Interviews de Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication, dans "Le Monde" du 2 juillet 1997 et "Le Dauphiné libéré" du 3 juillet 1997, sur les relations entre cinéma et télévision, les négociations européennes sur le cinéma, l'aménagement du Palais de Tokyo, les relations entre l’État et les collectivités locales, sa volonté de "contrer toutes les attaques contre la culture" faites par le Front national, le soutien à la presse.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - La Montagne - Le Dauphiné libéré - Le Monde

Texte intégral

Date : 2 juillet 1997
Source : Le Monde

Le Monde : En nommant un directeur adjoint de cabinet en charge à la fois du cinéma, de l'audiovisuel, de la presse et du multimédia, vous vous êtes dotée d'une structure inhabituelle. Pourquoi ?

Catherine Trautmann : À l’heure du numérique et des nouvelles techniques de diffusion, le cinéma incarne ce qu’il nous incombe plus que jamais de défendre dans le domaine de la création. Il focalise tous les enjeux, ceux qui sont propres aux œuvres artistiques et ceux qui résultent du fait qu’il est confronté à la concurrence, y compris internationale, à des problèmes de financement lourds, et à une révolution technologique. L'organisation du cabinet reflète mon souci de connecter ces deux types d'enjeu.

Le Monde : Parmi les dossiers chauds concernant les relations entre cinéma et télévision figure l’obligation, laissée en suspens par votre prédécesseur, pour les chaines privées « en clair » d'investir à 75 % dans des films produits par des sociétés qui·ne dépendent pas d'elles. Les professionnels du cinéma espèrent que le changement de gouvernement permettra de relever ce seuil.

Catherine Trautmann : Je compte effectivement aller dans ce sens. Si le changement de gouvernement fournit l'opportunité d'un financement mieux réparti du cinéma, tant mieux. Je ne crois pas que les chaînes privées bloqueront cette évolution.

Le Monde : Certains producteurs plaident aujourd'hui pour une augmentation massive du nombre de films, proposant de passer de cent à deux cents films français par an, ce qui semble surtout correspondre aux besoins de programmation des nouvelles chaînes. Qu’en pensez-vous ?

Catherine Trautmann : Il n’y a pas de raison d’être malthusien, d’autant qu’il existe un authentique renouveau du cinéma français, en particulier grâce à ses jeunes auteurs. Mais il faut faire attention à ce que ce ne soit pas les chaînes qui déterminent les choix de production du cinéma. En tout cas, il existe au moins un champ très ouvert, celui des coproductions. Elles permettent de soutenir l’activité du secteur et d’accroître notre rayonnement à l’extérieur. Elles favorisent aussi nos concurrents, mais notre vocation n'a jamais été d'être dominants, au contraire notre intérêt est dans la remontée des autres cinémas européens.

Le Monde : Autre sujet de débat, la réglementation qui contraint les producteurs à s'allier soit avec l'un, soit avec l'autre bouquet satellite (TPS ou CanalSatellite) pour y voir diffuser leurs films. Quelle est votre position ?

Catherine Trautmann : Je suis favorable à une plus grande fluidité dans l'accès aux droits, permettant une meilleure circulation des œuvres. Il ne faut pas que les obligations de programmation jouent contre les films de cinéma. Mais ces modifications doivent être intégrées à une loi d'ensemble sur l'audiovisuel, dont j'espère qu'elle sera débattue au printemps. On ne peut pas traiter avec des bouche-trous législatifs des questions aussi essentielles que la concentration, les problèmes du multimédia et des nouveaux services. Je souhaite aborder la question de la concentration sous tous ses aspects, y compris sur celui de la concentration en capital, en particulier à propos des entreprises attributaires de marchés publics. Cette loi aura une grande importance, pas uniquement en France : la Commission européenne attend de voir ce que nous allons faire ici pour s'en inspirer.

Le Monde : Où en sont les négociations européennes sur le cinéma, auxquelles vous aviez déjà participé en tant que responsable de l'intergroupe cinéma au Parlement européen ?

Catherine Trautmann : Elles restent difficiles. Je suis revenu, lundi 30 juin, d'un conseil des ministres de la culture qui s'est soldé par un échec : du fait du veto allemand, nous ne sommes pas parvenus à obtenir l'unanimité sur la création du fonds de garantie à la production, qui permettrait pourtant de soutenir le cinéma dans l'Union, non par des subventions mais par un mécanisme de garantie bancaire, profitant à des structures de toutes tailles, y compris les plus petites. Je suis déçue de constater que nos partenaires ne mesurent pas suffisamment les implications économiques du secteur culturel, notamment en termes d'emploi, mais j'ai l'habitude : nous reviendrons sur ce dossier sous la présidence luxembourgeoise, qui commence le 1er juillet.

Le Monde : Êtes-vous obligée de passer systématiquement par le niveau européen, avec les difficultés que cela représente ?

Catherine Trautmann : Il faut se battre sur tous les fronts : tout en avançant à l'échelle européenne, on peut nouer des relations plus restreintes mais plus dynamiques avec ceux qui sont décidés à avancer. Nous bénéficions aujourd'hui d'une double opportunité, grâce, d'une part, à l'amélioration de la situation des cinématographies de nos voisins, d'autre part, à l'existence d'interlocuteurs plus attentifs à ces dossiers, notamment en Italie et en Grande-Bretagne.

Le Monde : Quelles mesures pratiques pouvez-vous rapidement mettre en œuvre ?

Catherine Trautmann : Outre des accords de soutien bilatéraux à la production comme celui que je dois signer en novembre avec le ministre de la culture italien, j'ai proposé la mise en place d'un réseau de circulation des copies à travers l'Europe, sur le modèle de ce qui existe en France. Le principal enjeu aujourd'hui est moins dans la production que dans la circulation des œuvres, c'est sur ce terrain que nous avons le plus grand retard vis-à-vis des majors américaines.

Le Monde : Les Américains ont mis en œuvre une nouvelle politique, en faisant produire des films par des filiales françaises des majors. Quelle est votre réaction ?

Catherine Trautmann : Face aux réglementations que nous sommes parvenus à instaurer, les Américains sont passés d'une stratégie fondée sur l'affrontement et la négociation en position de force à une stratégie de présence diffuse mais en constante expansion. La France est de ce point de vue un bastion : dans la plupart des pays européens, la production est tenue à plus des deux tiers par des financements américains.

Face à cette nouvelle offensive, on ne peut pas complètement se fermer, mais il faut être vigilant, en se tenant à deux objectifs : faire respecter les règles nationales, et prendre les mesures permettant de maintenir la part de marché de la production française.

Le Monde : On a vu récemment augmenter le nombre d'interdictions de film aux moins de seize ans. Que vous inspire ce phénomène ?

Catherine Trautmann : D'abord, je ne serai pas le ministre de la censure. Il existe une commission de contrôle que je laisserai fonctionner, n'intervenant qu'en cas de désaccord en son sein. Au-delà, il est normal que les films témoignent de la violence, beaucoup moins que certains cherchent à en faire commerce. Je ne voudrais pas qu'on focalise sur les films ce qu'on n'arrive pas à traiter par ailleurs, dans la cité, dans les quartiers. D'autre part, un des projets qui me tiennent le plus à cœur est le développement de l'enseignement des images. Non seulement, à l’échelle européenne, l’enseignement professionnel du cinéma, mais l’apprentissage à l’école de la lecture des images, comme on apprend la lecture des textes. C’est le meilleur moyen de lutter contre les effets nocifs de certains films, comme contre l’assujettissement du jeune public à un seul type de productions, venues de Hollywood.

Le Monde : Depuis douze ans reste en souffrance le projet de transformation du Palais de Tokyo en palais du cinéma, avec l'installation de la cinémathèque et de la bibliothèque de l'image-filmothèque. Pensez-vous pouvoir enfin le mener à terme ?

Catherine Trautmann : Je le souhaite, il faut évidemment un lieu pour le patrimoine cinématographique, lieu qui devra être également tourné vers l'avenir. Ce lieu, ce sera le Palais de Tokyo. Son ouverture a été annoncée pour l'an 2000, mais je ne suis pas en mesure de donner un calendrier, tant que la question budgétaire n’est pas réglée. J'ai hérité d'une situation financière difficile, en particulier du fait du gel de 5 % du budget total du ministère, soit plus de 700 millions de francs. Aucun autre ministère n'a subi une restriction de cette ampleur : la majorité précédente avait considéré que ce serait moins grave à la culture.


Date : Jeudi 3 juillet 1997
Source : Le Dauphiné libéré

Le Dauphiné libéré : Quels seront les points forts de votre intervention à Grenoble sur les institutions culturelles ? Estimez-vous nécessaire de maîtriser leur prolifération ? Des programmes de requalification comme celui de « Cargo » de Grenoble (la maison de la culture) vous semblent-ils devoir être multipliés ?

Catherine Trautmann : Ce n’est pas le rôle du ministre de la culture que de maîtriser la prolifération des institutions culturelles. Il y a des acteurs multiples, artistes, collectivités locales, État. La création et l’initiative sont libres, et c’est très bien comme cela. En même temps, le rôle de l’État, en particulier lorsqu’il finance, c’est de vérifier à ne pas disposer de moyens limités. L’État, en relations fortes avec les collectivités locales et les grandes institutions culturelles, doit avoir une vision globale : celui-ci doit à mon sens privilégier une répartition harmonieuse des moyens et des équipements entre Paris et la province. Un rééquilibrage doit se faire pour permettre l’accès de tous les citoyens à la culture. Les collectivités locales ont besoin d’assurances dans ce sens et les élus veulent que l'État tienne parole. La culture est entrée très tard clans la prise en compte du rôle de l'État. Pour ma part, je crois très profondément qu'il doit y avoir une politique culturelle qui contribue à l'aménagement du territoire et une politique d'aménagement culturel du territoire.

S'agissant de la question du Cargo, je voudrais rappeler que les programmes de requalification représentent le plus gros effort réalisé par le ministère en province sur celle fin de siècle puisqu'il engage 100 millions de francs sur un coût total de 223. Un tel effort doit bien sûr correspondre à des ambitions importantes et à un cahier des charges précis.
Il serait souhaitable que de tels programmes celui du Cargo est exemplaire  existent ailleurs puisqu'ils sont l'occasion de redessiner une part de la géographie culturelle d'une ville, voire d'une région. Il reste que leur coût rend impossible leur multiplication à court terme.

Le Dauphiné libéré : Serez-vous présente au Chorégies d'Orange ? Êtes-vous prête à contrer le Front national dans « ses » municipalités s'il fait peser des menaces sur' certaines activités culturelles ?

Catherine Trautmann : Oui, Je serai présente aux Chorégies car j'imagine mal que des désaccords politiques, même les plus importants, puissent avoir des conséquences négatives sur une manifestation culturelle de cette qualité et de ce rayonnement. Je serai donc à Orange pour manifester mon intérêt et mon soutien aux Chorégies.

Il y a bien sûr un vrai problème avec les municipalités Front national. Ce problème n’est d’ailleurs pas seulement culturel : il est lié à une conception politique du lien social qui s’oppose à tout ce que je crois, notamment parce qu’il nie les valeurs de solidarité et d’échange auxquelles je suis très attachée. Mais il est aussi culturel, et cela a alimenté la chronique depuis les dernières municipales, qu’il s’agisse de Châteauvallon, des Chorégies, des bibliothèques municipales, ou plus généralement des lieux culturels. Sur tous ces dossiers, la ligne que je suis est claire : elle consiste à contrer toutes les attaques contre la culture, par tous les moyens politiques, juridiques et financiers. Si toutes les communes FN poursuivent dans la ligne qu’elles ont déjà tracée, elles me trouveront toujours en travers de leur chemin.

Le Dauphiné libéré : Dans le domaine de la communication, vous vous êtes déjà exprimée sur l'audiovisuel. Avez-vous des projets pour soutenir la presse écrite ? Est-ce que le budget de la culture, porté à 1 % du budget de l'État, va aussi couvrir la communication ?

Catherine Trautmann : Soyons clairs. Le budget de la culture pèse aujourd'hui à peu près 1 % du budget de l'État. Mais, et le Premier ministre Lionel Jospin a été très net là-dessus, le 1 % n'a été atteint que grâce à des artifices comptables et à des transferts de compétences nouvelles au ministère de la culture, en particulier la direction de l'architecture et la Cité des Sciences de la Villette. Ce qui représente 2,8 milliards de francs sur un budget de 15 milliards. Il faut donc revenir à un vrai 1 % si l'on veut répondre à la prise de position du Premier ministre et faire de la culture un pilier de notre démocratie.

Mon travail dans les semaines qui viennent, c'est de convaincre mes collègues du gouvernement pour obtenir des signes forts d'inversion de la tendance. Il va de soi qu'il n'est pas question de considérer que les budgets traditionnels de la communication soient comptabilisés dans ce 1 %. Je suis extrêmement sensibilisée aux questions relatives à la presse. En tant que maire d'une grande ville, je connais le rôle irremplaçable des journaux dans la communication au sein de tous les quartiers. Comme ministre de la culture, j'apprécie la place de la presse clans le développement et l'entretien de la lecture. J'ai commencé de rencontrer les responsables des principales composantes de la presse. Il s'agit de faire le point avec eux sur ce que sont les problèmes brûlants ainsi que d'identifier les axes de travail, notre double préoccupation, abordée par le Premier ministre, étant l'indépendance des journalistes et les règles relatives à la concentration. Le climat de mes contacts actuels me fait penser que nous allons travailler de manière extrêmement positive avec l'ensemble des acteurs de ce secteur.