Texte intégral
Date : Mardi 23 avril 1996
Source : Europe 1/Édition du midi
M. Grossiord : Depuis quand êtes-vous ami de R. Prodi, M. Delors ?
J. Delors : Depuis une quinzaine d’années. Simplement, il y a eu une certaine analogie dans la carrière puisque, comme moi, il a été longtemps dans la fonction ou dans le service public et il n’est entré en politique que très tard. Moi, j’ai enseigné à l’université de Dauphine pendant 7 ans et lui, est professeur à l’université de Bologne.
M. Grossiord : Alors, il y a une grande similitude en effet ; il y a également la passion de l’Europe et du vélo. Pourquoi est-ce l’homme qu’il faut à l’Italie aujourd’hui, selon vous ?
J. Delors : Parce que son intégrité est parfaitement reconnue par tout le monde, ainsi que ses capacités actuelles et en plus, parmi les partis qui existent maintenant à gauche – le PDS – qui est composé des anciens communistes et qui a fait venir à lui aussi pas mal d’anciens socialistes. Mais en Italie, on ne peut pas gouverner sans le centre. Or, M. Prodi représente la synthèse : il est à la fois catholique, il a le sens social, de très bonnes relations avec les organisations patronales et syndicales et, en même temps, il est capable de dialoguer avec l’ancien Parti communiste, avec le parti de la gauche.
M. Grossiord : Selon vous, est-ce qu’il pourra résister aux communistes de la refondation, ces communistes qui sont restés fidèles aux thèses marxistes ? Est-ce qu’il ne risque pas d’être débordé ?
J. Delors : Non, parce que je pense que la refondation communiste apportera un soutien sans participation. Alors, il est possible qu’il y ait des moments difficiles au Parlement, on ne trouve pas tout de suite la majorité. Mais enfin, il a un caractère tel qu’il résistera.
M. Grossiord : On comprend bien, en vous écoutant, M. Delors, que R. Prodi est un peu un « père la rigueur » en Italie. Où est la part de rêve alors que l’Italie connaît son alternance politique aujourd’hui ?
J. Delors : Vous savez, les Italiens ne cherchent pas du rêve actuellement : ils cherchent à être reconnus comme une nation forte et stable. L’Italie aspire avant tout à de la stabilité, à ne plus être « l’homme malade de l’Europe », si je puis m’exprimer ainsi, et de ce point de vue, M. Prodi représente bien ce qu’il faut faire. Et en plus, il essaiera de maintenir la balance, la cohérence entre le nord et le sud, ce qui n’est pas un sujet facile, puisque l’écart s’est creusé du point de vue strictement économique, entre un nord dont les régions les plus prospères tiennent la comparaison avec les régions les plus compétitives de l’Europe occidentale et un sud dans lequel la greffe du développement n’a pas toujours pris et qui a bénéficié, sous l’égide de la Démocratie chrétienne, de nombreuses aides à caractère social, non seulement des retraites mais des invalidités etc. Il faut se sortir de cela et c’est un défi très grand qui est lancé au prochain gouvernement.
Date : 24 avril 1996
Source : Libération
Libération : Romano Prodi, le leader de l’Olivier, le probable prochain Premier ministre, est considéré comme un « Delors italien » par beaucoup de ses compatriotes. Acceptez-vous cette comparaison ?
Jacques Delors : C’est une satisfaction pour moi. Je crois que les Italiens, avec cette référence, veulent réaffirmer que leur pays demeure, à part entière, un membre du club des fondateurs de l’Europe et entend y jouer pleinement son rôle. En outre, mes recherches d’un nouveau modèle social-démocrate rejoignent celles de Romano Prodi et ses amis. Il y a aussi beaucoup d’analogies dans nos parcours personnels. Lui – comme moi – est entré très tard en politique, après avoir préféré, pendant des années, transformer la société au travers des fonctions qu’il occupait dans le secteur public.
Libération : Quelles sont les grandes similitudes entre vos deux démarches ?
Jacques Delors : Le succès historique de l’Olivier est à la fois une victoire de la gauche et du centre. Cela est essentiel. Ce qui nous rapproche, c’est un même refus du néolibéralisme thatchérien et le même constat que la social-démocratie a besoin d’être profondément rénovée pour s’adapter sans se renier. Même si cela ne plaît pas à tout le monde, cette commune recherche a beaucoup à voir avec le personnalisme chrétien, c’est-à-dire la recherche d’un équilibre entre la société et l’individu, la volonté de rendre les gens plus responsables et de compter avec les communautés d’appartenance, la commune ou la région au niveau territorial, les syndicats ou les associations au niveau économique et social. Nous refusons le dialogue distant entre un État puissant et l’individu. Ces mêmes options se retrouvent également chez Tony Blair ou Rudolf Scharping (le leader du Parti travailliste britannique et l’ancien dirigeant du SPD allemand, ndlr). Le contexte est, néanmoins, profondément différent entre nos deux pays. En Italie, il s’agit de reconstruire des structures politiques après l’effondrement du système des partis qui a dominé le pays pendant un demi-siècle et de reconstituer un État qui puisse assumer ses missions essentielles. Depuis longtemps, il ne le faisait plus. Il s’agit de redonner aux structures étatiques des moyens d’action et de revaloriser le rôle des serviteurs de l’État. Jusqu’à présent, en Italie, la référence par excellence en matière d’intérêt général, reste la banque centrale et ce n’est pas un hasard si deux des trois hommes qui ont commencé à redresser les finances publiques italiennes, Carlo Azeglio Ciampi et Lamberto Dini, étaient des hauts dirigeants de cette institution. Le troisième, Giuliano Amato, un homme remarquable, venait des rangs du Parti socialiste.
Libération : La tâche de Romano Prodi s’annonce difficile, d’autant que son futur gouvernement devra faire les comptes avec les communistes orthodoxes de Rifondazione Communista. Quelles doivent être, à votre avis, ses paramètres prioritaires ?
Jacques Delors : D’abord confirmer la politique d’assainissement des finances publiques et faire le nécessaire pour que la lire, réintègre le plus vite possible le Système monétaire européen. Romano Prodi a, d’ailleurs déjà annoncé que telle était son intention. La troisième priorité me semble être la consolidation et l’approfondissement du dialogue social, qui représente un des grands atouts de l’Italie et qui est une des conditions de réussite d’une politique active de l’emploi. Sur ce point, elle est nettement en avance sur nous, même si, en revanche, elle est en retard dans la mise en œuvre d’une stabilité monétaire. Il y a eu deux accords importants, l’un sur l’évolution des salaires, l’autre sur les retraites. Bien qu’obtenus dans des conditions difficiles, ils sont exemplaires. Contrairement à ce qui se passe en France, les trois confédérations syndicales, CGIL, CISL, UIL (correspondant respectivement à la CGT, la CFDT et FO, ndlr) s’entendent très bien, au point que l’on parle même d’unification syndicale. Ces relais sociaux sont la force de l’Italie et je veux rappeler le grand rôle qu’ont joué des dirigeants syndicaux remarquables, et en tout premier lieu, Bruno Trentin, qui grandement marqué l’histoire du syndicalisme italien.
Date : 2 mai 1996
Source : Le Nouvel observateur
Il n’y aura de solution au « malgoverno » qu’en mettant fin à l’impuissance de l’État et à l’instabilité gouvernementale. Et pourquoi pas en élisant le président de la République au suffrage universel ?
Avec la victoire de l’Olivier, cette coalition du centre et de la gauche, conduite par mon ami Romano Prodi, nos craintes se dissipent, notre espoir renaît non seulement pour des idées qui nous sont chères, mais aussi pour l’assainissement des mœurs politiques, pour un réveil démocratique. Le chantier qui s’ouvre est immense sur les plans politique, économique et social, pour assurer un meilleur gouvernement des hommes et une meilleure administration des choses. Aussi, le problème institutionnel est-il posé dans toute son ampleur.
On aurait tort d’imputer à la seule bourrasque de la corruption, l’effondrement des structures politiques de l’Italie et des partis qui l’ont gouvernée pendant cinquante ans. Il y a, en effet, de nombreux années que le malgoverno est en pleine actualité et que, même des responsables politiques issus de la Démocratie chrétienne, comme Mario Segni, dénoncent l’impuissance de l’État et l’instabilité gouvernementale.
Le vrai miracle italien était, bien qu’en dépit de telles carences, l’économie italienne, concentrée dans le nord du pays, se soit hissée au niveau des économies les plus compétitives. Le contraste était flagrant avec le Sud, où l’on ne pouvait que constater l’échec de toutes les politiques de développement du Mezzogiorno. L’État central déversait des millions de milliards de lires sous forme de prestations sociales attribuées avec laxisme, mais se révélait incapable, par exemple, d’utiliser les crédits que la Communauté européenne lui attribuait généreusement pour la construction d’infrastructures ou l’aide aux entreprises.
Le seul point d’ancrage demeurait la Banque d’Italie qui, tant bien que mal, s’efforçait de limiter les prodigalités budgétaires d’un État surendetté et qui finançait son déficit d’une façon malsaine. Il n’est pas inintéressant de noter que sur les trois présidents du conseil qui ont géré la transition et entrepris certaines réformes nécessaires figuraient, en dehors de Giuliano Amato, venu du Parti socialiste, deux personnalités éminentes de la Banque d’Italie, Carlo Ciampi et Lamberto Dini. Tous les trois soutenus par un président de la République, Oscar Luigi Scalfaro, intègre, courageux, expérimenté, fidèle à son idéal. Mais que pouvait-il faire de plus alors que, si son prestige est grand, ses pouvoirs constitutionnels restent limités ?
D’où, de plus en plus de regards portés sur l’expérience française de la Ve République et la référence aux principes énoncés par le général de Gaulle dans ses « Mémoires de guerre » : « Suivant moi, il est nécessaire que l’État ait une tête, c’est-à-dire un chef que la nation puisse voir, au-dessus des fluctuations, l’homme en charge de l’essentiel et le garant de ses destinées. »
Au surplus, constatant une évolution, dans toutes nos démocraties vers la personnalisation du pouvoir, les responsables italiens cherchent à concilier ce phénomène avec une réforme institutionnelle, de manière à assurer la stabilité et l’efficacité de l’État. Mais dans un pays où les partis, même décriés, jouent un rôle essentiel, il leur est difficile d’admettre que ce personnage clé serait le président de la République. D’autant qu’ils demeurent attachés aux prérogatives du Parlement et qu’ils mettent le doigt sur l’un des défauts de la Ve République française, à savoir un déséquilibre excessif en faveur du chef de l’État et de l’exécutif, au détriment de l’Assemblée nationale et du Sénat.
D’où, l’idée de faire consacrer, par le suffrage universel, le président du conseil (chez nous, le Premier minime). C’est tout au moins l’une des idées qui circulent dans la coalition du centre gauche de Romano Prodi, le vainqueur des élections législatives. Pour l’élection des députés, un scrutin à deux tours « à la française » remplacerait le scrutin à un tour « à la britannique », actuellement corrigé par une part de proportionnelle nationale. Mais lorsqu’ils glisseraient leur bulletin dans l’urne pour le premier tour, les Italiens choisiraient également le président du conseil.
Une telle solution ne résoudrait pas, selon moi, les problèmes posés, car elle aboutirait à dévaloriser le président de la République, voire à le marginaliser, alors que, même dans une démocratie de type parlementaire, il est nécessaire d’avoir une incarnation de la nation et de l’État qui vise à faire respecter les règles du jeu et à garantir l’intégrité du pays. C’est pourquoi, il me semble que mes amis italiens devraient réfléchir à une formule qui ferait du président de la République, le responsable de la politique menée par l’Italie, quitte à mieux garantir les pouvoirs respectifs du gouvernement et du Parlement. Cette formule assurerait la cohésion nationale et permettrait mieux de renforcer les pouvoirs des régions, ce qui correspond à de réelles aspirations, notamment dans le Nord, et à la nécessité objective de responsabiliser les autorités locales. L’existence d’un président élu au suffrage universel permettrait de réaliser le bon équilibre entre le centre et la périphérie, sans menace pour la cohérence de la politique nationale, ni a fortiori, pour l’unité du pays. Car, c’est précisément ce que craignent ceux qui voient se profiler un tel danger avec la montée de la Ligue du Nord.
En d’autres termes, il s’agirait d’établir une sorte de Ve République avec une structure fédérale et un rôle renforcé pour le Parlement. De quoi faire trembler certains gaullistes orthodoxes, mais peut-être de quoi tailler un régime sur mesure pour une Italie qui doit impérativement redonner de la crédibilité à la politique et du muscle et de l’autorité à son État.