Article de M. Guy Le Néouannic, secrétaire général de la FEN et secrétaire général de l'UFF UNSA, dans "Libération" du 11 novembre et interview dans "Vendredi" du 1er décembre 1995, sur les propositions de l'OCDE préconisant de reculer les départs à la retraite et de geler le recrutement des fonctionnaires, et sur la position de la FEN et de l'UNSA face au "plan Juppé".

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Intervenant(s) : 
  • Guy Le Néouannic - secrétaire général de la FEN et secrétaire général de l'UFF UNSA

Circonstance : Parution d'un rapport sur la France par l'OCDE. Mouvements sociaux contre le plan Juppé de réforme de la protection sociale et des régimes spéciaux de retraite à partir du 24 novembre 1995

Média : Emission Forum RMC Libération - La Lettre de Vendredi - Libération - Vendredi

Texte intégral

Date : 11 novembre 1995
Source : Libération

La question des comptes sociaux est analogue au traditionnel problème des vases communicants. En cherchant à bricoler un équilibre comptable ici, on génère des déficits ailleurs. Temple de l’orthodoxie économique libérale, l’OCDE en a récemment donné un exemple dans son dernier rapport sur la France. Pour équilibrer les régimes de retraite, elle propose de reculer l’âge de départ à 65 ans. Mais à quel prix ? Aujourd’hui, sur 10 personnes qui demandent la liquidation de leurs droits à pension de sécurité sociale à 60 ans, 6 sont inactives, y compris parce qu’elles sont au chômage ou dans un système de préretraite. Compte tenu des perspectives pour l’emploi à moyen terme, quelle sera la situation si la demande ne peut être présentée qu’à 65 ans plus de chômeurs indemnisés, d’autres astuces de préretraite, ou une explosion du RMI ?

C’est ce qui rend si contestable la prétendue « transposition » aux fonctionnaires de la régression de 1993 de l’assurance-vieillesse du régime général. D’abord parce que l’effet négatif sur l’emploi pourrait être colossal. Contrairement à la situation des ayants droits du régime général, la très grande majorité des fonctionnaires restent effectivement en activité jusqu’à la retraite. Globalement, les recrutements viennent compenser les départs.

En 1993, la seule fonction publique de l’État (hors collectivités territoriales et fonction publique hospitalière) a procédé à plus de 40 000 recrutements par voie de concours. Retarder de trois ans l’âge de départ des fonctionnaires d’une manière ou d’une autre correspond, de fait, à la suppression de 120 000 recrutements dont une majeure partie en catégorie A et B (échelons supérieur, ndlr), ce qui concerne directement les étudiants actuels. Joli projet social et belle ambiance en perspective dans les universités…

D’ailleurs, en criant haro sur les « privilèges » des fonctionnaires, on oublie quelques détails. Leur système de pension découle d’une logique de fonction publique, de carrière fondée sur un engagement de longue durée après concours. La pension est donc fondée sur la rémunération correspondant au grade détenu, et non à la rémunération globale. Car les 20 % de primes et indemnités (moyenne recouvrant des situations très inégales) n’ouvrent aucun droit à pension.

Inversement, dans le secteur privé, c’est la totalité des rémunérations qui est prise en compte et non le seul salaire de base. De surcroît, à côté de la retraite de base de la sécurité sociale existent des retraites complémentaires obligatoires, auxquelles contribue nécessairement l’employeur (régimes Arrco et Agirc), qui représentent en moyenne 40 % du revenu de remplacement des salariés du privé. Sans même parler des régimes supplémentaires d’entreprise. Les systèmes diffèrent donc dans leur logique et leur fonctionnement. Or, diverses études l’ont montré (dont le livre blanc sur les retraites de 1992), à niveau de qualification comparable, les fonctionnaires ne sont pas plus avantagés en termes de montant de retraite. En mettant tout à plat (y compris le niveau des rémunérations à qualification comparables), on fait table rase des prétendus « privilèges ». La campagne acharnée d’'affolement sur les retraites est orchestrée depuis des années par des philanthropes bien connus : les banques et les compagnies d’assurance. La retraite par capitalisation leur offrirait un marché prometteur. Mais que donneront les placements, notamment obligataires, 40 ou 50 après ? Ce système a déjà été essayé par les premières assurances sociales, de 1929-1930. Cela s’est traduit par une faillite complète du système. C’est pourquoi, du reste, il a fallu en 1945 passer à un régime par répartition (les cotisations des actifs finançant globalement les retraites). La capitalisation n’est pas une solution d’avenir sûre pour les retraites. D’ailleurs quel travailleur est prêt à accepter que l’on joue sa future retraite en Bourse ? La question d’un choix individuel de complément, au-delà des systèmes obligatoires, peut se poser. Mais uniquement en complément et en en connaissant les limites…

Nous sommes prêts à la solidarité (nous revendiquons même que les heures supplémentaires puissent être transformées en postes permettant des recrutements et la fin de la précarité dans la fonction publique). Mais nous ne céderons pas au chant des sirènes et nous ne pratiquerons pas l’autoflagellation. Tant pis si cela déplaît à l’OCDE… et à quelques autres.

 

Date : 1e décembre 1995
Source : Vendredi

Vendredi : En tant que Fédération de fonctionnaires, qu’est-ce qui vous fait descendre aujourd’hui dans la rue ?

Guy Le Néouannic : Précisons tout d’abord que l’Union des fédérations de fonctionnaires UNSA, qui regroupe la FEN et la FGAF, est la première organisation syndicale de la fonction publique de l’État, ce qui lui confère des responsabilités particulières. Depuis la fin de l’été, le gouvernement a multiplié les provocations en direction des fonctionnaires et des services publics. Ce fut l’annonce du blocage des rémunérations pour 1996, quelques semaines à peine après avoir donné au ministre de la fonction publique mandat de… négocier entre autres les salaires !

Il a ensuite élaboré dans le plus grand secret un plan de réforme où, malgré nos avertissements, étaient mêlées les mesures concernant la réforme d’ensemble de la protection sociale et la question des régimes spéciaux de retraite. Deux choses qui n’ont rien à voir. Ce ne sont pas les retraites des fonctionnaires qui creusent le trou de l’assurance maladie.

Les annonces d’un régime universel d’assurance maladie, de l’élargissement du financement à tous les revenus notamment à la valeur ajoutée des entreprises, de la maîtrise médicalisée des dépenses de santé, par exemple, correspondaient à nos demandes… sous réserve de vérifier leurs applications. Car pour l’instant, la seule chose qui soit certaine c’est l’augmentation des cotisations.

Il aurait été souhaitable de prouver que l’on voulait faire une réforme équitable en commençant par mettre en place la réforme fiscale et une vraie politique de maîtrise des dépenses et d’en mesurer les effets avant de décider d’alourdir les prélèvements. La mise en place du RDS (remboursement de la dette sociale) et les nouvelles retenues sociales que celui-ci implique va peser sur les salariés et aura des conséquences sur la consommation et donc sur l’emploi.

Les agents de l’État et des services publics sont aussi des travailleurs, des citoyens comme les autres et ils n’ont pas de leçon de solidarité à recevoir des tenants du libéralisme et de la pensée unique.

Comme tout le monde, ils subiront les prélèvements qui ont été décidés. En plus on contraint leurs salaires (manière vicieuse de remettre en cause les acquis arrachés dans les négociations) et maintenant on veut démembrer leurs systèmes de retraites, et de fait remettre en cause le statut général de la fonction publique. Trop c’est trop ! Citoyens oui, vaches à lait non !

Cette attaque contre nos systèmes de retraites est en plus un non-sens économique car plus on incite les fonctionnaires à prolonger leur activité plus ils coûtent cher lorsqu’ils sont en activité et, au bout, on leur paiera les mêmes retraites. Une stupidité sociale car cela va compromettre le recrutement de 200 à 300 000 jeunes. Au moment où les universités sont en crise, bonjour les dégâts ! Une aberration politique car en globalisant les deux questions le gouvernement risque de ne laisser d’autre choix que de globaliser les oppositions à sa politique.

Vendredi : Le contexte syndical est complexe (24-28 novembre). Pourquoi l’UNSA n’a-t-elle pas appelé aux deux mobilisations ?

Guy Le Néouannic : En raison de la dissociation que nous faisons entre les deux dossiers. Dès le 15 novembre, nous avons pris l’initiative de réunir les sept fédérations de fonctionnaires qui ont décidé de riposter : pour le service public, pour le statut, pour les retraites, par une grève avec manifestations le 24 novembre. La CGT a décidé de se rallier à cette date en s’inscrivant dans la globalisation du « Plan Juppé ». C’est une sorte d’hommage à notre initiative, mais hommage qui a troublé le message initial. La grève interprofessionnelle du 28 novembre, décidée par FO, rejointe par la CGT, portait sur le retrait du « Plan Juppé » dans sa globalité. Ce n’est pas, à cette heure, notre position, nous n’avons pas appelé à cette action. La clarté et la responsabilité sont impératives dans un contexte social difficile.

Vendredi : Le blocage reste total. Qu’envisagez-vous maintenant ?

Guy Le Néouannic : Aujourd’hui, le gouvernement s’entête. Le conflit se durcit chez les cheminots, conflit centré sur les retraites et le contrat de plan à la SNCF, conflit dans lequel nos camarades de la Fédération maîtrise et cadres SNCF sont totalement engagés. Les actions se développent avec la même vigueur à la RATP. La Fédération autonome des transports, membre de l’UNSA, en partie prenante.

La FEN et ses syndicats nationaux, majoritaires dans l’ensemble de l’enseignement supérieur, soutiennent les revendications des étudiants et des personnels et ont appelé à la manifestation du 30 novembre. Face à des situations injustes, à des blocages incompréhensibles, à des menaces lourdes de conséquences pour l’avenir, le syndicalisme joue sa crédibilité. L’UFF-UNSA a pris l’initiative d’une réunion des sept fédérations de fonctionnaires et l’UNSA vient de proposer à ses partenaires le principe d’une manifestation nationale pour les services publics, pour le statut, pour les retraites et pour l’emploi.

La rue contre l’austérité

Des Impôts en plus, des salaires gelés, des retraites plus tardives, des universités sans moyens... et il faudrait que les Français soient optimistes et confiants ! Le gouvernement leur présente facture sur facture, hier la hausse de la TVA, aujourd’hui la majoration de la CSG rebaptisée RDS, demain la suppression de l'abattement de 20 % et il faudrait qu'ils aient le cœur à dépenser et à se ruer dans les magasins pour consommer. Et quand experts et chefs d'entreprise s'inquiètent du ralentissement de l'activité, le porte-parole du gouvernement ironise sur « les modes intellectuelles ». Trop, c'est trop.

Puisque le gouvernement ne veut pas les entendre, étudiants, fonctionnaires, cheminots manifestent. On disait les syndicats moribonds et divisés, la brutalité du pouvoir les a réveillés et si elle divise la CFDT elle rapproche tous les autres, y compris FO et la CGT qui n'avaient pas manifesté ensemble depuis la scission… en 1949. Le gouvernement ne peut pas reculer sans se déconsidérer : étudiants, fonctionnaires, cheminots... ne peuvent pas céder sans compromettre leur avenir. La survie d'un pouvoir contre l'avenir de millions de Français. Alain Juppé a tout à perdre, les Français jugent qu'à trop donner, ils ont beaucoup perdu. Et puisque les urnes n'ont, finalement, rien changé, Ils n’ont d'autre choix que de descendre dans la rue pour imposer le changement.

En lançant la réforme de la sécurité sociale, Alain Juppé n'ignorait pas qu'il susciterait de violentes réactions. Mais il escomptait une victoire rapide qui, après des mois d'indécision, aurait assis son autorité. Le voilà menacé d'enlisement et l'activité de paralysie.

Du coup, l'enjeu dépasse la seule personne du Premier ministre pour toucher à l'objectif fixé par le président Chirac de réduction des déficits. SI la croissance n'est pas au rendez-vous, loin de se réduire, les déficits se creuseront. Et Il faudra tout reprendre à zéro, demander aux Français de nouveaux efforts, c’est-à-dire de nouvelles hausses d'impôts.

Les Français qui manifestent, ceux, plus nombreux encore, qui « comprennent » les manifestants ne veulent pas de troisième fois. Avec Balladur, ils ont déjà payé de la CSG en plus pour réduire le déficit de la sécurité sociale : il est toujours là. De plus, il avait annoncé le retour de la croissance et les Français commencent à s'apercevoir que ce ne fut qu'un mirage. Juppé aurait dû se méfier : chat échaudé craint l'eau froide. Et les Français ont été échaudés par la politique de Balladur et la virevolte de Chirac. Alors ils refusent la douche Juppé.

La croissance n'est pas menacée par la grève des transports. Elle a été cassée par la politique Balladur-Juppé. Et la seule façon de la relancer, ce n'est ni d'aggraver les ponctions fiscales ni de porter atteinte aux retraites, mais de redonner du pouvoir d'achat aux Français. Les syndicats se sont mobilisés contre l’austérité. Demain, le mouvement pourrait bien s'élargir et se transformer en une vaste mobilisation pour une hausse des salaires. Ce serait justice pour des millions de travailleurs et une vraie chance pour la consommation et donc pour la croissance et l'emploi.