Déclaration de M. Philippe Douste-Blazy, ministre de la culture, sur le développement de programmes audiovisuels, la présence du service public dans les projets de diffusion de chaînes de télévision par bouquets numériques, et sur la rénovation du cadre juridique adapté à la télévision par satellite, Cannes le 19 avril 1996.

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Circonstance : Inauguration du Marché International des programmes de télévision (MIP TV) à Cannes le 19 avril 1996

Texte intégral

En matière de télévision, chaque décennie semble devoir apporter une évolution susceptible de modifier en profondeur le paysage audiovisuel :
     – les années 80 ont été marquées par l’arrivée des chaînes privées et la fin du monopole du secteur public audiovisuel ;
     – les années 90, le seront certainement par l'arrivée du numérique, et la multiplication du nombre de chaînes qui va en résulter.
     
Nous assistons aujourd'hui en France et en Europe, à un jeu d'alliance entre groupes audiovisuels complexe et à rebondissement. Ces grandes manœuvres ne sont pas sans évoquer la situation des États-Unis il y a deux ans, lorsque les câblo-opérateurs et les entreprises de télécommunications et d'informatiques multipliaient les OPA ou les accords de fusion.

La révolution qui se dessinent sous nos yeux, avec la compression numérique me semble essentielle pour notre avenir. Certes l'érosion de l'audience de l'ensemble des chaines hertziennes sera sans doute progressive. Mais il suffit d'observer la situation actuelle des États-Unis où les grands réseaux de télévision nationaux représentent moins de 60 % de l'audience, pour imaginer les évolutions à venir dans notre pays.

Cette « révolution numérique », notre pays ne doit pas la manquer. Les enjeux en termes de culture, d'économie et d'emplois, de rayonnement de notre pays sont considérables.

Le pari est difficile car :

Nul ne connaît encore la capacité du marché que peut représenter le numérique.

D'autre part, les moyens à mobiliser sont énormes, que ce soit en termes d'investissements, de savoir-faire, de détentions de droit sur les programmes.

Ceci explique l'importance de la recherche d'alliance à laquelle nous assistons depuis le début de cette année. En effet, peu de groupes de communication sont capables en France comme en Europe de réunir toutes les conditions nécessaires au lancement d'un bouquet.

Mais ce pari, nous nous devons de le gagner, faute de quoi nous verrons notre ciel colonisé par des bouquets dont ni les opérateurs, ni les programmes ne seront français.

Pour le gagner, il nous faut agir dans trois directions :

(I) En premier lieu continuer à renforcer notre industrie de programmes, pour être capable de répondre à une demande d'images qui va croître de façon exponentielle avec la multiplication des chaînes.

(Il) Deuxièmement, il faut une réponse industrielle avec la constitution de bouquets numériques par des opérateurs nationaux.

(Ill) Enfin, il faut un cadre législatif et réglementaire rénovée pour la diffusion par satellite, afin de fixer des règles qui permettent le développement de ce marché, tout en protégeant nos intérêts essentiels.

Notre dispositif de soutien financier, – avec le compte de soutien –, et réglementaire avec les quotas de diffusion et de production, a permis la constitution progressive d'une véritable industrie de programmes audiovisuels en France. Ceci est d'autant plus important, que les programmes vont devenir avec le numérique et la multiplication des chaînes, une denrée de plus en plus recherché.

Notre première réponse au défi du numérique doit donc consister à produire des programmes français et à en produire chaque année davantage. Même si la situation des entreprises de production nationales demeurent fragile, le bilan de l'année passée, montre que l'évolution de la production est très satisfaisante. Ce bilan légitime l'existence du dispositif d'aide et de soutien, car une nouvelle fois, en 1995, la production nationale est en progression.

En 1995, le compte de soutien à l’industrie des programmes audiovisuels a financé 1 604 heures de programmes.

Les grandes tendances sont très encourageantes puisqu'on note :

Une forte progression du documentaire dont le volume horaire produit est multipliée par 1,8.

- Une hausse et un meilleur financement par les diffuseurs de la production de fiction : le volume horaire produit progresse de 7 % et les diffuseurs ont apporté en moyenne 55 % du financement des œuvres contre 47 % en 1994.

Mais ce bilan pour satisfaisant qu'il soit, ne doit pas masquer une évolution qui me semble préoccupante, et contre laquelle j'entends réagir pour renforcer les sociétés de production.

En effet, l'amélioration du financement par les diffuseurs de leurs commandes de programmes de stock (fiction, documentaire, animation) doit être lue au regard d'une deuxième évolution, plus préoccupante, portant sur la répartition des droits d'exploitation des œuvres entre producteurs et diffuseurs.

Pour remédier à ces évolutions, je souhaite que des accords conventionnels soient négociés entre les représentants des producteurs et les diffuseurs.

J'ai avalisé, au début de cette année, par un nouveau « décret-production », l'accord intervenu en 1994 entre l'USPA et France Télévision. Je souhaite que des négociations du même type s'engagent entre les représentants des diffuseurs et les chaînes privées. Si ces discussions ne devaient pas aboutir, je ne doute pas que le CSA, dans les négociations 'en cours avec TF1 et M6, en tiendra le plus grand compte, soucieux qu'il est de défendre la production nationale. Enfin, je me réserve la possibilité, si ce rééquilibrage ne devait pas intervenir dans un cadre conventionnel, de prendre à l'issue des négociations en cours ou à venir, les dispositions réglementaires qui me sembleraient nécessaires.

J'en viens à présent à la réponse qu'il nous faut apporter au numérique, en matière de stratégie industrielle.

Avoir des programmes, avoir des chaînes thématiques est essentiel, mais ne suffit pas. Il faut aussi que des bouquets dont les opérateurs seront exclusivement ou majoritairement fiançais puissent être disponibles pour nos concitoyens.

Nous avons la chance, en France, d'avoir avec Canal + et ses principaux actionnaires, une société qui a une expérience et une présence en France et en Europe, très forte dans la télévision payante. Canal + aujourd'hui outre cette expérience a deux atouts importants pour réussir dans la télévision numérique :
     – d'une part, des alliances stratégiques, notamment avec l'allemand Bertelsmann.
     – d'autre part, une avance certaine dans la mise en place de son bouquet, qui est la traduction de la prise de conscience très en amont, par ces dirigeants de l'importance de la « révolution numérique».

A côté de ce premier bouquet, y a-t-il la place pour d'autres bouquets en France ? Nul ne peut aujourd'hui en ce domaine avoir de certitudes, puisque le marché n'est pas encore défini. J'observe toutefois que les initiatives d'une part d'AB production avec un vrai projet d'entreprise et une très forte volonté de se faire une place sur ce nouveau marché, et d'autre part de France Télévision/TF1/M6/la CLT et la lyonnaise des eaux, devraient conduire à empêcher le développement dans notre pays d'un bouquet détenu majoritairement par des opérateurs étrangers. Concernant ce dernier bouquet, je considère que la présence de France Télécom, avec ses réseaux câblés et son expérience .de gestion des abonnés, pourrait renforcer encore ce tour de table. A terme y aura-t-il trois, deux ou un seul bouquet au-dessus de la France, nul ne le sait à ce jour. Mais je suis pour ma part satisfait de voir les principales chaînes, les principaux groupes de communication de notre pays, répondre présent au défi du numérique.

J'ajouterai que s'il y a concurrence sur le marché national, vers les marchés extérieurs (Amérique du sud, Asie) il faudra qu'il y ait union. En annonçant jeudi 11 avril, que France Télévision participerait au lancement d'un bouquet numérique, j'ai, au nom du gouvernement, indiqué la décision des pouvoirs publics de permettre au service public audiovisuel d'être présent dans le numérique. Interdire au secteur public de participer à cette formidable évolution technologique et de répondre à ces enjeux culturels, ne nous a pas semblé acceptable. Imaginons que l'on ait refusé à TF1 ou Antenne 2, à l'époque, le passage à la couleur ? Ou à France Telecom d'ouvrir des serveurs sur Internet ?

Nous avons choisi de soutenir et d'approuver, dans ce domaine, l'action de France Télévision menée notamment par son président Jean-Pierre Elkabbach, et de donner un accord de principe à cette participation. Décision de principe qui doit toutefois être avalisé par les conseils d'administration des deux chaînes France 2 et France 3, la semaine prochaine.

Ces conseils fixeront également le cadre de l'intervention de France Télévision et notamment le rôle du service public, les chaînes qui seront proposées par le service public, les moyens techniques à mettre en œuvre, et enfin les modalités de financement.

Concernant le rôle du service public, la question se posait de savoir si celui-ci devait se contenter d'être un simple éditeur de chaînes, ou s'il devait participer à un bouquet comme opérateur. Et dans ce cas de quel bouquet ? Toutes ces hypothèses ont été examinées, et j'ai finalement estimé que seule la présence de France Télévision dans le capital de la société d'exploitation d'un bouquet apportait les garanties suffisantes, pour garantir une présence satisfaisante des chaînes thématiques publiques et préserver la liberté éditoriale de celles-ci.

La Vice-présidence de la société et la présidence du comité éditorial du bouquet qu'assurera France Télévision apporte de ce point de vue les garanties qui pour nous étaient essentielles.

J'ajouterai que s'agissant de télévision principalement payante, le service public n'a pas vocation à être l'opérateur majoritaire. En revanche avec 25 % du capital, il sera avec TF1, le premier actionnaire de référence.

Pour ce qui est des chaînes thématiques que proposera le service public sur ce bouquet, nous nous prononceront au cas par cas. Là aussi le service public n'a pas vocation à éditer des dizaines de chaînes thématiques, mais un nombre de chaînes limité qui lui permette d'affirmer sa spécificité et qui soit conforme à ces missions. On peut par exemple penser à la chaîne histoire, ou encore à une chaîne d'informations régionales, pour ne citer que deux exemples.

J'ajouterai que dans l'édition de ses chaînes thématiques le service public doit éviter la dispersion et au contraire favoriser toutes les synergies entre les projets des différentes chaînes publiques, sans exclure des partenariats privés.

Je n'exclue pas pour ma part, la constitution d'une structure pour le secteur public, à l'image d'Ellipse pour les chaînes de Canal +, qui rassemblerait les compétences dans les métiers suivants : programmes, technique, juridique et financier, et serait chargé de concevoir et d'éditer les chaînes.

Le service public aura aussi un rôle à jouer vis-à-vis de toutes les chaînes privées ou public, en leur permettant à travers l'INA d'avoir accès dans les meilleures conditions, pour faire face à la demande d'images, à notre patrimoine audiovisuel. Cela suppose un effort particulier sur la mise à disposition des stocks détenus par l'INA.

La mission sur les chaînes thématiques que j'ai confiée au début de l'année à M. Philippe Chazal devrait faire des propositions sur ces deux points. Concernant les moyens techniques à mettre en œuvre et notamment le choix du décodeur, nous avons souhaité à ce stade que l'étude des trois filières de décodeurs possibles soient menée à son terme, le choix devant intervenir ultérieurement.

En revanche, pour ma part, je considère que le choix d'un même décodeur pour les deux bouquets concurrents, ou de systèmes ouverts permettant de choisir l'un ou l'autre bouquet, à partir d'un même boîtier présenterait deux avantages :
     – du point de vue du consommateur, l'arbitrage serait un choix de programmes et non de décodeur. Rappelons-nous les déboires des standards distincts de magnétoscopes (Vidéo 2000 et VHS), et ayons le souci du consommateur ;
     – d'autre part, le choix de deux décodeurs non compatibles, me semble de nature à perturber le consommateur dans son choix, et le cas échéant à le faire différer l'acte d'achat, ce qui reviendrait à freiner l'émergence de ce nouveau marché et nuirait à l'ensemble des opérateurs de bouquet.
     
Enfin concernant les modalités de financement de la part du service public, qui devrait s'élever à environ 400 millions de francs sur deux ans, celles-ci seront précisées lors des conseils d'administration.
     
Je tiens toutefois à préciser que ce financement ne se fera pas sur la redevance, et qu'il alliera sans doute plusieurs mode de financement (dotation en capital, économies et redéploiement à l'intérieur des chaînes, éventuellement emprunt…).
     
Comme vous pouvez le voir, nous avons choisi de permettre au secteur public de participer à cette évolution que constitue le numérique, mais dans un cadre bien défini et en s'assurant d'un certain nombre de garanties.

Je voudrais pour finir m'arrêter sur un dernier point : celui du cadre juridique de la télévision numérique.

En effet, au moment où ces évolutions arrivent, force est de constater que le droit applicable en matière de télévision par satellite est soit obsolète, soit inexistant :

Sur le plan législatif, la loi du 20 septembre 1986, sur la liberté de communication n'a pas anticipé le développement de la diffusion de la télévision à partir de satellites de télécommunications. De même, en assimilant l'utilisateur de la fréquence et l'éditeur du service, notre régime juridique n'a pas prévu l'apparition des bouquets numériques de services, qui devrait être à l'avenir le mode privilégié de la télévision par satellite. Par ailleurs, il reste possible pour un diffuseur français de se soustraire à la loi française en recourant à des moyens satellitaires étrangers.

Sur le plan réglementaire, le fameux « décret-satellite » prévu par la loi de 1986, n'a jamais été pris.

C'est la raison pour laquelle, j'ai décidé de définir un cadre juridique rénové pour la diffusion audiovisuelle par satellite, afin de fixer des règles permettant à la fois le développement de ce marché, mais aussi protégeant nos intérêts essentiels.

Au niveau de l'Union européenne, je continuerai le combat que j'ai entrepris il y a maintenant près d'un an, pour que la France contribue à la promotion d'une véritable « exception culturelle européenne ». Notre pays a joué le rôle que vous savez dans la renégociation de la directive Télévisions sans Frontières, dont l'objet principal est justement la télévision par satellite. La position que défend la France, a récemment reçu le soutien remarqué du Parlement européen.

Je compte dans les semaines et les mois à venir tenter de convaincre mes collègues européens, de l'importance de prévoir dans la nouvelle directive une clause empêchant les délocalisations de chaînes, à la seule fin de contourner les réglementations nationales.

Au plan national, je présenterai avant l'été des dispositions législatives rénovant le cadre de la loi de 1986 afin de définir un nouveau régime de la télévision par satellite.

Ce texte devrait apporter notamment les innovations suivantes :
    – la loi s'appliquera désormais également aux diffuseurs établis en France, mais utilisant des moyens de diffusion étrangers, notamment satellitaires ;
    – elle traitera des nouvelles offres tant commerciales que techniques, comme les bouquets de services ;
    – les règles de concentration seront adaptées aux nouvelles modalités commerciales et techniques, afin d'organiser et de garantir le pluralisme et l'accès des éditeurs à ces nouveaux supports de diffusion.

Les décrets d'application seront pris dans la foulée, mais je peux toutefois d'ores et déjà vous préciser qu'un rapprochement des régimes du câble et du satellite est à l'étude, de façon à harmoniser les règles de fonctionnement de ces supports de diffusion.

Maintien de nos efforts en faveur du développement d'une industrie de programmes audiovisuels et cinématographiques.

Présence renforcée d'entreprises et de chaînes françaises dans les bouquets numériques, et notamment présence du service public.

Définition et mise en œuvre d'un cadre juridique rénové et adapté pour la télévision diffusée par satellite.

Telles sont donc les trois axes de mon action.

Pour que la France réussisse le pari du numérique, il faudra que tous les talents, tous les moyens, toutes les énergies se mobilisent.

Nous ne manquons ni des uns, ni des autres, et nous devons être présents, sur cette « nouvelle frontière ». C'est un enjeu essentiel pour notre pays.