'interlocuteurs étrangers ont tout de même été assez catastrophés de voir que, dans un pays démocratique comme la France, nous étions en élection sans que le Gouvernement précédent n'ait accepté de dire où nous en étions sur la Sécurité sociale, où nous en étions sur le budget de l'État. Donc, c'est bien de faire un point, c'est tout ! Cela ne nous empêchera pas de travailler. Lionel Jospin a dit que nous allions préparer pendant l'été et pour le budget 1998, une grande réforme fiscale et de financement des charges sociales. Elle permettra de faire rentrer de l'argent dans l'État, elle permettra de rééquilibrer les prélèvements entre les revenus du travail et du capital et de rendre l'emploi moins coûteux dans notre pays, ce qui est essentiel. Donc, cela, nous le ferons.

Michèle Cotta : Si les déficits sont plus élevés, vous ferez quand même ?

Martine Aubry : Nous le ferons parce que nous savons aujourd'hui comment nous allons faire rentrer de l'argent dans les caisses de l'État, nous l'avons déjà dit, par un meilleur équilibrage entre les revenus. Nous savons aussi que le chemin de croissance que nous prenons, en relançant la consommation, va amener des recettes complémentaires, et au budget et à la Sécurité sociale. C'est-à-dire que nous partons d'un pays bloqué pour le remettre en marche, en mouvement, avec tous, grâce notamment à des outils comme la réforme fiscale.

Sylvie Pierre-Brossolette : Vous avez vraiment besoin d'un audit pour savoir que la situation est difficile. Il y a déjà des rapports faits par les administrations qui situent les déficits à un stade assez élevé. On parle de 3,5, certains même disent 3,8 % de déficits. Est-ce que, dans ce contexte, vous pouvez vraiment appliquer tout de suite votre programme ou n'essayez-vous pas de gagner un peu de temps, de même pour la conférence des salaires que vous reportez à l'automne ?

Martine Aubry : Non, non, ne dramatisons pas cette histoire d'audit. L'audit, c'est simplement clair dans une démocratie, soyons transparents. Il y a des déficits, il faut les annoncer. Il faut que ce soit dit par des personnalités indépendantes pour que personne ne s'en inquiète. Et puis il y a la politique du gouvernement, il y a sa volonté, sa détermination. Ce sur quoi il s'est engagé auprès des Français. Et cela, croyez-bien, et Lionel Jospin l'a redit, il n'y aura pas de pause, il n'y aura pas de reniement, il n'y aura pas d'arrêt de ce que nous voulons faire, car ce que nous voulons faire va aussi permettre, encore une fois, de réduire ces déficits publics, et surtout de répondre à des besoins majeurs qui sont ceux des plus fragiles d'entre nous. Que des enfants n'aillent plus la cantine scolaire, qu'aujourd'hui une petite fille puisse avoir une septicémie parce qu'on ne peut faire soigner ses caries, cela, ce sont des vrais problèmes que sentent les gens. Et sur tous ces sujets-là, nous ne renoncerons pas de toute façon.

Michèle Cotta : Martine Aubry, en ce qui concerne les allocations familiales, Lionel Jospin a annoncé qu'elles seraient supprimées lorsque les revenus des familles seront supérieurs à 25 000 francs. C'est tout de même une annonce sans aucune concertation. Est-ce que cela augure beaucoup de la transparence à venir ?

Martine Aubry : Les choses sont très claires, cela fait 20 ans que l'on dit qu'il faudrait plafonner les allocations familiales et qu'effectivement, c'est de plus en plus le cas aujourd'hui, il faut d'abord que les familles modestes et moyennes puissent utiliser ces allocations familiales alors qu'elles ne sont pas d'une utilité première pour les familles aisées.

Michèle Cotta : Si vous le constatez actuellement, pourquoi pas vous concerter ?

Martine Aubry : Nous allons nous concerter. J'ai déjà d'ailleurs vu le Président de l'UNAF, les syndicats...

Michèle Cotta : ...après l'annonce.

Martine Aubry : Non, non... parce que si nous n'avions mis un chiffre, rien ne se serait fait. Donc, ce chiffre est un chiffre moyen à partir duquel nous allons discuter. Qu'est-ce qu'on met dans ce salaire ? Qu'est-ce qu'on rajoute par enfant, au-delà du troisième enfant ? Tout cela, nous allons le discuter dans les jours qui viennent, et la concertation aura lieu là-dessus comme sur les autres thèmes, pendant tout l'été, la réforme fiscale, la conférence salariale, la durée du travail, la réforme des charges sociales. Mais je crois qu'il ne faut pas non plus que les familles oublient que la prime de rentrée scolaire va passer de 420 francs à 1 600 francs et, là, nous allons aider ceux qui en ont vraiment besoin pendant que les salaires vont avoir un coup de pouce directement et indirectement par la réforme fiscale.

Sylvie Pierre-Brossolette : Où en est-on exactement sur les privatisations ? Lionel Jospin a été relativement sibyllin pendant son discours. S'il devait vraiment falloir arrêter les privatisations en cours à Télécom ou à Air France, ne serait-ce pas simplement une position un peu idéologique de la Gauche et pas quelque chose qui correspond à quelque chose de pratique, à la modernisation de ce pays ?

Martine Aubry : Ces dernières années, l'idéologie, on l'a plutôt vue vers une privatisation à outrance, parfois même d'ailleurs avec une espèce d'amateurisme. On l'a vu chez Thomson, on l'a vu au CIC, on l'a vu au Crédit Foncier qui ont amené des reculs.

Nous, Lionel Jospin l'a dit, nous ne souhaitons pas de position idéologique. Aujourd'hui, nous regardons chacun de ces dossiers, chacune de ces entreprises. Nous regardons ce qui est bon pour elles. Rien ne nous laisse à penser aujourd'hui qu'elles doivent être privatisées dans les dix jours.

Sylvie Pierre-Brossolette : France Télécom, par exemple, dans lequel des engagements avaient été pris ?

Michèle Cotta : À France Télécom, vous arrêtez la privatisation ?

Martine Aubry : Aujourd'hui, nous regardons les dossiers. Et Lionel Jospin a dit : « Ces entreprises, nous en avons besoin dans notre pays pour contribuer au développement ». S'il s'avère, pour leur propre développement et pour qu'elles restent au niveau où elles sont dans le monde, que des adaptations sont possibles, sont nécessaires, nous les ferons. Mais permettez tout de même, je crois que cela fait partie du sérieux des décisions, que nous commencions par regarder des dossiers. On en a dit tellement sur beaucoup de choses, et on se rend compte tellement que ce n'est pas le cas, et, moi, je m'en rends compte notamment sur la Sécurité sociale, je crois qu'on ne peut pas reprocher à un gouvernement qui est là depuis 15 jours, sur des dossiers aussi graves, de dire : « regardons les dossiers avant de prendre des décisions ».

Sylvie Pierre-Brossolette : À Air France, il y avait un engagement européen quand même !

Martine Aubry : Non, il n'y avait pas d'engagement européen...

Sylvie Pierre-Brossolette : ...sur la recapitalisation.

Martine Aubry : Oui, sur la recapitalisation, mais cela peut être fait par l'État, comme cela peut être fait par le secteur privé.

Michèle Cotta : Les licenciements économiques, peut-être un mot : Lionel Jospin a laissé entendre qu'on allait faire une loi sur les licenciements pour empêcher les plans sociaux. Or, on s'est aperçu souvent que l'autorisation administrative de licenciement était plutôt un frein à l'emploi qu'au contraire une incitation. Qu'allez-vous faire pour limiter cette contradiction ?

Martine Aubry : D'abord, c'est vous qui le dites, ça, parce que, moi, je me rappelle de Monsieur Gattaz qui nous avait dit : « si nous supprimons l'autorisation administrative de licenciement, nous allons créer 370 000 emplois », je les attends toujours !

Michèle Cotta : Les patrons n'embauchent pas vraiment s'ils savent qu'ils ne peuvent pas licencier, que c'est très difficile.

Martine Aubry : Vous savez, je crois bien connaître l'entreprise, un patron embauche quand il a des clients et des consommateurs. Il n'embauche pas parce qu'on lui donne des primes... ce qui ne veut pas dire qu'il faut faire une législation qui gêne le fonctionnement normal d'une entreprise. Cela, croyez-le bien, j’en suis consciente.

Qu'est-ce qui se passe aujourd'hui ? Tout simplement, il y a, à la fois, une loi que j'ai fait voter et qui donne lieu à des dérapages sur le plan juridique, qui pose des problèmes, y compris aux chefs d'entreprise car ils sont dans une incertitude juridique. L'incertitude juridique, ce n'est bon pour personne. Et, de l'autre côté, il y a des abus. Il y a des entreprises qui licencient uniquement avec des chèques pour que les gens dégagent au plus vite ou qui essaient de faire payer par l'État et par des FNE, il y a des petites entreprises qui licencient un salarié quand la tête de celui-ci ne leur revient pas. Tout cela n'est pas digne d'une démocratie. Donc, nous, ce que nous souhaitons, ce n'est pas de nous mettre à la place des patrons, les décisions économiques relèvent d'eux, mais nous sommes dans un pays démocratique où il doit y avoir des règles. Ces règles doivent être appréciées sans incertitude, aussi bien pour les chefs d'entreprise que pour les syndicalistes, que pour les salariés, mais doivent aussi donner la ligne qui est la nôtre. Le licenciement n'est pas la seule réponse aux difficultés des entreprises et, deuxièmement, quand on licencie et quand on en a les moyens, il faut que le plan social soit de grande qualité.

Voilà un peu les grands axes qu'il va y avoir dans la réflexion que nous allons mener, là aussi avec le patronat et les syndicats, c'est-à-dire de manière la plus ouverte possible.

Sylvie Pierre-Brossolette : Dans vos attributions, il y a aussi un domaine très important, la Sécurité sociale. Vous avez critiqué à l'époque la réforme Juppé, que comptez-vous en garder ? Et, en particulier, la branche « hôpital » qui reste complètement en chantier, comptez-vous être rapidement en état de réformer l'hôpital, y compris de fermer des lits si le besoin en était nécessaire ?

Martine Aubry : Pour les mêmes raisons, et pas parce que je n'ai pas envie de vous répondre, mais parce que je suis en train de continuer à regarder avec Bernard Kouchner l'état de la situation de la politique de santé et de Sécurité sociale dans notre pays, je ne souhaite pas répondre aujourd'hui, définitivement, à cette question. Moi, ce que je veux dire, c'est la démarche.

Je crois qu'on ne réglera pas les problèmes de la Sécurité sociale uniquement en mettant des verrous financiers et comptables. Nous devons partir de l'état de santé des Français dans notre pays, de la meilleure organisation des soins possibles pour que la qualité de la médecine soit la meilleure et pour que les risques soient les plus faibles. Ceci dit, on ne peut pas faire n'importe quoi.

Comment mettre face à face ces deux objectifs ? mais pas en partant de la seule logique comptable et peut-être arrogante, en méprisant l'ensemble des partenaires, que ce soit les malades, que ce soit les médecins, qu'ils soient hospitaliers ou libéraux, ou que ce soit les institutions qui s'occupent de l'assurance-maladie, au contraire, en concertation avec eux et dans l'esprit, quand même, que ce qui est important d'abord, c'est la santé des malades. C'est autour de cela que nous travaillons. Nous avons déjà passé plusieurs journées avec Bernard Kouchner. Nous allons encore passer tout le week-end prochain à travailler, et je vous assure que très bientôt nous pourrons dire quelle est notre ligne quand le Premier ministre, bien sûr, en aura décidé ainsi.

Michèle Cotta : Votre ligne aussi sur les impôts. Pendant la campagne, vous avez annoncé la baisse d'un demi-point de TVA. Pas de précision pendant le discours de politique générale. Là aussi, où allez-vous trouver les recettes si vous baissez la TVA ?

Martine Aubry : Il faut que vous reteniez les grands axes de cette réforme fiscale et sociale – donnons-nous trois mois puisque nous avons l'été pour y travailler :

1. Un rééquilibrage des prélèvements entre revenus du travail et du capital.
2. Moins de prélèvements sur les salaires, moins de charges sociales.

Je crois que c'est ce que demande tous ceux qui sont des créateurs d'activité, des créateurs d'entreprise, je pense notamment aux PME, tout cela pour favoriser l'emploi.

Sylvie Pierre-Brossolette : Un dernier mot sur l'euro. Vous annoncez un certain nombre de dépenses nouvelles, la relance, est-ce que, vraiment, c'est compatible avec les critères de Maastricht ? Et pensez-vous vraiment que, l'année prochaine, on pourra conclure, heureusement, à la future naissance de l'euro ?

Martine Aubry : Je dirais exactement l'inverse : c'est aujourd'hui parce que notre pays est en panne, c'est aujourd'hui parce qu'on a moins de croissance que nos voisins, que nous avons moins de rentrées fiscales, moins de rentrées en cotisations sociales, et que donc nous sommes aujourd'hui loin de l'objectif affiché. Le nouveau chemin de croissance que nous allons prendre et les mesures structurelles, par ailleurs, doivent nous amener à rentrer plus facilement dans les critères. Ce que nous souhaitons pour faire l'euro à la bonne date.

Michèle Cotta : Merci, Martine Aubry.

Deuxième partie de cette émission, nous restons dans la politique avec cette interrogation : Lionel Jospin est donc fidèle à ses engagements électoraux. Martine Aubry, vous venez de l'entendre, pense possible la relance par la consommation, c'est-à-dire par la hausse du Smic et la hausse de l'allocation scolaire, la hausse des salaires. Est-ce possible ?

Faut-il commencer par augmenter le pouvoir d'achat des Français qui travaillent pour qu'ils consomment davantage ? Ou est-ce que tout est subordonné à la lutte contre le chômage et les 35 heures sont-elles, de ce point de vue-là, une panacée ? Nous écoutons Lionel Jospin.

« M. Jospin : Le Gouvernement proposera à la Commission nationale de la négociation collective une hausse du Smic de 4 %, compte tenu de la hausse des prix nettement inférieure à 1 %.

L'emploi doit surtout bénéficier aux jeunes. Quel avenir se donne une société lorsque ses enfants ne peuvent s'insérer dans la vie professionnelle après leur scolarité ? Le programme connu sous le nom de "700 000 jeunes" répond à cette priorité absolue. »

Michèle Cotta : Autour de cette table, nous retrouvons donc :

- Pierre Lellouche, député RPR de Paris ;
- Jean Glavany, député socialiste des Hautes-Pyrénées ;
- Claude Heurteux, Président du Cercle des Entrepreneurs. Vous êtes proche, Monsieur, d'Alain Madelin ;
- Lièm Hoang Ngoc, vous êtes membre de Conférence à la Sorbonne et initiateur de l'appel des économistes pour sortir de la pensée unique. C'est à ce titre que vous êtes là.
- Jean-François Kahn, directeur de Marianne.

Sylvie Pierre-Brossolette, vous restez avec nous.

Première question : la hausse du Smic, est-ce suffisant ? Une hausse de 4 % est-elle suffisante pour faire repartir le pouvoir d'achat des Français, la relance et la consommation ? Plus de 4 %, la hausse des salaires ?

Pierre Lellouche : J'ai écouté Martine Aubry, j'ai écouté Lionel Jospin et mon propos, ce matin, il est tout sauf idéologique ou polémique. Ce qui m'importe, la campagne étant derrière nous, c'est d'essayer de faire gagner ce pays.

Ce que je constate, c'est que les mesures qui sont proposées par les Socialistes sont à la fois d'un grand classicisme socialiste et d'un grand archaïsme. On nous dit à la fois que l'on va augmenter les salaires, stimuler la demande par des investissements publics ou par des dons publics, par exemple la rentrée scolaire. On nous dit que l'on va gagner moins et gagner plus. On nous dit que l'on va engager 700 000 jeunes, soit directement, soit indirectement, par des finances publiques. Et en même temps on nous explique que l'on va baisser la TVA, baisser les charges sur les entreprises et rester dans les critères de Maastricht. Il y a là-dedans un mystère pour moi, pour être gentil ce matin.

Je crois qu'il y a un principe de réalité et que nous ferions bien en France de regarder autour de nous. Les pays qui créent de l'emploi autour de nous, en Hollande, en Angleterre, en Espagne (200 000 l'an dernier), aux États-Unis sont les pays où il y a le moins d'impôt, où il y a le moins de rigidité et où le périmètre de l'État a été réduit et où l'on ne maintient pas un secteur public aussi large que le nôtre, où l'on ne maintient pas un Français sur quatre qui travaille dans le secteur public. Tant que l'on ne saura pas faire cela dans ce pays, on en sera réduit à un système de charité publique, de traitement social du chômage et on laissera le Gouvernement continuer dans cela, jusqu'à ce qu'il soit rattrapé, à la rentrée, par la réalité.

Michèle Cotta : Vous êtes d'accord avec cette analyse ?

Claude Heurteux : Je rejoins tout à fait ce que dit Monsieur Lellouche et je me positionne non pas en Président du Cercle des Entrepreneurs mais en tant que chef d'entreprise, puisque mon activité professionnelle m'a amené de passer, dans la société, de 7 personnes à 700, de créer 14 000 emplois dans les zones défiscalisées, de 1986 à 1988, à l'instigation d'Alain Madelin, et à mener une politique privée d'aménagement du territoire.

Ceci m'amène à dire que quand j'entends aussi bien Lionel Jospin que Madame Aubry, j'ai l'impression que c'est un peu le catalogue de La Redoute des bonnes et mauvaises idées un peu à l'eau de rose, ce qui fait que l'on peut tout faire. Tout est magnifique, tout est extraordinaire. On ne tient pas compte des critères...

Michèle Cotta : Si l'on en reste à la relance de la consommation, on parlera des entreprises après, cette hausse du Smic de 4 % vous paraît poser des problèmes aux entreprises ou pas ? Parce qu'il faut que Jean Glavany puisse vous répondre...

Claude Heurteux : Le Président de la République avait déjà fait augmenter le Smic quand il est arrivé. Aujourd'hui le Gouvernement Jospin fait augmenter le Smic. L'augmentation du Smic ne va pas nuire aux grandes entreprises mais ce que je crains beaucoup, ce sont les petites et moyennes entreprises. Et l'on ne peut pas mener à la fois une politique où l'on dit : on va développer les PME, etc., et aussi augmenter le Smic dans ces proportions-là.

Jean Glavany : J'allais dire : Messieurs, vous êtes bien gentils, mais vous dites on ne veut pas poursuivre la campagne électorale, mais vous le faites avec un enthousiasme qui me désespère un peu, comme si les Français n'avaient pas voté et comme si, d'une certaine manière, ils n'avaient pas sanctionné un échec. Alors, la réalité, elle est là. Vous pouvez nous dire ce que vous voulez, on est dans une situation où la société française compte 3,5 millions, 4 millions de chômeurs, 5 ou 6 millions d'exclus, le problème est de savoir : comment on résout ce problème ?

Ce que j'ai aimé dans le discours de Jospin et de Martine Aubry à l'instant, c'est cette idée selon laquelle nous avons tous échoué, nous devons chercher des recettes nouvelles, nous devons rechercher toutes les voies possibles de la lutte contre le chômage. Vous nous dites : c'est l'archaïsme. Cela, c'est de l'esprit polémique. Il me semble que le discours que tenait Martine Aubry, à l'instant, sur ces nouvelles activités, ces nouveaux emplois de proximité, ces nouvelles pistes pour les emplois de demain, me paraît être quelque chose de très nouveau au contraire, de très nouveau et novateur.

Je réponds sur le Smic en deux mots : je pense que cette augmentation du Smic – 4 %, est-ce trop ? N'est-ce pas assez ? C'est toujours le problème de la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine – est une première étape. Ensuite, la parole est donnée à la négociation sociale puisqu'il y aura une conférence sur l'emploi, les salaires et la réduction du temps de travail, qui seront une manière de peaufiner cette redistribution. C'est une première étape. Je pense qu'elle est juste socialement. Elle est utile économiquement pour alimenter la croissance par la consommation. Et je pense qu'elle est susceptible d'être efficace pour les marges de manœuvre que le Gouvernement doit trouver. Il faut trouver ces marges de manœuvre.

Michèle Cotta : Susceptible d'être efficace, Lièm Hoang Ngoc, qu'en pensez-vous ?

Lièm Hoang Ngoc : Je pense que la situation n'est plus la même qu'en 1983 lorsque le temps de la rigueur s'est opéré. Il y a un partage « salaires/profits » aujourd'hui qui, les gens ne le savent pas, est complètement défavorable aux profits, beaucoup plus défavorable aux profits qu'aux États-Unis, par exemple. Il y a des marges de manœuvre aujourd'hui pour augmenter les salaires et les bas salaires en particulier...

Claude Heurteux : Vous voulez dire : défavorable aux salaires ?

Lièm Hoang Ngoc : Défavorable aux salaires tout à fait. Donc, si l'on considère qu'il y a une panne de consommation dans ce pays, qui se traduit dans le carnet de commandes des entreprises, des mesures ciblées vers les bas salaires ont une efficacité bien plus grande sur la consommation que la réforme fiscale qui s'est faite sous le précédent gouvernement et qui a favorisé les hauts revenus.

Pierre Lellouche : J'écoute tout cela sans aucune polémique, Monsieur Glavany, contrairement à ce que vous disiez...

Michèle Cotta : Au contraire, ce n'est pas interdit dans cette émission !

Pierre Lellouche : Non, non, malgré le titre de l'émission. Je dis que vous serez rattrapé par le principe de réalité.

Madame Aubry disait : on s'est tous trompé. En effet, pendant les deux législatures socialistes, j'ai calculé qu'il y avait eu un million et demi de chômeurs de plus. Donc, on va continuer avec ce système de financements publics et d'encadrement du chômage et de financement de l'inactivité.

On n'échappera pas, Monsieur Glavany, non pas à une relance de la demande qui, de toute façon, sera extrêmement coûteuse et qui ne donnera pas de résultats, on n'échappera pas, dans ce pays, à des réformes de structures difficiles et difficiles à expliquer, et difficiles à vendre.

Je vous en donne un exemple : les privatisations. Pour l'instant, elles sont gelées. On nous explique qu'il faut du temps, etc.

Air France, il faut que ce soit très rapide.

L'industrie d'armement, il faut que ce soit très rapide.

Là, le Gouvernement ne peut pas laisser traîner les choses. On a envoyé les députés en vacances, là, tout l'été. On a botté en touche, d'abord sur la grosse ficelle de l'audit au mois de juillet, puis, ensuite, sur la discussion budgétaire à l'automne. Mais la réalité, vous allez la retrouver à l'automne et il y a intérêt à sortir une politique sur les grandes entreprises et le secteur public : savoir quel va être le périmètre de l'État, comment vous allez financer. Et si vous pensez faire relancer l'emploi, dans ce pays, en stimulant la demande dans certains cas – rentrée scolaire –, tout en faisant mal à d'autres sur les allocations familiales, vous ne ferez rien du tout !

Le fond du débat dans ce pays, c'est : quelles sont les conditions de création d'activités nouvelles ? Il suffit de regarder autour de nous. Nous devons cesser d'être à ce point nombrilistes dans ce pays, à ce point sûrs de nos recettes idéologiques, que nous devions ignorer ce qui se passe...

Michèle Cotta : Etes-vous sûr des vôtres, Pierre Lellouche ?

Jean Glavany : Elles ont si bien marché ! Elles ont si bien marché !

Pierre Lellouche : Monsieur Glavany, l'une des raisons serait peut-être de chercher avec nous des solutions.

Jean Glavany : Ne soyez pas arrogant...

Pierre Lellouche : C'est peut-être vous qui l'êtes en disant : nous avons gagné, nous avons la bonne politique...

Jean Glavany : Je ne dis pas cela.

Pierre Lellouche : D'abord, nous avons gagné. Il y a un déplacement d'un point, je vous signale !

Je suis convaincu, pour avoir fait aussi campagne, que les Français ont moins élu les socialistes qu'ils n'ont sanctionné le Gouvernement de Monsieur Juppé !

La majorité des Français, ne vous détrompez pas, n'est ni communiste, ni socialiste, ni écologiste, elle a juste besoin de réponses. Et des réponses, ce n'est pas en augmentant les impôts pour financer un encadrement de l'emploi public, que vous allez les faire ! Ce pays a besoin de liberté.

Jean-François Kahn : Je voudrais faire une petite remarque : il y a quelques années, j'ai écrit un livre sur Victor Hugo au 19e. J'ai relu des débats parlementaires de 1848 et alors les Libéraux conservateurs disaient mot pour mot ce que vous dites, ce qui prouve que votre discours est très archaïque puisque c'est exactement le même que celui, que dans ces débats parlementaires, je lisais au 19e.

Claude Heurteux : ...mais ces recettes libérales n'ont jamais été appliquées.

Jean-François Kahn : Ce qui prouve que l'archaïsme est vraiment un argument que n'importe qui peut se jeter à la figure ! La preuve, c'est que je viens de le faire à votre détriment.

La deuxième remarque...

Claude Heurteux : Ce qui ne prouve pas que vous ayez raison, d'ailleurs.

Jean-François Kahn : Pas du tout ! Pas du tout !

Claude Heurteux : Il faudrait sortir, Monsieur Kahn, un peu de nos frontières pour voir ce qui se passe aux États-Unis et en Grande-Bretagne.

Jean-François Kahn : Ah ! Mais oui, les modèles ! Je connais. On m'a fait le coup du modèle soviétique, du modèle tchèque, du modèle indonésien... Mais, justement, créez quelque chose en France au lieu de nous faire changer les modèles !

La France est un pays qui a un génie, qui a une possibilité d'inventer, de construire, d'imaginer. Arrêtez avec le vieux modèle des autres.

Claude Heurteux : Et depuis 1981, avons-nous trouvé un nouveau modèle ?

Jean-François Kahn : Je suis chef d'entreprise comme vous. Je l'ai été, j'ai créé des emplois. J'ai créé 550 emplois il y a quelques années. J'ai recréé des emplois. Eh bien, ce n'est jamais le Smic qui m'a gêné. Ce qui me gêne, c'est d'abord qu'il faut trouver des consommateurs, il faut trouver des lecteurs. Si c'est un journal, il faut trouver des gens qui achètent. Il faut avoir un bon produit…

Michèle Cotta : Jean-François Kahn, laissez Claude Heurteux vous répondre là-dessus...

Jean-François Kahn : Et puis c'est une politique qui, en effet, au lieu de soutenir systématiquement la Générale des eaux, Bouygues, les grandes entreprises et les énormes conglomérats, soutient aussi les PME. Ce que l'on ne fait pas !

Michèle Cotta : Monsieur Heurteux, le soutien aux PME ?

Claude Heurteux : Donc, c'est une PME qui répond à une autre PME. Monsieur, vous êtes chef d'entreprise, moi aussi. D'abord, je voudrais vous faire remarquer que les recettes libérales n'ont jamais été appliquées, pas plus sous le Gouvernement Juppé, d'ailleurs, qu'elles ne le seront dans le Gouvernement Jospin. Et c'est peut-être cela qui nous a perdus ! C'est la première chose.

Jean Glavany : Eh oui, la conviction !

Claude Heurteux : Deuxième chose, je manque sans doute beaucoup d'imagination, je ne suis pas journaliste et j'essaie de voir ce qui se passe à l'étranger pour voir ce qui réussit...

Jean-François Kahn : Mais regardez la France ! C'est le problème, vous ne regardez jamais la France. Vous ne regardez que l'étranger, vous ne regardez jamais la France. Qu'est-ce que vous constatez ? La misère en France, la pauvreté en France. Cela ne vous intéresse pas. Vous ne regardez que l'étranger. C'est cela tout votre problème.

Claude Heurteux : Monsieur Kahn, depuis 1981, l'imagination française essaie de trouver. Madame Aubry, très justement, a dit que l'on n'avait pas trouvé.

Et l'on en arrive à quoi, je m'en félicite – et Monsieur Glavany ne dira pas que je suis de parti pris –, ce qu'a cité Madame Aubry sur les nouveaux emplois, je l'en félicite, mais elle me permettra de dire, c'est ce que, à un moment, on a appelé les « petits boulots ». Et ces petits boulots, aujourd'hui, vont devenir des emplois à part entière, ce dont je me félicite. Voilà ce que je voulais répondre à votre remarque.

Jean Glavany : Il faut tirer les leçons de nos échecs et faire en sorte que ces boulots de proximité, ces nouvelles activités ne soient pas de la précarité et ne soient pas des temps partiels...

Michèle Cotta : Vous avez bien inventé les TUC, aussi !

Jean Glavany : Oui, bien sûr, mais nous avons tiré les leçons de ces échecs. Bien sûr, c'est nous qui avons inventé les TUC mais, à un moment donné, cela correspondait à un besoin. Eh bien, nous voulons tirer les leçons de ces échecs, en disant : des emplois avec des contrats de longue durée, avec des vrais salaires et non pas avec des temps partiels et des sous-Smic.

Pierre Lellouche : Donnons déjà de l’emploi dans ce pays plutôt que de financer de l’inactivité.

Jean Glavany : C’est de cela qu’il s’agit.

Pierre Lellouche : Il faut générer de la création d1entreprise. Je pense que nous aurions tort d'essayer de tout faire à la fois. Je crois que la clé, c'est d’abord de rendre possible la création d’activités nouvelles.

Si l'on regarde les pays... pardon, je parle d’exemples étrangers, Monsieur Kahn, mais je suis bien obligé de constater que l’horreur économique, chère à Madame Forrester, est chez nous. Les exclus et les marginaux financés chez eux, c'est chez nous. Je préfère un système...

Jean-François Kahn : Si le modèle anglais vous plaît, allez en Angleterre !

Pierre Lellouche : Les Anglais, y compris le Premier ministre « socialiste », Monsieur Blair, ont coupé par deux le chômage.

Jean-François Kahn : Vous savez quels sont les salaires en Angleterre ? Vous savez que l’on travaille 48 heures ? Vous savez qu'il y a 30 % de précaires ?

Vous êtes un idéologue qui vous enfermez dans une bulle, mais regardez la réalité !

Pierre Lellouche : Jean-François Kahn, au lieu de vous énerver, il y a un point qui me frappe beaucoup dans notre débat national. Une fois à la télévision, j'avais en face de moi Jacques Attali. Jacques Attali disait la même chose que vous dans cette phrase-là, qui m'a beaucoup frappé : « Je préfère être chômeur en France plutôt que d’avoir un petit boulot en Angleterre ou aux États-Unis ». Et cela, c’est catastrophique ! Parce que cela consiste à dire : « Nous, les Français, nous avons un système de charité publique organisé, basé d'ailleurs sur l'impôt, sur le travail – ce qui est une folie, il y a de moins en moins de gens qui paient de plus en plus pour financer cela –... je préfère cela plutôt qu'un système beaucoup plus ouvert de liberté où l'on va créer des emplois et où, au besoin, même si l'emploi est mal payé, l’État va donner ensuite une prime sous forme de crédit d'impôt ».

On n'est pas capables, dans ce pays, de regarder autour de nous et de mettre en œuvre des solutions...

Michèle Cotta : Lièm Hoang Ngoc, vous êtes trop poli pour cette émission. Allez-y, prenez la parole et gardez-la.

Lièm Hoang Ngoc : La période qui s'ouvre, me semble-t-il, est que le choix, sur la société, est relancé. Nous avons voulu dans notre appel montrer que les choix économiques étaient, avant tout, des choix de société, et l'on en a la preuve aujourd'hui.

Sur le choix libéral, je dirais que c'est le choix qui s'est implicitement imposé en Europe au sein d'un compromis. C'est un choix qui n'a pas pu être instauré de façon brute, je dirais, comme aux États Unis. Parce que si vous supprimez le Smic aujourd'hui, vous avez les gens dans la rue. Si vous supprimez la protection sociale aujourd'hui, vous avez également le même effet...

Claude Heurteux : Je n'ai pas dit qu'il fallait supprimer le Smic.

Liam Hoang Ngoc : Si l'on est libéral, c'est bien ce qui se passe ! On a essayé d'appliquer ce type de modèle en tenant compte de la réalité sociale française.

Maintenant j'ai une crainte. J'ai une crainte que le PS, par exemple, ne tire pas les leçons de l'échec de ce libéralisme social. Par exemple, les 350 000 emplois qui vont être créés dans le privé, on va reprendre la méthode de l'allègement du coût du travail, du type CIE, puisque si j'ai bien lu, cela va être exonération des charges sociales plus subvention à l'embauche. On sait que cela coûte extrêmement cher au budget de l'État et cela n'a créé que 54 000 emplois en deux ans, alors que les mesures de financement de la réduction du temps de travail sont les plus efficaces, et, là, il y a un arbitrage qui me semble relever du choix de société, si l'on veut relancer une dynamique de création d'emplois à temps plein.

Pierre Lellouche : Je voudrais dire un mot sur le volet européen de tout cela, parce que c'est tout à fait important : on a vu le Gouvernement, assez habilement, présenter Amsterdam comme un grand succès pour le nouveau gouvernement, je l'en félicite, l'ennui, c'est que si l'on regarde de près ce qui s'est passé à Amsterdam, dont je rappelle d'ailleurs qu'il n'était que la suite logique du Traité Maastricht que les socialistes, à l'époque, avaient négocié.

Premièrement, le Pacte de stabilité et l'évolution vers la monnaie unique ont été maintenus. Donc, le calendrier et les critères ont été maintenus.

Deuxièmement, si l'on regarde de près le protocole sur l'emploi et ce qu'il y a écrit dedans, je l'ai sous les yeux :

Jean Glavany : Vous faites un découpage.

Pierre Lellouche : Non, non, je ne fais pas de découpage. Cela vous ennuie parce que ce sont des phrases qui disent exactement l'inverse...

Jean Glavany : Non, cela ne m'ennuie pas mais ce sont des méthodes qui ne sont pas très honnêtes. Je ne suis pas d'accord avec cette méthode.

Pierre Lellouche : Le Protocole, dont on s'est beaucoup gargarisé au gouvernement, dit exactement l'inverse de ce qu'on nous explique : le consensus des gouvernements européens, c'est qu'il faut restructurer, c'est qu'il faut baisser les impôts, c'est qu'il faut une démarche de liberté, faute de quoi on ne créera pas d'emplois.

Le Protocole sur l'emploi est parfaitement anti-keynésien. C'est cela l'ironie de ce qui s'est passé le week-end dernier à Amsterdam.

Michèle Cotta : Jean Glavany, vous répondez là-dessus ?

Jean Glavany : Je répondrai d'un sourire, parce que si c'était si nul, le Président de la République, votre maître à penser, Pierre Lellouche, n'aurait pas félicité le Gouvernement pour son action dans ce domaine et ne se serait pas réjoui, pire encore pour vous, de l'opportunité qu'a représenté le changement de majorité.

Tout ceci est dérisoire...

Pierre Lellouche : Je peux répondre là-dessus ? Cela n'a rien de dérisoire.

Jean Glavany : Laissez parler les autres, Monsieur Lellouche.

Michèle Cotta : Laissez finir Jean Glavany.

Jean Glavany : Je voudrais simplement dire une chose : je suis comme Jean-François Kahn, moi, les modèles étrangers, le modèle américain... Là encore, Chirac a dit des choses très justes sur le modèle américain, hier, à Denver, et cela me va très bien. Je ne suis pas pour le modèle américain et son implantation en France, et encore moins pour le modèle anglais. Et si l'on inventait quelque chose de français qui soit un modèle qui réponde aux besoins des Français.

Je vais répondre à un problème concret et évoquer un problème concret, parce que cela a fait débat cette semaine et vous avez posé la question tout à l'heure à Martine Aubry, ce problème de plafonnement des allocations familiales : est-ce juste ou n'est-ce pas juste ?

Concrètement, je préside une commission d'attribution de logements sociaux dans un office d'HLM, dans la transparence. Cette semaine, j'ai vu une attribution d'une femme au chômage, avec 3 enfants... au chômage, c'est-à-dire l'allocation de parent isolé avec des Assedic et les allocations familiales. De quoi je me rends compte ? Qu'elle touche les mêmes allocations familiales que moi qui suis député, dont la femme est enseignante et qui a trois enfants. Cela me choque. Ce n'est pas normal.

Je n'avais pas besoin de ces allocations familiales pour élever mes enfants. Cette femme a besoin d'en avoir plus. La justice sociale, on se rend compte que cela passe par de la redistribution, c'est-à-dire, effectivement, de prendre à ceux qui ont plus et pour donner plus à ceux qui ont moins. C'est concret. Cela vient de chez nous, ce n'est pas le modèle américain.

Jean-François Kahn : Il y a quelque chose qui devrait nous mettre d'accord, je dis « qui devrait » : moi aussi, je suis sceptique par rapport à la politique, comme vous, économique et sociale du Gouvernement. Moi aussi, j'ai des doutes. Moi aussi, je pense que l'on peut nous refaire le coup du 26 octobre. Ah ! l'audit, on ne peut rien faire, les promesses !...

Jean Glavany : 26 octobre 1995 ?

Jean-François Kahn : Oui, celles de Chirac.

Je dis simplement : ce qui est très grave, ce que je trouve très grave, qu'a-t-on entendu – et que vient de dire Monsieur Lellouche – ces dernières semaines ? On a entendu cela : on ne peut rien faire. Il n'y a qu'une seule politique possible, une seule, celle de Bérégovoy, de Chirac, de Juppé. Elle a échoué mais ça ne fait rien, il n'y en a pas d'autres, à cause de la mondialisation, à cause de l'Europe. Cela veut dire que les élections ne servent à rien. Cela veut dire que la démocratie, c'est terminé. Cela veut dire que le débat, il n’y plus de débat. Cela veut dire qu'il y a une ligne unique. Cela veut dire qu'une seule école de pensée a le droit de s'exprimer. Mais c'est très grave ! Que vont penser les Français si c'est cela ?

Pierre Lellouche : Comme je suis l'un de vos lecteurs, je connais votre numéro par cœur. Le problème n'est pas là.

Jean-François Kahn : J'aimerais bien connaître le vôtre ?

Pierre Lellouche : J'essaie précisément de dire dans ce pays que nous devrions regarder autour de nous et voir ce qui marche plutôt que : nous avons notre pensée unique. Et c'est notre espèce de supériorité intellectuelle...

Jean-François Kahn : À cause de l'Europe, on ne peut rien faire. Vous l'avez dit !

Pierre Lellouche : Ce n'est pas vrai.

Jean- François Kahn : Cela, ce n'est pas vrai, mais vous l'avez dit.

Pierre Lellouche : J'ai dit simplement que les socialistes sont pris en contradiction entre deux promesses : celles qu'ils ont faites à leurs électeurs, qui consistent à relancer la dépense publique tous azimuts et l'autre qui est faite à la France, par la France, et que vous avez faite en signant Maastricht en 1982, qui consistait à faire l'euro.

Michèle Cotta : Pour assister à l'émission, vous tapez 3615 # Code France 2.

À 13 heures, vous retrouvez Daniel Bilalian. À la semaine prochaine.

À dimanche prochain. Au revoir.


Le Journal du dimanche : 22 juin 1997

Le Journal du dimanche : On vous retrouve rue de Grenelle. Vous avez été ministre d’Édith Cresson, de Pierre Bérégovoy. En quoi les choses ont-elles changé ?

Martine Aubry : Nous avons pris conscience, à gauche, que la façon dont nous envisagions l’emploi dans le passé, comme d’ailleurs tous les gouvernements européens, n’était pas à la hauteur du problème. Pendant des années, nous avons pensé qu’il suffisait d’une croissance forte et d’un traitement social du chômage pour obtenir des résultats. Forts de ces leçons, on sait aujourd’hui que la croissance ne suffit pas à elle seule. Nous avons la conviction profonde que la situation de l’emploi ne s’améliorera qu’avec des vraies réformes structurelles.

Le Journal du dimanche : Y a-t-il vraiment une méthode Jospin de gouverner ?

Martine Aubry : Je pense que Lionel Jospin fait de la politique comme les Français l’attendent : il donne un sens et une perspective à notre action. Ce n’est pas un homme de coups, qui essaie d’avoir des résultats dans les trois jours pour faire plaisir à telle ou telle catégorie. C’est quelqu’un qui a un grand sens de la morale et de l’éthique, non seulement en refusant toute compromission au pouvoir, non seulement en luttant contre le cumul des mandats mais aussi avec l’idée qu’un politique doit dire la vérité, dire ce qu’il peut faire et comment il va le faire. Il a la profonde conviction que nous ne ferons bouger ce pays qu’avec les Français, en les mobilisant autour d’objectifs clairs et justes, alors qu’auparavant, la gauche a eu un peu tendance à croire, comme la droite récemment, qu’il suffisait de faire voter des lois pour mettre le pays en mouvement.

Le Journal du dimanche : Beaucoup des projets évoqués jeudi à l’assemblée par Lionel Jospin reposent sur vos épaules. Cela ne vous fait pas peur ?

Martine Aubry : Peur, non. Car nous allons faire un travail collectif, même si je compte bien prendre ma part de responsabilité. Je sais que cela va être dur. C’est peut-être même la première fois de ma vie que je sens la tâche un peu lourde sur mes épaules. Je ne viens pas avec l’idée que tout est simple mais nous avons déjà dans beaucoup de domaines des réponses claires. Je viens parce que je pense que nous sommes dans une période exceptionnelle avec les enjeux majeurs que sont la lutte contre le chômage, l’avenir de la protection sociale, le travail dans les quartiers en difficulté. Nous devons refuser le tout-libéralisme pour construire une société qui trouvera un meilleur équilibre entre l’État et la marche et qui utilisera ses richesses pour répondre aux besoins prioritaires des Français.

Le Journal du dimanche : Vous avez été ministre du Travail de 1991 à 1993. Vous n’avez pas alors fait le chômage. Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui pour que ce soit possible ?

Martine Aubry : À mon arrivée en 1991, l’Europe vivait la plus grande récession depuis 1945. C’était donc une période difficile et une fin de législature, c’est-à-dire un moment où les grandes réformes étaient impossibles. Si nous n’avons pas globalement réussi sur l’emploi, nous n’avons jamais oublié les plus fragiles : les chômeurs de longue durée, les jeunes sans qualification… Aujourd’hui, la conjoncture n’est pas brillante mais nous pouvons l’améliorer à court terme en relançant la consommation et la croissance, contrairement à ce qu’ont fait les gouvernements précédents. Nous avons pour la première fois un projet pour notre pays qui met l’emploi au cœur de toute décision. Même si cela peut vous paraître étonnant, je suis confiante car je vois bien la volonté du Premier ministre et du gouvernement d’avancer avec détermination.

Le Journal du dimanche : La conférence sur les salaires et le temps de travail aura lieu en septembre, on connaît les objectifs assignés par Lionel Jospin, alors à quoi donc peut-elle servir si on sait déjà à quoi elle doit aboutir ?

Martine Aubry : Nous avons trois grands axes d’action. Le premier : la relance de la croissance. Notre pays est bloqué car MM. Balladur et Juppé l’ont mis en panne. À l’inverse de ce qu’ils ont fait, nous allons dégager des priorités dans les dépenses publiques là où il y a des besoins et des créations d’emploi possibles, par exemple le logement. Nous allons relancer le pouvoir d’achat soit directement par les salaires, soit indirectement par la politique fiscale en transférant les cotisations maladie payées par les salariés vers une CSG élargie. Si notre croissance est inférieure de 1 % à ce qu’elle est dans les pays européens, c’est d’abord parce que notre consommation est insuffisante.

Le deuxième grand axe, c’est la réduction du temps de travail. Nous savons qu’elle doit être forte, qu’elle doit laisser du temps à la négociation mais se réaliser néanmoins assez vite si on veut qu’elle ait des effets en matière d’emploi. Il y a plusieurs voies possibles pour aller vers les 35 heures. Des choix réalisés découleront des effets plus ou moins importants sur l’emploi, les conditions de vie des salariés. Enfin, le troisième grand axe : les nouvelles activités. Nous ne voulons pas placer des jeunes dans les administrations, dans les collectivités locales, dans les associations pour remplir des petits boulots ; ce que nous souhaitons, c’est utiliser ce programme jeunes pour répondre à des besoins qui ne sont pas remplis et qui existent : accompagnement scolaire des enfants en difficulté, agents d’ambiance, ou à de nouveaux besoins en matière de service aux personnes, d’environnement et de qualité de la vie…

Le Journal du dimanche : Agents d’ambiance ?

Martine Aubry : La sécurité dans notre pays se fera plus facilement par de la présence humaine dans les quartiers, les transports urbains, que par des caméras électroniques. Cela permet d’entrer en dialogue avec un jeune qui est en train de déraper, d’aider une personne âgée qui a une difficulté.

Le Journal du dimanche : À quand donc les 700 000 emplois ? Quel calendrier ?

Martine Aubry : Nous voulons de vrais emplois, de vrais métiers associés à une formation, à une carrière. Nous devons faire appel à tous ceux qui peuvent être intéressés à ce que ces besoins soient remplis pour nous aider à les mettre en place et à les financer : des services publics, des collectivités locales, des associations, des entreprises pourront présenter des projets. Certains pourront aussi apporter des moyens de financement, des mutuelles pour la garde des personnes âgées, les caisses d’allocations familiales pour la prévention de la délinquance, les offices d’HLM ou les entreprises de transports urbains.

Dès la rentrée, certains emplois seront créés. Avec le ministre de l’Education nationale, nous y avons déjà travaillé, notamment pour encadrer des jeunes en difficulté. La formation est en cours d’élaboration. Dans d’autres domaines (justice, logement, environnement), cela mettra peut-être un peu plus de temps car nous voulons retenir les projets les plus sérieux et les plus solides. Il y aura, bien sûr, une priorité pour les jeunes dans ces emplois, ce sont ceux que nous nous sommes engagés à financer. Sur l’ensemble de ces sujets, je vais, à la demande du Premier ministre, rencontrer les organisations patronales et syndicales afin de préparer la Conférence nationale sur l’emploi qui se tiendra en septembre. Ce ne sera pas une grand-messe mais le début d’un grand chantier pour les négociateurs comme pour l’État.