Texte intégral
Date : mardi 11 juin 1996
Source : Europe 1
Europe 1 : Que pense le secrétaire d'État à l'action humanitaire de ces interdictions de mendicité ?
X. Emmanuelli : Je n'en pense pas du bien. Je trouve ça plutôt indigne. Et, en tout cas, c'est inefficace. Personnellement, moi, chaque fois que j'entends un nouvel arrêté de mendicité, j'éprouve un sentiment d'échec parce qu'il y a de vraies solutions. On peut faire un travail en profondeur. L'année dernière d'ailleurs, on a travaillé dans des villes qui avaient pris des arrêtés, par exemple à Angoulême, à Perpignan et à Valence. On a fait des conventions.
Europe 1 : Vous avez envoyé des médiateurs ?
X. Emmanuelli : Oui, et cela a marché : entre l'État, la ville, le département, les associations et cela a bien marché. Donc il y a des solutions. Je ne suis pas naïf. Je sais que c'est très difficile de voir arriver chaque année…
Europe 1 : Un commerçant qui fait sa saison en trois mois n'a peut-être pas envie de voir les chats, les chiens et les cannettes.
X. Emmanuelli : C'est vrai. C'est pour ça que je comprends. Je comprends très bien ce qui a poussé ces maires à prendre ces arrêtés. Mais d'abord, il y a un arsenal législatif qui permet de faire face. Mais moi, ce que je reproche, c'est deux choses. Premièrement, cela stigmatise une certaine population, et au moment où on réfléchit sur la fracture sociale, ce n'est vraiment pas le moment de prendre ce style d'arrêté. Deuxièmement, cela veut dire que l'on déporte le problème sur la ville voisine. Parce qu'ils vont aller quelque part, si on les chasse ! Je crois qu'il faut donc voir le problème en profondeur. Quand on est un homme responsable, on s'attaque aux causes et non pas aux conséquences. Donc ces arrêtés de mendicité ne me plaisent pas. Et il faut faire tout son possible pour trouver des solutions, et on doit y arriver.
Europe 1 : Vous préconisez publiquement une obligation d'accueil qui s'appliquerait à toute personne en détresse, et quel que soit son statut ? Il paraît que vous avez ajouté que cela ne se discutait pas ?
X. Emmanuelli : Oui, et ça me parait réaliste. Les gens qui sont en détresse dans la rue et qui sont en danger, eh bien il faut les accueillir. Écoutez, personne ne discute l'obligation de soins à l'hôpital ; quand les gens présentent des blessures ou une maladie, on trouve tout à fait normal que l'hôpital les prenne. Je pense que quand les gens sont en danger, il faut les accueillir. On trouve cela normal quand il fait froid. Eh bien, dans les textes, cela doit paraître : obligation d'accueil.
Europe 1 : Vous voulez légiférer sur ce point ?
X. Emmanuelli : Oui, parce que nous sommes un pays de droit. Il y a les droits économiques, les droits de l'Homme. Cela s'applique à toute la population. Et plus les gens souffrent, et plus ils sont exclus et plus ils sont fragiles, moins ils ont les droits, moins ils peuvent avoir accès à ces droits. Je pense que ce droit fondamental d'être accueilli, d'être soigné, doit s'appliquer. C'est réaliste !
Europe 1 : Qu'est-ce qu'on met dans l'obligation d'accueil : l'obligation de logement d'urgence, l'obligation de soins, de réinsertion ?
X. Emmanuelli : Non, ce n'est pas comme ça. L'obligation d'accueil, c'est que les gens puissent se poser quelque part ; qu'ils puissent avoir un abri ; qu'ils puissent aller dans un lieu où ils auront un contact social, ou on pourra débrouiller leur situation. Qu'ils puissent avoir un repère, un point d'ancrage. À partir de ce moment-là, le travail peut commencer. Mais si les gens sont dans la rue, qu'est-ce que vous voulez faire ? On voit, en ce moment, un peu partout, empiriquement, les haltes de jour, les boutiques-solidarité, des espaces de solidarité, pour montrer la dynamique de l'intention. À partir du moment où on a le contact, il faut conduire les gens vers le droit commun. Je crois qu'on peut y arriver et y arriver vite. Et on doit y arriver ! Cela doit paraitre dans les textes !
Europe 1 : Qui aurait la charge de cette obligation d'accueil ?
X. Emmanuelli : Les pouvoirs publics, soit en direct à travers, par exemple, les mairies, les CCAS, soit à travers des associations, en ayant contracté, avec cette obligation de moyen. Les associations sont d'accord là-dessus, mais il faut faire un vrai contrat, clair, entre les pouvoirs publics et les associations.
Europe 1 : Combien de Français sont-ils potentiellement les ayants droit de cette obligation d'accueil ?
X. Emmanuelli : C'est difficile à dire. On n'a jamais les chiffres. Si vous prenez la très grande exclusion sur Paris, par exemple les clochards, cela fait 8 000 personnes. Mais il n'y a pas que les clochards. Il y a aussi ces jeunes en errance, qui passent d'un département à l'autre. Il y aussi les étrangers en situation régulière ou non. Cela fait beaucoup de monde et je ne peux pas vous donner de chiffres précis.
Europe 1 : On annonce 500 000 par exemple, pour toute la France ?
X. Emmanuelli : Oui, pourquoi pas. Mais par définition, c'est difficile à chiffrer.
Europe 1 : Est-ce que la notion d'obligation d'accueil vaut pour les immigrés ?
X. Emmanuelli : Oui.
Europe 1 : Même ceux qui sont en situation irrégulière ?
X. Emmanuelli : Ce n'est pas parce que l'on est un immigré que l'on doit être livré au froid, aux intempéries, à la maladie. Non non, c'est un devoir qu'on a vis-à-vis de son frère humain. Après, on voit la situation administrative. Mais quand les gens sont en danger il n'y a pas à discuter : on fait les opérations de sauvetage.
Europe 1 : Est-ce que cela tient la route à l'heure de la peau de chagrin budgétaire ? Est-ce que vous aurez les moyens de votre politique ?
X. Emmanuelli : Tout ce que je peux vous dire, c'est que c'est un chantier gouvernemental. C'est une volonté présidentielle. Dans cette mesure, je pense que s'il y a cette impulsion politique, s'il y a ce soutien politique, tout doit marcher. Budget ou pas, c'est aux structures et à l'institution de s'adapter aux besoins.
Europe 1 : il y aura une loi Chirac sur l'obligation d'accueil ? Ou une loi Emmanuelli si vous préférez ?
X. Emmanuelli : Je serais très content. Une loi Chirac, c'est très bien. Je sais que c'est la volonté du Président. Il y aura cette loi qui s'appelle la grande loi contre l'exclusion. La loi contre l'exclusion veut dire, en quelque sorte, la loi de cohésion sociale. Elle doit être aussi bien d'ordre curatif, comme vous le dites, pour les gens qui sont déjà dans l'exclusion, mais aussi, et surtout, d'ordre préventif pour empêcher les gens d'être dans l'exclusion. Donc cette loi va exister, je vous le dis. Elle va exister, on s'y est engagé !
Europe 1 : On vous demandera quand, puisqu'il y a urgence ?
X. Emmanuelli : Maintenant, on est dans la dernière ligne droite. Les propositions ont été faites. On est en train de réfléchir avec la loi de finances et il faut qu'il y ait une concordance. C'est imminent. C'est maintenant, ou à la rentrée.
Date : 12 juin 1996
Source : Le Figaro
Le Figaro : Votre intervention doit-elle être comprise comme un rappel à l'ordre de certains maires qui ont pris des arrêts anti-vagabondages, voire comme une obligation légale ?
Xavier Emmanuelli : Bien qu'il ne soit pas certain que las arrêts contra la mendicité soient légaux, il ne s'agit pas de légiférer abruptement, mais de rappeler l'obligation d'accueil en tout lieu et en tout temps que l'on doit aux personnes en danger. Il est vrai que cette population n'est pas homogène, l'une des constantes de l'exclusion étant qu'il n'y a pas de généralités, mais une série de cas particuliers difficilement codifiables dans des textes. Mon idée n'est ni de condamner ni de punir, mais de faire évoluer les mentalités. Je comprends certains maires, comme je comprends aussi certains jeunes qui arrivent l'été dans les Villes touristiques, pas seulement pour tendre la main, mais aussi pour l'animation, la convivialité.
Je m'attends donc à des discussions avec les élus, et aussi avec les médecins. La politique est faite d'échanges. Ici, le maître mot est la pédagogie. Dans ce domaine, le Président de la République a fait exactement ce qu'il fallait : il a eu le courage politique d'établir le diagnostic, et nous a confié la charge de trouver les bonnes thérapeutiques.
Le Figaro : Pratiquement, quelles peuvent être les bonnes thérapeutiques ? Peut-on traiter un vagabond volontaire ou un routard comme un authentique laissé-pour compte ?
Xavier Emmanuelli : Le plus dur est de lutter contre le paradoxe qui régit la machine de l’exclusion : plus une personne est désocialisée, moins elle a accès aux structures faites pour elle, moins elle connaît ses droits. Pour cette raison, et aussi à cause de la diversité des cas, l'État doit être le pilote des actions, mais doit contracter un partenariat étroit avec les associations pour lutter contre la maladie du lien qui est la clé de l'exclusion. Les structures existent, de la Dass aux CCAS des mairies, mais ce sont les associations, au plus près des personnes concernées, qui perçoivent le mieux les cas individuels.
Le Figaro : Qu’entendez-vous exactement par « obligation d’accueil » pour les municipalités ?
Xavier Emmanuelli : Pas seulement pour les municipalités : au niveau départemental, national. L'obligation d'accueil peut prendre toutes les formes, pourvu que l'idée formelle soit respectée : personne ne doit être en danger dans la rue. C'est le pendant de l'obligation de soins. Concrètement, elle se traduira par des dispositifs d'urgence, la multiplication des lieux d'accueil de jour - il existe déjà des « boutiques de solidarité »., des haltes, qui sont apparues empiriquement, puisque c’est un besoin. Les gens doivent pouvoir prendre un café, laver leur linge, mais surtout avoir un premier contact social qui débouchera sur ce que j’appelle le « temps d’apprivoisement », qui peut être long. L’adage « trois mois dans la rue, trois ans pour s’en sortir », est une réalité.
L’exemple de Perpignan, est très intéressant : l'an dernier la municipalité avait pris des arrêtés contre la mendicité. Une médiatrice, qui connaissait bien le terrain, a essayé de comprendre avec le maire et des associations ce qui n'allait pas. Elle a trouvé. Il existait bien des structures d'accueil, mais à la périphérie. J'ai inauguré un lieu d'accueil central « à basses contraintes ». Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de contraintes du tout ; vous payez 10 francs pour prendre une douche. Un minimum de règles est nécessaire.
Le Figaro : La future loi contre l’exclusion est-elle pensée en fonction de cette obligation d’accueil ?
Xavier Emmanuelli : Elle comprendra un texte relatif aux lieux d'accueil, des dispositifs mobiles à l'hébergement d'urgence, première étape logique vers les soins et l'hébergement social. Le tout sera assorti de facilitations de l'État. À l'époque de la décentralisation, le problème de l'exclusion telle que nous la connaissons aujourd'hui n'existait pas, et il n'y a aucun texte explicite. Il s'agit donc de réaffirmer les droits fondamentaux, de redynamiser la loi. L'obligation d'accueil est réaliste et culturelle, à la fois pour éviter d'envoyer les sans-domicile vers la municipalité voisine et pour honorer notre réputation de pays des droits de l'homme.
Date : 16 juin 1996
Source : Le Journal du Dimanche
Le Journal du Dimanche : Si vous étiez maire d’une ville confrontée à ce phénomène, que feriez-vous ?
Xavier Emmanuelli : L’errance des jeunes est certes un phénomène relativement récent mais qu’on connaît depuis quelques années. Il est préoccupant car il raconte une souffrance sociale. Si j’étais maire, je pense que je l’aurais vu venir. Je m’y serais un peu préparé.
Le Journal du Dimanche : Imaginons alors que vous ayez été élu aux dernières municipales…
Xavier Emmanuelli : Je me serais entendu avec les associations pour formuler des propositions. On ne peut pas rejeter sans dire : « Voilà ma solution de rechange. » Avant tout, j'installerais une structure d'accueil dans un endroit accessible, pas à la périphérie de la ville. Un lieu d'accueil de jour, où l’on est plus tolérant que dans des locaux administratifs. Où les gens peuvent rester sans rien dire dans un coin, où l'on peut supporter des comportements un peu agressifs. Et puis, j'enverrais des travailleurs sociaux, des éducateurs de rue, à la rencontre de ces gens. Pour établir le contact. C'est le début de l'échange.
Le Journal du Dimanche : Dans une ville comme Pau, le maire, André Labarrère, assure disposer de toutes les structures pour accueillir les SDF mais constate qu’ils continuent d’errer et de mendier.
Xavier Emmanuelli : Je ne connais pas précisément la situation à Pau. Mais il faut que les lieux d’accueil de jour soient accessibles, fonctionnels, et qu’il y ait une intention derrière. On sait qu’il y a des problèmes sanitaires, médicaux, nutritionnels. Donc je me demanderais d’abord : « Est-ce que mes structures sont réellement adaptées ? Deuxièmement, est-ce qu’elles ne sont pas trop isolées ?
Le Journal du Dimanche : Qu’a donné la médiation que vous aviez engagée l’an dernier dans des villes qui avaient pris ces arrêtés ?
Xavier Emmanuelli : Bernard Quaretta et Danielle Huèges, les deux médiateurs, ont constaté que dans ce phénomène d’errance, 80 % des jeunes en question viennent de la région même. Ils sont assez peu à venir de loin, contrairement à ce qu’on croit. Simplement, cette population se manifeste différemment de celle qu’on connaissait traditionnellement. Et elle se caractérise par une grande méfiance à l’égard du travail social et des institutions traditionnelles.
Quand on discute avec les maires en difficulté, quand on essaye de travailler avec eux, ça donne des résultats. À Perpignan, il fallait prendre le bus pour aller dans le centre d'hébergement. Maintenant, il y a un lieu d'accueil de jour en centre-ville et, à côté, un endroit où on peut prendre sa douche, laver son linge, avoir un entretien social et une consultation médicale. Il faut continuer. On a montré qu'on pouvait mettre en réseau l'État, le département, la mairie, les associations, de façon à ce que l'action ne soit ni redondante, ni contradictoire, et qu'on soit toujours sur le versant positif.
Le Journal du Dimanche : Certains des maires concernés soupçonnent d’angélisme ceux qui les critiquent.
Xavier Emmanuelli : Je comprends. On ne peut pas faire de loi générale. Moi, je ne suis pas angélique : il y a trop longtemps que je suis au contact ; je sais combien il est difficile d'établir le dialogue avec des gens qui, a priori, se méfient de vous. Mais il faut être responsable. On ne peut pas dire simplement qu'on les-envoie sur la commune du voisin. Jusqu'où ira-t-on comme ça, de rejet en rejet ? À la notion d'illégitimité ? Il y a des gens qui seraient en trop ?
Le Journal du Dimanche : Quelle réponse doit apporter à ce phénomène la future loi-cadre sur l’exclusion ?
Xavier Emmanuelli : Un concept, valable été comme hiver. De même que l'hôpital a une obligation de soins pour les gens qui sont en détresse physique, il faut l'obligation d'accueil pour ceux qui sont en grande détresse sociale. Que les pouvoirs publics se débrouillent pour trouver, chaque fois, un hébergement d'urgence.
Le Journal du Dimanche : N’est-ce pas difficile à traduire en termes législatifs ?
Xavier Emmanuelli : Très difficile. Mais je voudrais qu'on ait en tête ce nouveau droit : le droit à l'abri. Il faut mettre en place un dispositif incitatif traduisant dans les faits la notion d'assistance à personne en danger. Et pour que ce droit s'applique, il faut coordonner les efforts. Je connais des centres d'hébergement où l'on peut s'entendre dire : « On est complet, au revoir ». En réseau, on devra dire : « Moi je n’ai pas de place, mais voilà ce que je vais faire pour vous ».
Le Journal du Dimanche : Pour cause de rigueur budgétaire, la présentation de la loi-cadre vient d’être une nouvelle fois différée. N’est-ce pas gênant alors qu’elle était affichée comme la priorité du septennat ?
Xavier Emmanuelli : La loi sera présentée au conseil économique et social à la rentrée. Peu importe qu’elle soit repoussée d’un mois, deux mois. Je vous assure que la volonté du Président de la République et du Premier ministre est réelle. Cette loi se fera.
Le Monde - 20 juin 1996
On peut, on doit comprendre ce qui pousse certains maires de villes festivalières ou de la Côte d’Azur à prendre des arrêtés contre la mendicité. Ils sont face à un phénomène nouveau que l'on qualifie d'« errance » : l'on voit arriver dès le début de l'été des hommes et des femmes jeunes, bruyants et débraillés, se déplaçant en petits groupes, avec des chiens souvent, attirés par le centre de la cité et envahissant tout l'espace public, places et squares, fontaines et rues piétonnes.
On peut les comprendre, car ces villes vivent principalement du tourisme quelques mois par an et, par leur aspect, leur comportement, leurs regroupements, ces gens sont perçus, souvent à juste titre, comme agressifs et pour le moins perturbants pour les commerçants, les touristes, les habitants de ces coquettes villes du soleil habituellement sans histoires.
On peut les comprendre, mais on ne peut les approuver, car ces arrêtés taillés sur mesure sont spécifiquement dirigés contre ces jeunes et ils signifient clairement cette injonction : « Allez-vous faire voir ailleurs ! » Il ne faut pas les confondre, disent parfois les maires, avec nos pauvres ou nos clochards locaux : eux sont, hélas, les victimes de la crise qui frappe notre pays, mais ils sont discrets et familiers et nous faisons spontanément ce qu'il faut pour les aider, associations, population et pouvoirs publics.
Nous savons bien qu'il faut tendre la main à son prochain en difficulté, et nous le faisons, mais ceux-là sont différents : routards, zonards, paresseux qui ont choisi la route et son mode de vie. Ils vivent plus ou moins d'assistance, de larcins ou d'une mendicité qui ressemble fort à un racket. Ils sont bruyants, sales et pouilleux. Ils boivent de la bière et abandonnent leurs déchets au milieu des massifs de plantes. Leurs chiens sont nombreux et défèquent partout. Ils menacent les enfants et les vieilles personnes. Ils découragent les touristes et leur présence ruine les commerçants. Ils n'ont rien à voir avec la pauvreté. Qu'ils aillent donc, et c'est justice, se faire voir ailleurs !
Ailleurs où ? Ces mêmes maires répondent alors : si nous faisions, comme on nous le suggère, des structures particulières en plus des centres d'hébergement que nous avons créés pour nos malheureux et dont ils ne veulent d'ailleurs pas, ce serait un signe d'encouragement et nous créerions un phénomène d'appel. Ils viendraient alors encore plus nombreux, plus exigeants. Ce n'est pas à nous, qui avons la fatalité d'avoir le soleil et la mer, de résoudre la misère du pays. C'est le bon sens même. Voilà pourquoi les enfants de l'errance ne sont pas bienvenus.
Mais ces enfants sont là. Même s'ils gênent, ils témoignent de la blessure profonde qui mine notre pays. Si l’on regarde attentivement de quoi sont composés ces pauvres groupes, malgré ce qu'on en dit, on voit que 80 % d'entre eux viennent du département lui-même ou de la région. S'ils se sont mis en route, c'est attiré par la vie, l'agitation, la musique, la lumière et le bruit, comme ces papillons d'été qui tournent le soir autour des lampes, sans comprendre ce qui les attend.
Ce n’est pas un voyage initiatique vers un quelconque Katmandou, une quête d'aventure exotique et spirituelle, c’est au contraire l’itinérance du vide qui les fait fuir on ne sait quoi d’intolérable pour recherche on ne sait quoi d’informulé. Curieusement, ils sont souvent issus de familles sans problèmes apparents, parfois frappées par le chômage, fragiles peut-être dans lesquelles ils ne se reconnaissent plus.
Dans ces villes, dans ces banlieues d'où ils s'enfuient pour un temps, comme pour respirer, il n'y a rien qui fasse rêver, rien qui fasse espérer de l'avenir. Si, bien sûr, il existait un but ou quelque chose d'intéressant, des rencontres à faire, des endroits pour discuter, des plans à échafauder, un dessein, même vague, pour le futur, alors il est probable qu'ils ne se sauveraient pas. Ils rencontrent sur la route des compagnons de dérive, impécunieux comme eux et sans projet, vers les lieux de rassemblement, à l'instar des hobos de jadis, ces itinérants américains de la grande crise de 29, qui parcouraient les États-Unis de ville en ville, clandestinement, par les trains de marchandises.
Chaque époque a ses enfants perdus, mais ceux-là sont encore plus rejetés, encore plus déstructurés, encore plus écrasés par la misère morale, sociale et physiologique. Alors, quand ils arrivent, n'a-t-on vraiment rien d'autre à leur suggérer que d'aller se faire voir ailleurs ?
Ajouter l'exclusion à l'exclusion... Ce n'est pas que ces arrêtés soient si féroces ou si contraignants, mais l'intention affichée est claire : qu'ils s'en aillent, ailleurs, où ils veulent, dans une autre commune, bien sûr, qui risque de prendre à son tour un arrêté pour les chasser, jusqu'à ce qu'ils soient bien convaincus que, où qu'ils aillent, ils seront de trop, malvenus, illégitimes.
Comment s'étonner, alors, qu'ils se montrent insolents, agressifs, violents, exhibant leurs chiens comme on montre les dents. Le rejet engendre le rejet. C'est exactement ce qu'ils souhaitent.
Mais si l'on se forçait, si l'on allait vers eux, si, malgré les obstacles, on se rendait à leur rencontre, éducateurs aguerris, associations qualifiées, Samaritains courageux, pour discuter, se montrer, expliquer et convaincre, pour faire tomber la méfiance. Si l'on savait les aborder. Si l'on ménageait des lieux d'accueil, des haltes de jour - en pleine ville - où ils puissent se retrouver avec ou sans leurs chiens, où ils puissent prendre une douche, se laver, poser leurs sacs et bavarder à l'occasion avec le travailleur social ou le médecin, comme cela se fait désormais dans bien des villes, alors on ouvrirait un espace à la rencontre, dans le cadre du simple droit commun, dans la tolérance, qui ne veut dire ni laxisme ni abandon.