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Le Journal de l’Île : L'Europe, c'est l'ouverture des frontières, la suppression des barrières fiscales et douanières. À La Réunion, persiste l'octroi de mer. Cette taxe sera-t-elle supprimée ? Quand ?
Michel Barnier : L'Europe, c'est bien sûr un grand marché intérieur, qui repose sur la liberté de circulation, et donc sur la suppression des barrières fiscales et douanières. À ce titre, le droit communautaire s'applique dans les DOM français.
Mais l'Europe manifeste en même temps une véritable solidarité avec tous les autres départements français d'outre-mer et notamment La Réunion, mais aussi avec les Canaries, les Açores et Madère. Ces sept régions, qu'on appelle à Bruxelles les « régions ultrapériphériques » de la Communauté européenne, sont, en effet, marquées par des handicaps spécifiques liés à leur géographie : grand éloignement, insularité, relief et climat difficile, dépendance économique vis-à-vis de quelques produits...
Le traité de l'Union européenne prévoit donc que des mesures spécifiques peuvent être prises en faveur de ces régions, et en particulier les DOM. Voilà pourquoi le gouvernement français défend, dans le contentieux en cours devant la cour de justice des communautés européennes, l'idée que l’octroi de mer est compatible avec les principes communautaires.
Consciente de l'importance cruciale de l'octroi de mer pour le développement économique et social de La Réunion, comme des autres DOM, la France a proposé à la Conférence intergouvernementale qui prépare pour juin prochain le futur traité européen, un projet d'article étendant le champ des mesures spécifiques que l'Union peut prendre en faveur des régions ultrapériphériques. Ce texte, que je défendrai à nouveau lundi prochain à Bruxelles avec mes collègues espagnol et portugais, vise en particulier à préserver l'octroi de mer.
Le Journal de l’Île : La Réunion fait partie des régions ultrapériphériques, celles qui reçoivent des aides prioritaires de l'Europe. À l'heure où l'Europe s'intéresse de plus en plus aux pays de l'Est, ne risque-t-on pas de voir ces aides prioritaires baisser à court ou moyen terme ?
Michel Barnier : Votre interrogation correspond également à l'une des préoccupations du gouvernement français, comme d'ailleurs de l'Espagne et du Portugal. Elle est, elle aussi, à l'origine du projet de révision du traité européen que je viens d'évoquer. Les handicaps dont souffrent les régions ultrapériphériques, bien évidemment liés à leur géographie, ne disparaîtront naturellement pas avec l'élargissement à l'Est ou avec la réforme de l'Union.
L'Europe sera solidaire des pays de l'Est que l'histoire malheureuse a séparés de nous trop longtemps. L'enjeu en est la stabilité, la sécurité et la paix à long terme du continent européen. Mais l'Europe doit tester tout autant solidaire de ses régions les plus éloignées. Nous voulons donc absolument que le futur traité européen comporte une disposition prévoyant que l’Union continuera à prendre des mesures particulières en faveur de ses régions ultrapériphériques.
Le Journal de l’Île : L’Europe est une réalité quotidienne pour les Français de métropole et d'outre-mer, bien qu'elle reste, pour la majorité d'entre eux une notion abstraite. Quels sont les moyens mis en place par le ministère des affaires européennes pour une meilleure sensibilisation de la population ?
Michel Barnier : L'Europe est, en effet, une réalité quotidienne pour les Français de métropole mais aussi d’outre-mer : c’est l’un des messages principaux que nous voulons dire au travers du dialogue national pour l’Europe. À la demande du Premier ministre, cette initiative a débuté le 15 octobre dernier et ses premières assises auront lieu à Paris le 9 mai. Il s’agit de véritablement permettre l’information, le dialogue et le débat, sans tabou et dans le pluralisme.
Pour l'Europe, rien n'est pire que le silence. Elle a besoin d'un contact direct et proche avec les citoyens, en particulier avec les plus jeunes d'entre eux qui seront les responsables de demain. Le débat sur les questions européennes doit devenir permanent, et ne pas exister seulement en cas de crise ou de conflit.
Concrètement, des structures décentralisées – que nous avons appelées des « comités régionaux du dialogue national pour l'Europe » –, ont été mises en place en partenariat avec les préfectures de région et les conseils régionaux. Ce sont aujourd'hui plus de 1 500 rencontres qui ont été organisées sur l’ensemble du territoire.
Le « comité régional du dialogue » de La Réunion est particulièrement actif. Je voudrais profiter de l'occasion qui m'est donnée pour remercier ici très chaleureusement tous ses animateurs pour le travail remarquable qu'ils ont su mener.
Le Journal de l’Île : Remettre « l'homme au cœur du projet européen » c'est le vœu formulé par le président de la République. Comment, concrètement, peut-on y parvenir ?
Michel Barnier :Nous devons remettre l’homme au cœur du projet européen. La construction européenne ne doit pas se diluer en une vaste zone de libre-échange et se réduire à un projet économique. Et la solidarité doit être au cœur de ce projet.
C'est toute l'ambition du président de la République lorsqu'il a remis lors du Conseil européen de Turin début 1996 un mémorandum sur le modèle social européen.
Concrètement, nous disposons de moyens que nos régions doivent correctement utiliser. Les fonds structurels en sont un des volets essentiels, dont bénéficient très largement les départements d’outre-mer.
Mais il faut aller plus loin. Et c'est la raison pour laquelle la France plaide, dans le cadre de la Conférence intergouvernementale, en faveur de la constitution d’une véritable Europe sociale, que le traité de Maastricht avait négligée.
Le Journal de l’Île : Les régions ultrapériphériques qui sont des DOM, telles que La Réunion, ne sont-elles pas soumises à une concurrence paradoxale par les États ACP qui bénéficient eux aussi d’un statut privilégié, sinon protégé.
Michel Barnier : Vous savez que l'Europe vient en aide aux pays en voie de développement d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, dans le cadre de la Convention de Lomé. Nous sommes d’autant plus attachés à cet instrument de coopération qu’il s’agit souvent de l’environnement régional des DOM : Caraïbes pour les départements français des Antilles ; océan Indien pour La Réunion.
Avec nos partenaires européens, nous avons entamé une réflexion sur l'avenir de la Convention de Lomé après 2000. Sous l'impulsion de mes collègues Jean-Jacques de Peretti et Margie Sudre, les élus de La Réunion, comme des autres DOM, seront consultés à cet égard.
D'ores et déjà, la réflexion du gouvernement français tend à préserver les intérêts commerciaux des DOM de la concurrence qui pourrait naître des pays ACP, qu'il s'agisse ici de ce que l'on appelle les préférences commerciales ou les « protocoles produits ».
Notre vigilance s'exerce aussi dans le cadre d'autres négociations commerciales conduites par la Communauté. Je pense en particulier au schéma de préférences généralisées pour les produits agricoles, et à la négociation de l'accord de commerce avec l'Afrique du Sud. L’objectif est clair : nous voulons renforcer la coopération régionale, en particulier dans l'océan Indien, mais aussi préserver les productions locales réunionnaises.
Le Journal de l’Île : L'Europe est à la fois une utopie et une structure étatique inachevée. S'agissant de souveraineté, la monnaie unique constitue une avancée puissamment symbolique. À quand une politique extérieure et une politique de défense ?
Michel Barnier : La monnaie unique est un projet porteur d'avenir. Voulons-nous que nos entreprises, nos exportations continuent de dépendre, y compris en Europe, de variations soudaines, incontrôlées des taux de change ? Ou bien voulons-nous gérer ensemble la stabilité de nos monnaies, entre partenaires dont les économies sont mutuellement dépendantes ? Voulons-nous que l'Europe se dote d’une monnaie mondiale, qui lui donne une très grande stabilité vis-à-vis du dollar ?
C'est en ces termes qu'il faut décrire le projet de la monnaie unique, et c'est pourquoi il est de notre intérêt de le soutenir et d'y participer dès le départ, le 1er janvier 1999.
La Conférence intergouvernementale, qui se déroule actuellement, constitue une autre échéance importante pour préparer le visage de l'Europe de demain. L'Union européenne va s'élargir. Il faut la préparer à cette mutation.
Dans cette perspective, nous avons besoin d'une politique extérieure et de sécurité commune digne de ce nom. L'Europe doit avoir en ce domaine, une stratégie, une voix, et un visage. La France a, sur ce point, déposé des propositions précises. En matière de défense, nous sommes prêts à de nouveaux progrès, afin de permettre à l'Europe d'agir.
Au mois de juin se tiendra le Conseil européen d'Amsterdam. Nous plaidons sans cesse à la Conférence intergouvernementale pour que le niveau d'ambition qui est le nôtre soit atteint pour ce Conseil européen, afin d'aborder l'élargissement dans de bonnes conditions.
Le temps est venu d’une Europe plus politique, plus humaniste aussi !
Le Journal de l’Île : À l’heure où l’on parle de mondialisation et où, dans les faits, des orientations ultralibérales sont imposées aux sociétés et aux États, quel peut être le poids réel d’une Europe en devenir certes mais apparemment incapable de s’opposer à l’abandon des politiques sociales, aux délocalisations, à des réalités qui dépassent largement le pouvoir des États…
Michel Barnier : Franchement, je trouve votre description pessimiste ! Certes, la mondialisation est un mot qui fait peur, mais au fond cela veut simplement dire que les échanges économiques, commerciaux, culturels, etc. sont aujourd'hui mondiaux.
Pour moi, la vraie question est : « La France peut-elle tenir sa place dans cette compétition mondiale ? ». La réponse est oui : la France est second exportateur mondial de services et de produits agricoles, notre commerce extérieur est excédentaire même avec des économies « émergentes » d'Asie ou d'Amérique latine. On parle beaucoup de « délocalisation », mais savez-vous que la France est en Europe, avec la Grande-Bretagne, le pays qui reçoit le plus d'investissements directs de l'étranger ?
Toutefois, une chose est claire : nous ne pouvons gagner qu'en unissant nos forces à celles de nos partenaires de l'Union européenne. Le président de la République, Jacques Chirac, est déterminé à ce que la France participe dès 1999 à l'Union économique et monétaire, mais tout autant à ce que l'Europe politique et sociale progresse désormais au moins aussi vite que l'Europe de la monnaie et du grand marché.
C'est avec ces armes – monétaire, mais aussi politique et sociale – que l'Europe pèsera sur le cours de la mondialisation au bénéfice des États et des citoyens de l'Union.
Le Journal de l’Île : L'Europe est un État qui se constitue par et autour du droit, fait extraordinaire dans l'histoire des sociétés qui voit d'ordinaire le droit légitimer l'état de fait. Mais, pour l'heure, cette démarche souffre d'une carence qui la rend suspecte à nombre de citoyens, en ce sens que si le législatif est élu, l'exécutif paraît résulter d'une certaine forme d'arbitraire. Selon vous, quand pensez-vous qu'il soit possible que la CE se dote enfin d'un pouvoir exécutif réellement représentatif des peuples et populations qu'elle est amenée à administrer ?
Michel Barnier : La construction européenne est un processus sans équivalent. L'Europe, si souvent divisée et meurtrie par des guerres, s'efforce aujourd'hui de retrouver le chemin de l'unité. Quinze pays, tout en respectant leurs identités, veulent construire un ensemble plus solidaire, plus généreux.
Et dans un avenir proche, ils accueilleront de nouveaux partenaires.
Dans ce processus, la question des institutions n'est évidemment pas la plus simple.
Cette Union européenne peut prêter à la critique en raison de la complexité de ses procédures.
Mais ne nous trompons pas, le modèle de l'Union repose sur un fondement démocratique : le Conseil européen, c'est-à-dire la réunion des chefs d'État et de gouvernement et le conseil des ministres de l'Union sont l'instance de décision : que je sache, ils ont une légitimité démocratique. Quant au Parlement européen, il est élu par les citoyens. La Commission, pour sa part, est nommée par le Conseil européen après un vote d’approbation du Parlement européen.
Pour l’avenir, il faut que les parlements nationaux soient mieux associés dans certains domaines comme nous le demandons dans le cadre de la Conférence intergouvernementale.
Mais surtout, nous avons, nous Français, de grands efforts à faire pour parler de l’Europe entre nous, au plus près des citoyens, écouter et expliquer. C’est aussi dans cet esprit que je suis heureux de rencontrer, chez eux, les Réunionnais.