Texte intégral
Libération : Si vous déviez résumer d'un mot la première année de présidence Chirac, que diriez-vous ?
Lionel Jospin : Désillusion.
Libération : Et quel mot pour qualifier l'année écoulée à gauche ?
Lionel Jospin : Mûrissement.
Libération : Jugez-vous, comme Jacques Delors, que la politique étrangère du chef de l'État est globalement positive ?
Lionel Jospin : La politique étrangère est le domaine dans lequel les continuités sont les plus fortes. Cela a été vrai pour nous, socialistes, par rapport à ceux qui nous avaient précédés, et c'est vrai pour Jacques Chirac par rapport à François Mitterrand. Le nouveau chef de l'État a néanmoins commencé par une grosse faute de jugement, révélatrice de sa perception du monde : la reprise des essais nucléaires.
Libération : Jacques Chirac n'a-t-il pas renoué avec un certain style de diplomatie gaulliste ?
Lionel Jospin : Voilà la version édifiante que le palais élyséen, s'efforce de faire passer. Mais réfléchissons un instant : qu'est-ce qui a été l'élément marquant de la politique étrangère de De Gaulle, sinon la rupture avec l'Otan ? Or, que fait le Président de la République, sinon réintégrer l'Otan ? Autrement dit, Jacques Chirac, qui se veut l'héritier du général, tourne le dos à ce qui était l'élément clé, l'originalité de la politique étrangère de De Gaulle…
Libération : La volonté de Jacques Chirac de trancher avec la politique de François Mitterrand en Bosnie a-t-elle eu un effet positif,
Lionel Jospin : Je ne sais pas si son intention était de trancher avec son prédécesseur, ce que je sais, en revanche, c'est que son attitude a été juste. La position adoptée par la France a contribué à débloquer la situation. Mais les difficultés sont devant nous. Que feront la France et l'Europe pour assurer l'existence d'une Bosnie plurielle quand les troupes américaines quitteront l'ex-Yougoslavie ? Déjà, des incidents se sont produits ces derniers temps. Ces questions vont bientôt être posées à Jacques Chirac. J'attends pour juger.
Libération : L'un des domaines où le Président a le plus chercher à imprimer son style, c'est en matière de politique arabe. L'éprouvez-vous ?
Lionel Jospin : Je n'aime pas ce concept de « politique arabe ». Il est un peu manipulateur, y compris pour le monde arabe. Nous devons avoir une politique au Proche-Orient, lequel comprend Israël, qui est un pays ami. Or, on a eu l'impression, pendant le récent conflit libanais, que les Américains voyaient presque uniquement la réalité depuis Israël et la diplomatie française depuis le Liban et la Syrie. Ce n'est pas un choix heureux. L'axe stratégique qui devrait nous guider dans la période actuelle, c'est de déterminer et d'appuyer ce qui sert le processus de paix au Proche-Orient. La diplomatie de la France ne prend pas assez en compte cet objectif. Elle manque de principes et est donc hasardeuse.
Libération : Le Président a aussi tenté d'agir pour l'emploi sur la scène internationale en recevant à Lille les sept pays les plus industrialisés. Il n'est pas sorti grand-chose de cette réunion. Vous le regrettez ?
Lionel Jospin : Il faut avoir l'objectivité de reconnaître que la France a toujours eu du mal à faire avancer un certain nombre de thèmes à l'intérieur du G7. Ce qui m'a davantage préoccupé dans cette réunion, c'est qu'on a eu l'impression que Jacques Chirac n'était pas tout à fait pris au sérieux. Comme si les chefs d'État étrangers pensaient qu'il avait adopté une posture à l'usage de l'opinion intérieure française.
Libération : En quoi les socialistes se distinguent-ils du plaidoyer de Jacques Chirac en faveur d'un « modèle social européen » ?
Lionel Jospin : Comment pouvez-vous parler d'emploi et de politique sociale en Europe lorsque vous ne défendez pas le service public dans votre propre pays et que vous privatisez, quand vous menez une politique de baisse du coût du travail et que le chômage augmente ? La politique menée en France est une politique sociale. Il n'y a eu qu'un discours en ce domaine, tenu trois jours avant l'ouverture de la conférence intergouvernementale. C'est tout, ça n'est pas une politique.
La politique étrangère. « En réintégrant l'Otan, Jacques Chirac tourne le dos à ce qui était l'élément clé, l'originalité de la politique étrangère de De Gaulle. »
La fracture sociale.
« Elle s'est accrue, On ne peut bâtir une politique contre le chômage à partir du seul CIE (contrat initiative-emploi) et de la baisse des charges pour les entreprises (…). C'est comme vouloir vider un bassin avec une cuiller. »
Le « Président-citoyen ».
« Jacques Chirac a sans doute plus de simplicité que son prédécesseur dans ses dernières années. Cela ne va pas au-delà. Car une présidence citoyenne suppose des changements dans l'équilibre des pouvoirs, qui ne sont nullement mis en oeuvre aujourd'hui. »
Libération : Vous lui contestez aussi le fait de s'être attaqué à la réduction de la fracture sociale ?
Lionel Jospin : C'est même l'essentiel de ce que je lui reproche. Car c'est là que les Français attendaient le Président, et non sur la politique étrangère. À partir du moment où l'on compte 150 000 chômeurs de plus depuis mai 1995, où vous avez des gens – retraités, chômeurs – qui subissent des prélèvements supplémentaires, où les quelques mesures fiscales qui ont été prises, l'ont été en faveur des hauts revenus, et quand vous regardez la situation plus difficile des banlieues ou encore le puissant mouvement social de novembre et décembre derniers, vous avez la réponse : ladite fracture sociale, cette année, c'est accrue. On ne peut bâtir une politique contre le chômage à partir du seul CIE (contrat initiative-emploi) et de la baisse des charges pour les entreprises, à propos de la … quelle le patronat lui-même s'interroge. C'est comme vouloir vider un bassin avec une cuiller.
Libération : Le gouvernement a décidé de se pencher sur la réduction du temps de travail, que vous défendiez.
Lionel Jospin : C'est un paradoxe qui devrait éclairer les Français de voir que ce qui constituait les thèmes de campagne du candidat Chirac est abandonné et qu'on tend à vouloir nous emprunter certains des nôtres, qui étaient pris de haut à l'époque. Mais le problème n'est pas d'emprunter, il est de réaliser. Or, il n'y a pas d'initiative du gouvernement sur la réduction du temps de travail. Il n'y a pas de négociation ouverte avec les entreprises et les syndicats, comme j'avais proposé de la faire pendant la campagne présidentielle avec un objectif : les 37 heures en 1997, les 35 heures trois plus tard. On se contente là aussi d'une rhétorique.
Libération : Le gouvernement ne fait-il pas des efforts dans la maîtrise des finances publiques en annonçant le gal des dépenses et la baisse des effets de la fonction publique.
Lionel Jospin : Vous voulez dire que, au rebours de ses déclarations de campagne et sous l'invitation directe de Jacques Chirac, le gouvernement s'engage dans une politique accrue d'austérité. Cette politique ira droit à l'échec, en aggravant les souffrances d'une partie significative de la population. Nous la combattons.
Libération : Compte tenu des contraintes européennes, peut-on reprocher au gouvernement de ne pas disposer de marges de manoeuvre budgétaires ?
Lionel Jospin : Pendant toute sa campagne, Jacques Chirac a prétendu qu'il y en avait. Il ne faut pas tenir des discours simplement pour gagner une élection.
Libération : Une promesse a été tenue, celle de réformer la protection sociale…
Lionel Jospin : Là encore, le gouvernement ne fait pas ce qu'a dit le candidat. Mais sur le fond, en dehors de quelques mesures qui sont des reprises tardives de propositions que nous avions faites antérieurement et qui avaient été contestées, tel le carnet de santé, l'informatisation des cabinets médicaux, la formation pour les médecins, etc., le dispositif pour la maîtrise des dépenses de santé n'est pas à la hauteur des enjeux. Il ne prend pas en compte la dépenses dans le secteur non remboursé, il n'aborde pratiquement pas à question de l'industrie du médicament. Il ne pose pas le problème de notre politique de santé. La réforme risque de n'être pas efficace et, à terme, la probabilité est grande que les assurés sociaux se retrouvent de nouveau face à l'addition : baisse des remboursements et augmentation des cotisations, comme on vient de le faire avec le RDS. Le gouvernement pourrait alors revenir demain à ce qui est l'inspiration d'une bonne partie de ses troupes, une remise en cause de la protection sociale. Il s'amorce par l'infléchissement du paritarisme.
Libération : Si la gauche revient au pouvoir, elle rouvrira donc le dossier ?
Lionel Jospin : Je crains qu'elle n'y soit contrainte.
Libération : Comment jugez-vous le bilan législatif de la première année du septennat de Jacques Chirac, comparé à celui de la première année du premier septennat de François Mitterrand ?
Lionel Jospin : Il y avait en 1981 un élan fondateur avec les nationalisations, l'abolition de la peine de mort, les lois de décentralisation, les mesures sociales, etc. Mais là, il n'y a rien de décisif, parce que la politique conduite n'a pas de rapport avec le discours tenu pendant la campagne, qui se voulait, lui, fondateur de quelque chose d'autre, notamment d'un dépassement du clivage droite-gauche. En réalité, Jacques Chirac a renoué avec ce qui lui dictent son histoire et son milieu, une politique de droite banale.
Libération : Le ministre de l'éducation a-t-il raison de prendre son temps pour réformer l'université ?
Lionel Jospin : M. Bayrou n'a pas pris son temps, il a perdu son temps. Il est ministre de l'éducation depuis trois a et il n'a encore rien fait de significatif. On ne peut pas gérer le ministère de l'éducation nationale en polissant sa carrière politique. Le problème de M. Bayrou, qui connaît assez bien le milieu éducatif, c'est qu'il sait que reprendre, comme le suggère Jacques Chirac, la plate-forme RPR-UDF de 1993, c'est mette le feu à l'éducation. Il est pris entre deux contradictions. Il continuera donc à ne pas bouger. Il faut pourtant conduire une réforme des premiers cycles universitaires. On ne m'avait pas laissé le temps de la conclure en 1992.
Libération : L'aménagement des rythmes scolaires, cela pourrait être un bon sujet de référendum ?
Lionel Jospin : Cette question ne relève pas de solutions uniformes et simplistes. Et certainement pas d'une décision par référendum. Elle n'a de sens que si l'État met des moyens massifs pour accueillir les jeunes dans les activités sportives ou sensibles. Or, pour des raisons budgétaires, ce ne sera pas le cas. Tout cela ne me paraît donc pas très sérieux.
Libération : Faut-il de nouveau légiférer sur l'immigration ?
Lionel Jospin : S'il s'agit d'aggraver le dispositif actuel, Il est hautement souhaitable de ne pas le faire. Je vois bien la tentation qu'ont certains, à droite, de jeter des passerelles politiques vers le Front national, dans la perspective des élections législatives. Le rapport Philibert en est l'illustration. Plusieurs de ses propositions sont profondément choquantes, dans la mesure où elles mettent en cause les droits fondamentaux à la santé, à l'éducation, de la famille. Par ailleurs, ce rapport sonne aussi comme un échec pour les lois Pasqua, supposées régler le problème de l'immigration clandestine. Au passage, cela témoigne aussi du fait que l'immigration, clandestine n'était nullement due à un soi-disant laxisme des socialistes.
Libération : La gauche reviendra-t-elle sur les lois Pasqua si elle l'emporte aux législatives ?
Lionel Jospin : Si nous sommes aux responsabilités, nous aurons à légiférer pour revenir au droit du sol et supprimer tout ce qui, dans la législation actuelle, met en cause les droits de la personne humaine sans efficacité sur le plan de l'immigration clandestine. Nous aurons à définir une politique fondée sur la mise en cause de l'essentiel, c'est-à-dire le travail clandestin.
Libération : La réforme de la défense annoncée par le Président de la République vous paraît-elle à la hauteur de la nouvelle donne géostratégique ?
Lionel Jospin : Beaucoup de choses me préoccupent dans cette réforme. D'abord parce que e chef de l'État n'a pas analysé clairement ce qui, dans le contexte international actuel, justifie les bouleversements qu'il propose. Ensuite, parce qu'il n'a presque pas parlé de défense nationale, de sécurité du territoire. Je crains que la vision de Jacques Chirac de « la projection des forces » hors de France amène à considérer la France comme une force supplétive d'une politique des « intérêts vitaux » définis davantage par les États-Unis que par elle.
Libération : L'idée avancée d'une mise en commun européenne de la dissuasion nucléaire française vous paraît-elle judicieuse ?
Lionel Jospin : Ce fut une idée improvisée pour tenter de contenu l'hostilité suscitée chez nos partenaires européens par la reprise des essais nucléaires. Je ne pense pas que la clé de la dissuasion nucléaire puisse être partagée.
Libération : Êtes-vous favorable à la suppression de la conscription ?
Lionel Jospin : Il faut poursuive la professionnalisation des armées, mais garder au minimum un recensement de l'ensemble des jeunes susceptibles de faire leur service militaire, de façon que ceux-ci soient en mesure d'être encadrés par l'armée, si la nature de la menace changeait. Il faut préserver l'idée qu'un jeune doit avoir à un moment un rendez-vous avec la nation et l'institution militaire. Sous quelle forme, c'est encore un objet de débat.
Libération : Avez-vous constaté des manquements à l'impartialité de l'État promise par Jacques Chirac pendant sa campagne ?
Lionel Jospin : À l'évidence, oui. D'abord, les interventions de l'État dans les médias audiovisuels se font de plus en plus fortes. Et puis, il y a un réel interventionnisme judiciaire. Récemment, des nominations ont même été décidées contre l'avis du Conseil supérieur de la magistrature. La droite revient à ses vieux démons.
Libération : En multipliant les déplacements en province, le chef de l'État ne met-il pas en oeuvre le concept de « président-citoyens » que vous défendiez pendant votre campagne ?
Lionel Jospin : Les voyages en province sont un classique de la vie présidentielle… Mais ce qui est vrai, c'est que Jacques Chirac a sans doute plus de simplicité que son prédécesseur dans ses dernières années. Cela ne va pas au-delà. Car une présidence citoyenne suppose des changements dans l'équilibre des pouvoirs, qui ne sont nullement mis en oeuvre aujourd'hui. Le Président de la République fait aussi quelque chose de détestable du point de vue de la rénovation des moeurs politiques, il tient des discours qui n'ont rien à voir avec la réalité de la politique de son gouvernement. C'est un facteur de démoralisation politique.
Libération : Son prédécesseur faisait souvent de même…
Lionel Jospin : C'est vrai que se distancier de son gouvernement est une tentation pour le Président dans la Ve République. C'était venu à François Mitterrand dans son second septennat. Là, il n'a pas fallu plus de quelques mois…
Libération : La Gauche, depuis la présidentielle, s'est remise à parler. Vous attendez de ce dialogue un résultat concret avec les législatives ?
Lionel Jospin : Le climat à gauche est bien meilleur que le climat à droite. Il y a une volonté indéniable dans notre camp de se parler, d'échanger, de se respecter et de confronter les points de vue. Ce changement d'état d'esprit est de nature à donner un peu plus confiance aux Français dans la gauche. Mais, pour le moment, on n'a fait que constater les points d'accord et de désaccord. Si les positions restent différentes sur un certain nombre de points fondamentaux, les Français trancheront par leurs votes aux législatives. Ils diront quelle politique doit être suivie.
Libération : Vous pensez que la gauche sera prête à gouverner en 1998 ?
Lionel Jospin : Je ne sais pas si dans deux ans nous gagnerons. Mais si nous gagnons, nous serons prêts à gouverner.
Libération : Serez-vous prêt à devenir Premier ministre ?
Lionel Jospin : Cette question trouvera sa réponse le moment venu.
Libération : Quelles sont les conditions nécessaires que la gauche doit remplir pour espérer l'emporter ?
Lionel Jospin : Nous n'avons encore jamais gagné d'élections législatives sous la Ve République sans avoir d'abord remporté l'élection présidentielle. Mais il y a aujourd'hui une disponibilité plus grande de l'opinion, qui peut nous permettre de l'emporter en 1998. À cette date, les Français tireront, le bilan de cinq années de droite au pouvoir et diront s'ils veulent que ça continue ou non.
Libération : Cela signifie pour vous que l'élection se fera davantage sur le bilan de la majorité que sur les propositions de l'opposition ?
Lionel Jospin : Non. Cela se jouera aussi sur ce que nous serons capables de proposer. C'est à quoi nous travaillons.
Libération : Il vous a été beaucoup reproché cette année de ne pas jouer suffisamment votre rôle d'opposant. Vous plaidez coupable ?
Lionel Jospin : Le problème n'est pas simplement de crier, il faut aussi avoir de la voie et des choses à dire. C'est cette capacité de dire et de faire, que nous restaurons. Après 1986, j'étais déjà le premier secrétaire, il y avait eu un débat chez les socialistes sur la « guerre du ton ». Finalement, j'avais imposé le mien, équilibré. On ne s'en est pas mal trouvés en 1988, même si c'est François Mitterrand, bien sûr, qui a gagné l'élection présidentielle. Mais le Parti socialiste, l'avait bien aidé, par sa maîtrise. On ne va pas reprendre ce débat. De toute façon, une année s'est achevée, pendant laquelle on a laissé le pouvoir s'installer et les Français le juger. Notre ton, dans l'année qui vient, sera forcément différent, plus fort sans doute et certainement plus profond.