Texte intégral
Libération : 20 novembre 1998
Libération : Au ministère de l'économie, on n'hésite pas à qualifier votre proposition de loi de « poudre aux yeux », voire de « fumisterie intellectuelle »…
Nicolas Sarkozy : Pour avoir été ministre du budget, je connais les qualités et les défauts des fonctionnaires de Bercy. Les qualités l'emportent : ils sont travailleurs et honnêtes. Mais force est de reconnaître qu'ils sont rétifs à toute initiative qui leur paraîtrait bousculer un dogme. À l'évidence, il leur est commode de pouvoir modifier à discrétion les règles du jeu fiscal afin d'atteindre les objectifs comptables qui leur sont fixés. Pourquoi considérer comme impossible en France ce qui est une réalité depuis bien longtemps chez nos principaux voisins, l'Allemagne et l'Italie, et, au-delà, aux États-Unis, pays qui se veulent aussi démocratiques que le nôtre ?
Libération : Votre proposition de loi a toutefois une portée limitée puisqu'elle ne concerne que les avantages fiscaux accordés pour une durée déterminée…
Nicolas Sarkozy : De fait, notre proposition n'a pas vocation à interdire toute forme de rétroactivité. En effet, la plupart de nos impôts ont un caractère rétroactif, et il est de la compétence naturelle de l'État de pouvoir les modifier, comme tout gouvernement démocratiquement désigné en a le droit. Cependant, cela ne devrait en aucun cas le conduire à revenir sur une parole donnée. Or, c'est exactement ce qu'il fait lorsqu'il abroge une disposition fiscale ciblée, de manière anticipée et défavorable au contribuable. Tout contribuable est un citoyen qui doit pouvoir avoir confiance dans la parole de l'État. Notre proposition permet donc d'interdire la suppression rétroactive des avantages fiscaux accordés pour un laps de temps inférieur ou égal à cinq ans. Cela mérite de la clarté, de la simplicité et de la cohérence.
Libération : Quand vous étiez ministre du budget, vous avez pourtant largement usé de cette possibilité…
Nicolas Sarkozy : Jamais pour autre chose que de simples mesures d'ajustement technique. Quant à l'augmentation de 18 % à 19 % de la taxation sur les plus-values à long terme, décidée en décembre 1994 et rétroactive au 1er janvier de la même année, il ne s'agissait pas d'une rétroactivité condamnable ; on était dans le cadre strict d'une fixation des barèmes.
Libération : Depuis qu'il est au pouvoir, le gouvernement Jospin n'a pris qu'une seule mesure susceptible de tomber sous le coup de votre proposition : la remise en cause des « quirats de navire », qui permettraient aux personnes fortunées de déduire de leur revenu jusqu'à 1 million de francs…
Nicolas Sarkozy : La rétroactivité fiscale est une affaire de principe, qui doit être traitée comme telle. Quoi qu'on dise d'une mesure fiscale, je persiste à penser que la sécurité juridique et fiscale est un principe qui ne peut être mis en cause de manière incessante. Y compris sur les quirats. Se donner cinq ans pour juger de leur efficacité me semble être une question de bon sens.
Libération : Pourquoi ne pas avoir modifié la loi lorsque vous étiez au gouvernement ?
Nicolas Sarkozy : Ne reprochez pas à un homme politique de vouloir et de savoir tirer les conséquences de ses erreurs. Cette rétroactivité fiscale dont le gouvernement se fait le défenseur aujourd'hui a pourtant choqué les socialistes, dans le passé : le président de l'Assemblée nationale, Laurent Fabius, le président de la commission des finances Augustin Bonrepaux, et Didier Migaud, rapporteur du budget, avaient précisé, dans un recours déposé en 1996 devant le Conseil constitutionnel, que la rétroactivité « n'est pas conciliable avec le principe de sécurité juridique constitutif de l'État de droit et appelle la censure ». La censure ! Ils étaient tellement persuadés de l'injustice de la rétroactivité qu'ils ont récidivé deux fois de suite en 1997. Ils voulaient même instituer « le principe de confiance légitime, principe remis en cause par la rétroactivité ». Il est curieux, aujourd'hui, de les voir critiquer cette initiative, mais peut-être est-ce tout simplement parce qu'il s'agit là d'une proposition de l'opposition unie.
Libération : Pour l'instant, les socialistes préfèrent pratiquer la politique de la chaise vide…
Nicolas Sarkozy : Le président du groupe socialiste a décidé que ses députés ne participeraient pas aux débats. Veut-il donc démontrer que la majorité est particulièrement gênée parce que de mauvaise foi ? S'ils votent notre proposition de loi, c'est une victoire ; s'ils refusent le débat, chacun jugera leur attitude. Même si on n'est pas d'accord, la question soulevée mérite mieux que des injures, et, pour l'instant, ce sont les seuls arguments qui me sont opposés.
Valeurs actuelles : 21 novembre 1998
Valeurs actuelles : La rétroactivité est un principe aussi vieux que la fiscalité. Pourquoi revenir dessus maintenant ?
Nicolas Sarkozy : Justement parce que cela fait trop longtemps que ça dure. Aux États-Unis, la rétroactivité fiscale est interdite. En Allemagne et en Italie, elle est illégale. Aux Pays-Bas, un « gentleman's agreement » entre le Parlement et le gouvernement l'a bannie. La pratique institutionnelle britannique a fait de son application une chose très exceptionnelle. Mais en France, il est admis que l'État ne tienne pas sa parole ; on considère qu'il peut ignorer les contrats qu'il a passés avec les citoyens et agit comme s'il s'agissait de simples chiffons de papier…
Valeurs actuelles : En quoi le citoyen est-il lésé ?
Nicolas Sarkozy : C'est tout simple. En 1984, lorsque Pierre Mauroy, alors Premier ministre, décide que l'exonération de taxe foncière accordée à partir de 1973 pour vingt-cinq ans ne sera plus valable que quinze ans, il spolie tous ceux qui ont décidé de faire construire un logement en intégrant cette exonération dans leurs calculs. En 1996, lorsque l'ancienne majorité supprime la réduction d'impôt pour les contrats d'assurance vie déjà passé, elle déstabilise ceux qui sans cette exonération auraient peut-être orienté leur épargne différemment. En 1998, lorsque Martine Aubry divise par deux l'avantage fiscal qui concerne les emplois familiaux, elle lèse les familles qui n'ont embauché une aide familiale que parce qu'elles pensaient déduire 45 000 francs de leur impôt. Cette tromperie permanente, dont la gauche comme la droite se sont rendues coupables, creuse un fossé entre le monde politique et les citoyens.
Valeurs actuelles : Mais vous, lorsque vous étiez ministre du budget, n'avez-vous pas pris des mesures fiscales rétroactives ?
Nicolas Sarkozy : Ne confondons pas tout. Il est vrai que j'ai porté la taxation des plus-values de 18 à 19 %. Mais la rétroactivité de cette disposition ne valait que pour l'année en cours : elle est tout aussi légitime que la rétroactivité du barème de l'impôt sur le revenu, qui est voté en décembre et s'applique aux revenus encaissés depuis le 1er janvier. Cette rétroactivité-là, qui concerne l'impôt sur le revenu, l'impôt sur les sociétés ou la TVA, est inévitable : par définition, à moins de généraliser le prélèvement à la source, l'État perçoit a posteriori. Ma proposition est raisonnable : il ne s'agit pas d'interdire toute rétroactivité, mais seulement la plus choquante, qui vise les avantages fiscaux ciblés, sur lesquels l'État s'est engagé précisément.
Valeurs actuelles : Concrètement, comment ?
Nicolas Sarkozy : Très simplement, en distinguant entre deux types de mesures fiscales. D'une part, celles que l'État fera voter sans prévoir aucune limitation de leur application dans le temps : le contribuable saura alors qu'elles peuvent être modifiées à tout moment. D'autre part, celles dont l'application sera garantie pour cinq ans : le contribuable sera assuré de leur intangibilité pendant toute cette période.
Valeurs actuelles : Pourquoi cinq ans ?
Nicolas Sarkozy : Bien sûr, deux ans, ce serait encore mieux. Mais cinq ans, ça permet d'éclairer l'horizon d'une décision financière et d'introduire une vraie sécurité juridique. Ajoutons au passage que cette mesure de stabilité obligerait le Parlement à examiner tous les cinq ans l'ensemble des avantages fiscaux. On en finirait ainsi avec cette situation absurde qui veut que des mesures incitatives populaires et efficaces sont autoritairement abrogées, tandis que d'autres dispositions, inutiles ou même franchement contre-productives, sont indéfiniment reconduites.
Valeurs actuelles : Mais n'est-ce pas bloquer le jeu démocratique de l'alternance qui suppose qu'une majorité nouvelle puisse faire autre chose que la majorité précédente ?
Nicolas Sarkozy : Non ! Rien n'empêchera un gouvernement d'appliquer sa politique et de légiférer pour l'avenir, mais il devra tenir compte des engagements pris par l'État dans le passé. Prenons un exemple : Martine Aubry pourra très bien décider qu'elle supprime les déductions fiscales pour les emplois familiaux futurs, mais elle ne pourra pas toucher aux déductions attachées aux emplois familiaux existants.
Après tout, on n'a jamais vu une majorité refuser d'honorer la dette extérieure du pays au motif qu'elle a été contractée par la majorité précédente ! Pourquoi en irait-il autrement quand il s'agit de contrats passés avec les citoyens français ?
Valeurs actuelles : Avec un tel principe, Édouard Balladur aurait-il pu réformer les retraites ?
Nicolas Sarkozy : Bien sûr ! Il ne s'agit pas de figer dans le marbre tous les droits acquis ! L'assurance retraite n'est pas un contrat facultatif, c'est une obligation générale dont la puissance publique, sous le contrôle des électeurs, peut changer les termes en fonction des circonstances sans que nul puisse lui reprocher d'avoir incité les citoyens à adopter tel ou tel comportement en lui faisant miroiter des avantages illusoires. Mon objectif, je le répète, est que l'État respecte les contrats qu'il a passés, ni plus ni moins que n'importe quel citoyen.
Valeurs actuelles : Mais, tout de même, l'État n'est pas un simple citoyen. La politique n'est pas régie uniquement par les règles du droit privé…
Nicolas Sarkozy : C'est ce que disent les socialistes. Ils sont du côté de l'État contre le citoyen. Moi, je suis un libéral raisonnable, et je l'assume : je crois qu'une société moderne doit être fondée sur le contrat ; je crois qu'un État est d'autant plus moderne qu'il tient sa parole. Et, de grâce, qu'on ne m'accuse pas de méconnaître la dimension particulière de la politique : c'est au contraire en érigeant la tromperie en principe de gouvernement que l'on discrédite l'action publique.
Valeurs actuelles : Dominique Strauss-Kahn juge votre proposition dangereuse…
Nicolas Sarkozy : Mais si elle l'était, pourquoi y a-t-il fait droit en renonçant à la rétroactivité de la taxation de l'assurance vie ? Et pourquoi, en 1996 et en 1997, les socialistes Laurent Fabius, Augustin Bonrepaux et Didier Migaud, qui sont aujourd'hui président de l'Assemblée, président de la commission des finances et rapporteur général du budget, ont-ils demandé au Conseil constitutionnel de censurer des dispositions rétroactives prises par un gouvernement de droite ? Je ne veux pas croire qu'ils rejettent aujourd'hui une idée qu'ils approuvaient hier, uniquement parce qu'elle vient de l'opposition…
Valeurs actuelles : En attendant, votre proposition a bien peu de chances d'être adoptée mardi…
Nicolas Sarkozy : Là aussi, admirez la cohérence : les socialistes jugent le débat si peu important qu'ils annoncent qu'ils n'y participeront pas le vendredi, mais ils estiment le vote à ce point définitif qu'ils sonnent la mobilisation générale de leurs troupes pour le mardi ! Nous verrons bien ce qui se passera, mais quelle que soit l'issue des débats, l'opposition aura affiché la couleur et manifesté son identité retrouvée.
Valeurs actuelles : Pensez-vous que ses leaders se soient suffisamment impliqués dans la bataille contre le PACS ?
Nicolas Sarkozy : J'étais dans la rue le 7 novembre avec tous ceux qui s'opposent à ce texte. Chacun reconnaîtra que j'ai fait ce que j'avais à faire.
Valeurs actuelles : Face au cas Roland Dumas, on croit percevoir comme un embarras au RPR…
Nicolas Sarkozy : D'abord je voudrais rappeler que ce n'est pas Jacques Chirac, mais François Mitterrand qui a nommé Roland Dumas, et que celui-ci n'est pas RPR, mais socialiste, comme Lionel Jospin. Quant au fond, sans méconnaître l'importance et la portée du principe de présomption d'innocence, je veux dire que si j'étais Roland Dumas, j'aurais déjà démissionné.
Valeurs actuelles : Les européennes approchent. Du côté de la droite RPR-UDF-DL des dissonances se font entendre. Allons-nous assister au retour des divisions ?
Nicolas Sarkozy : Je reste indéfectiblement convaincu qu'une liste unique de l'opposition est la meilleure des solutions. Ceux qui ne partagent pas cet avis ont le droit de le dire. Ils en assumeront les conséquences devant les électeurs qui sont attachés à l'union.
Valeurs actuelles : En l'occurrence, vos alliés de l'UDF disent : « Oui à l'union, mais pas derrière un homme qui a voté « non » à Maastricht »…
Nicolas Sarkozy : Curieuse façon d'être européen que d'exclure d'emblée cette moitié des Français qui ont voté « non » en 1992, et qui avaient bien le droit de le faire ! Moi qui au voté « oui », je me réjouis que des partisans du « non » soient aussi clairement engagés dans le combat européen.
Valeurs actuelles : Donc, Philippe Séguin est l'homme idoine…
Nicolas Sarkozy : Philippe Séguin serait une excellente tête de liste ! Comment prétendre que le président de l'Alliance pour la France, qui a vocation à la représenter dans tous les domaines, serait illégitime dès qu'il s'agit du domaine européen ?