Texte intégral
O. De Rincquesen : Croyez-vous aux vertus de cette conférence du G7 sur l’emploi ?
J. Delors : Tout le monde sait que le G7 n’est pas un lieu de décision. C’est un cercle d’échanges. Mais compte tenu de l’importance du chômage, on a besoin d’idées nouvelles et d’expériences qui ont réussi. Donc, de ce point de vue-là, cela peut être utile.
O. De Rincquesen : Et l’absence remarquée des ministres des Finances ?
J. Delors : Ou bien ils considèrent que ces réunions sont inutiles, ou bien ils considèrent que monnaie et budget sont les deux seules choses intéressantes en matière de politique économique. Dans les deux cas, c’est désastreux comme effet, et les chômeurs du monde entier apprécieront.
A. Duhamel : Les Européens ont-ils à apprendre des Américains en matière de chômage ou le contraire ?
J. Delors : Je pense qu’il y a les deux, puisque lorsque j’avais publié le Livre blanc, le Président Clinton en avait longuement discuté avec nous à Bruxelles et il avait dit, dans une formule ramassée : « Chez nous, c’est l’éducation qui fait défaut, donc nous avons des emplois précaires, peu payés, peu intéressants. Chez vous, c’est le manque de flexibilité de l’ensemble de l’économie qui explique en large partie le chômage. » Donc on a à apprendre les uns des autres.
A. Duhamel : Peut-on lier le social, le monétaire, l’économique, l’espèce de fourre-tout d’où jaillirait la lumière ?
J. Delors : Non. Ce que l’on peut faire, c’est avoir une conception de la politique macro-économique qui ne se limite pas, contrairement à l’idéologie dominante, au budget et à la monnaie. Car la politique du marché du travail, l’éducation, la formation, l’aménagement du territoire, la recherche scientifique, l’aide aux PME, tout cela devrait faire partie d’une réflexion d’ensemble sur les moyens de lutter contre le chômage. Hélas, depuis quelques années en Occident, l’idéologie dominante, c’est budget-monnaie ou monnaie-budget.
A. Duhamel : Le mémorandum social de Chirac, est-ce selon vous de la rhétorique ou du volontarisme ?
J. Delors : On peut toujours souligner la contradiction entre ce que l’on fait en France et ce que l’on souhaiterait faire en Europe, mais peu importe. Le mémorandum de J. Chirac est comme tous les mémorandums : remplis de bonnes intentions, de quelques propositions concrètes et quelques vœux pieux, mais son rôle est d’attirer l’attention, lors des mois prochains, sur la nécessité pour l’Europe de faire ce qu’elle peut faire en matière d’emploi.
A. Duhamel : Est-ce positif ou pas ?
J. Delors : De ce point de vue-là, c’est positif. Laissons de côté les polémiques intérieures.
O. De Rincquesen : Le président de l’industrie allemande Heinkel tient la proposition française pour extrêmement dangereuse.
J. Delors : Ce que je n’ai pas aimé, c’est qu’avant même d’avoir lu le document, certaines personnalités allemandes, avec une arrogance qui ne leur était plus coutumière, ont dit qu’il ne fallait pas en discuter. C’est purement idéologique. Mais d’ailleurs, je voudrais dire une fois pour toutes, sans amour-propre d’auteur, que ce qui serait bien, c’est de considérer ce qui a déjà été fait en matière sociale au niveau européen, personne n’en parle ; ce que l’on peut faire et ce qui, en tout état de cause, est de la responsabilité nationale : je veux parler notamment des politiques de l’éducation, de la santé et de la Sécurité sociale. Cet exercice reste à faire, de façon à ce que les Français soient éclairés et ne croient pas que l’Europe ait été uniquement un grand marché et la dérégulation.
A. Duhamel : Concrètement, qu’est-ce que l’Europe pourrait faire de plus, en tant qu’Europe, en ce qui concerne la lutte contre le chômage ?
J. Delors : Je pense que le mieux serait une coordination étroite des politiques économiques. Pour le dire en un mot, chaque politique nationale est un peu dirigée contre celles des autres pays, qu’on le veuille ou non. Il faudrait une stratégie coopérative de croissance. Et d’ailleurs, s’il n’y a pas cette stratégie coopérative de croissance, la Banque centrale indépendante sera toute puissante demain, et les opinions publiques rejetteront les…
A. Duhamel : Va-t-on dans ce sens ?
J. Delors : On ne va pas dans ce sens parce que les ministres de l’Économie et des Finances manifestent le même état d’esprit lorsqu’ils sont à quinze que lorsqu’ils doivent aller au G7.
O. De Rincquesen : Vous ne croyez pas à la croissance telle que l’a définie M. Balladur, à savoir qu’elle était nécessaire pour réduire le chômage ?
J. Delors : Oui, je crois à la croissance, mais je crois qu’aujourd’hui, le modèle des années soixante, qui nous a valu tant de résultats, qui nous a permis de financer l’Etat providence, la Sécurité sociale… Ce modèle-là, il est terminé, il faut en inventer un autre. Mais ça n’empêche pas qu’il faut de la croissance, de la productivité, de l’innovation technologique. Mais il faut prendre davantage en considération la dimension du temps, la dimension de la protection de la nature, et la société de l’information qui est la richesse, l’or de demain.
A. Duhamel : N’attend-on pas que J. Major soit battu et que le perpétuel « niet » des Britanniques finisse par être levé ?
J. Delors : Ce n’est pas parce qu’on intégrera le protocole social dans le traité, même si cela est absolument nécessaire, d’ailleurs les entreprises anglaises l’appliquent même si le Gouvernement n’en veut pas, dans certains domaines, cela ne sera pas suffisant. L’essentiel, c’est la coopération entre les politiques macro-économiques.
A. Duhamel : Cela ne sera pas plus facile avec les travaillistes anglais qu’avec des conservateurs britanniques ?
J. Delors : Oui, cela sera sans doute plus facile.
O. De Rincquesen : Que Pensez-vous de l’écho trouvé par la ligne de la gauche socialiste sur le projet européen du PS ?
J. Delors : Je pense que c’était une conjugaison d’éléments. Il y a bien entendu des militants socialistes qui sont réticents envers l’Europe, ils ont voté pour cet amendement. Il y a aussi le fait que le bulletin n’était pas très bien fait, avec une flèche mal placée ; et puis sans doute aussi quelques manœuvres. Enfin, cet amendement disait : arrêtons le traité de Maastricht, recommençons à zéro et faisons une Europe fédérale. Si on casse le moteur pour en construire un autre, il faudra peut-être trente ans pour retrouver l’Europe.
A. De Rincquesen : A vous entendre, il y a une manipulation Mélenchon ?
J. Delors : Non pas Mélenchon, lui, il a fait son travail habituel, il le fait d’ailleurs très bien, c’est un excellent homme politique et il connaît bien les appareils. Mais je dis simplement que quand je vois les scores de certaines fédérations, je m’interroge. Je n’en dirai pas plus.
A. Duhamel : Quand le PS dans son ensemble dit qu’il faudrait une Europe plus à gauche, qu’est-ce que cela veut dire ?
J. Delors : D’abord, je me réjouis de ce texte, car ce n’est pas facile pour les militants socialistes compte tenu du niveau de chômage, de ce qu’on leur a raconté sur la mondialisation des services publics, ce n’était pas facile de faire un texte qui est tout à fait proche de mes idées et de celles de F. Mitterrand.
A Duhamel : Une Europe plus à gauche, qu’est-ce que c’est ?
J. Delors : Moi, je continue à penser que l’Europe se fera sur un partenariat entre les sociaux-démocrates et les chrétiens-démocrates, ce n’est pas l’avis de tout le monde, mais pour faire l’Europe, il faut être plusieurs, comme pour se marier, il faut être deux.
A. Duhamel : Ne faut-il pas une autre perspective, en tournant la page de Maastricht d’une façon ou d’une autre ?
J. Delors : Maastricht a deux parties. Il y a une partie consacrée à l’Union économique et monétaire, avec un agenda. Je vous ai dit que la condition essentielle qui devrait être appliquée dès maintenant, c’était la proposition de mon successeur, c’est d’avoir un pacte de confiance qui montre qu’on coordonne nos politiques économiques. Puis il a un aspect politique dont j’ai toujours dit, même lorsqu’on préparait le traité, qu’il ne fonctionnerait pas. Celui-ci doit être revu et il le sera lors de la conférence intergouvernementale.
O. De Rincquesen : Sur l’Europe, vous vous sentez sur la même longueur d’ondes que L. Jospin ?
J. Delors : Absolument.
O. De Rincquesen : M. Aubry a-t-elle raison de dire que l’Europe ne se construit pas avec de grands discours lyriques si talentueux soient-ils ?
J. Delors : Oui, simplement parce qu’elle craignait que si cette opinion l’emportait, et qu’elle puisse se traduite dans les faits, je vous le répète : on casse la voiture actuelle et on s’efforce d’en reconstruite une autre, je vous rappelle que ça fait quand même depuis 1950 que les pères de l’Europe y sont, sur le chantier.
A. Duhamel : Pour vous, F. Léotard et F. Bayrou, les vainqueurs de l’UDF, sont de bons européens tels que vous les aimez comme partenaires ?
J. Delors : Oui, sans aucun doute.
Interruption du journal de 8 heures
C. Nay : A propos du mémorandum social de J. Chirac, ne vous êtes-vous pas demandé, en l’entendant : c’est aussi une opération de politique intérieure puisqu’elle embrasse les socialistes ?
J. Delors : Pas que les socialistes, c’est évidemment un fusil à deux coups. Bien entendu les socialistes, et l’opposition en général, doivent mettre l’accent sur le contraste entre les déclarations qui sont dans le mémorandum et la réalité de la politique sur le terrain en France.
J.-F. Rabilloud : L’Angleterre se résigne à abattre une partie de son cheptel, on parle de trois millions de têtes, Londres devrait l’annoncer cet après-midi à Luxembourg. Les Anglais n’ont-ils pas perdu beaucoup de temps ?
J. Delors : Oui. Quand j’étais président de la Commission, en 1988, alertés par des cas de « vaches folles », nous avions, bien qu’il y ait eu des discussions sur nos compétences en matière de politique de santé, nous avions prescrit l’interdiction de l’alimentation à base de viande. Comme le phénomène s’aggravait en 1989, nous avons interdit les exportations sous des formes qui ne permettraient pas le contrôle et les ventes de tous les abats. Par conséquent, les Anglais, dès cet instant, savaient ce qu’ils avaient à faire, à savoir supprimer les « vaches folles » pour éviter que la maladie ne se dispense, même si, entre mère et fille, il n’y a pas de transmission. Cette politique, telle que nous l’avons menée, a porté ses fruits puisqu’en 1995, il n’y a eu que 1 500 cas nouveaux de « vaches folles » contre 35 000 en 1991. Si les Anglais avaient été loyaux, s’ils avaient abattu les « vaches folles », nous n’en serions pas là aujourd’hui.
C. Nay : J. Chirac a dit que c’était la presse qui avait affolé l’opinion. Mais ne sont-ce pas les Anglais en faisant cette déclaration aux Communes ?
J. Delors : Il y a eu deux déclarations contradictoires dont l’une très alarmiste d’un des ministres anglais. La presse ne pouvait que s’en faire l’écho. Le reste, c’est une réflexion philosophique sur les grandes peurs de notre fin de siècle et sur l’aspiration à une sécurité absolue. Les mêmes qui ne prendront pas de viande prendront leur voiture pour faire du 160 à l’heure après avoir bu deux whiskys. Soyons un peu calmes et sachons que la vie est risquée.
J.-F. Rabilloud. Si cette affaire de « vaches folles » était arrivée en France avec le cheptel français, est-ce que la mécanique européenne aurait fonctionné de la même manière ?
J. Delors : L’Europe aurait pris les mêmes décisions. La différence, c’est que le système vétérinaire français est très fort et je suis sûr que les vaches auraient été immédiatement abattues. Du reste quand il y a eu des cas de peste porcine en Belgique et en France, c’est ce qui a été fait.
C. Nay : Si on aide les Anglais pour abattre leurs trois millions de vaches, ça va coûter beaucoup d’argent, c’est l’Europe qui va payer. Mais ça va être au détriment de quoi ?
J. Delors : Je le crains. J’avais espoir que le Livre blanc que j’avais fait adopter par le Conseil européen, en décembre 1993, soit mis en œuvre, puisque mon successeur l’avait relancé, Mais bien entendu, ça va donner un nouveau prétexte aux ministres des Finances pour ne pas financer les réseaux d’infrastructure, la coopération en matière de recherche, toutes les choses qui, si elles avaient été faites en 1993, feraient qu’aujourd’hui nous aurions une conjoncture meilleure et un peu moins de chômeurs. Et on montrerait en plus davantage que l’Europe c’est aussi l’emploi.
C. Nay : Une des grandes batailles en Europe de J. Chirac c’est la lutte contre la drogue et il accuse la Hollande d’être « un narco-État » – ce n’est pas lui qui dit cela – mais êtes-vous d’accord avec lui ?
J. Delors : Historiquement, les relations entre la France et les Pays-Bas n’ont jamais été faciles. Cette accusation d’être « un narco-pays » a profondément irrité les Hollandais et elle n’est pas admissible. Pour le reste, c’est un dialogue de sourds. Les Hollandais disent : « En permettant l’usage des drogues douces nous avons limité le nombre de morts et le nombre de cas de sida. Nous avons même diminué la consommation de drogues dures ». Et les Français répondent : « Ceci est peut-être vrai, mais de notre côté, ça a accru la circulation des drogues et notamment des drogues douces. Et pour nous, la drogue douce n’empêche pas la drogue dure mais mène à la drogue dure ». C’est donc pour l’instant un dialogue de sourds. Il me semble qu’une rencontre entre J. Chirac et le Premier ministre hollandais, avec les ministres compétents, pourrait permettre de trouver une solution. Sinon il n’y aura pas d’application de l’accord de Schengen et donc la quatrième liberté, celle des personnes, ne jouera pas pleinement.
J.-F. Rabilloud : L’affaire des Africains sans papiers n’est toujours pas réglée. La plupart des familles sont réfugiées dans les théâtres de la Cartoucherie à Vincennes. Comment peut-on régler ce problème ? Faut-il dénoncer les lois Pasqua ?
J. Delors : Je pense que le droit d’asile était avant tout un droit d’asile politique. Toute personne qui était menacée dans sa liberté ou dans sa vie pourrait trouver refuge et c’était l’honneur des démocraties de le faire. Ce droit d’asile a été étendu à ceux qui ne peuvent pas vivre économiquement chez eux ou qui, voulant quitter leur pays, préfèrent vivre ailleurs. C’est donc un problème difficile du point de vue de la loi. Mais une fois que ces gens-là sont ici, qu’ils ont oublié ou mangé leurs papiers, ils doivent être traités avec humanité. Et le fait de les traiter avec humanité n’est pas une incitation pour les autres, si, ou d’autres, on arrive à les faire revenir chez eux. Il est évident qu’entre-temps, c’est un devoir moral, spirituel, que de les aider.
J.-F. Rabilloud : Il faut leur donner des papiers ?
J. Delors : Non, on peut trouver des solutions provisoires. Je trouve que l’usage médiatique de cela n’est pas satisfaisant. Mais aussi l’indifférence avec, comme bon argument, un excès d’usage médiatique et ce n’est pas non plus acceptable.
C. Nay : Il y a un grand débat en ce moment sur la réforme de la justice. Avez-vous été choqué par la pétition qui a été faire par vos amis socialistes sur le cas Emmanuelli ?
J. Delors : Non, j’ai compris leur émotion. Il me semble qu’aujourd’hui la sagesse aurait recommandé, vu les pratiques de tous les partis, d’en rester à la première condamnation. Je comprends donc l’indignation. J’ai vu Emmanuelli, c’est comme si on l’avait banni psychologiquement. Je trouve que c’est trop par rapport au reste. Je commente une décision de justice, je n’interviens pas dans une décision de justice. Mais la démocratie veut qu’on puisse discuter la décision des juges. Pour la suite, il me semble que la société médiatisée dans laquelle nous sommes pose des problèmes nouveaux en ce qui concerne deux éléments essentiels : le présomption d’innocence et le secret de l’instruction. Cela est une matière à réflexion pour J. Toubon et pour l’ensemble de la profession judiciaire.
J.-F. Rabilloud : Faut-il réformer la détention préventive ?
J. Delors : Je pense qu’on ne devrait pas laisser à un seul juge le soin de le faire et ce qui s’est passé à Belfort ne fait que me conforter dans mon idée.
J.-F. Rabilloud : Toute la presse salue l’arrivée de Léotard à la tête de l’UDF et souligne la sortie manquée de Giscard. Versez-vous une larme sur le départ de Giscard ?
J. Delors : Je n’ai pas à verser de larme ou non. Je pense que V. Giscard d’Estaing devrait maintenant se consacrer à l’Europe et aux grandes questions.
J.-F. Rabilloud : C’est ce que lui demande Léotard.
J. Delors : En bénéficiant de son expérience. Mais entre-temps, il s’est un peu égaré. C’est sa responsabilité et je n’ai pas à juger les autres.
J.-F. Rabilloud : Comment vivez-vous maintenant que vous êtes déchargé de ces hautes responsabilités à la présidence de la Commission européenne ?
J. Delors : Je milite tout d’abord, je suis en train de terminer un rapport sur l’éducation pour l’Unesco. Je vais dans les pays européens à la demande des chefs d’État et de gouvernement, et dans d’autres pays, pour me tenir au courant. Je vais aussi essayer de faire un nouveau livre.