Texte intégral
Ed. SOIR/ Lundi 11 décembre 1995 /
M. BLONDEL, L. VIANNET, L. REBUFFEL
JC. NARCY : A. Juppé vient de parler de dialogue fructueux, cela vous inspire ?
L. VIANNET : Moi, je voudrais. En tout cas, je suis persuadé qu’il y a des dizaines et des dizaines de milliers de grévistes qui vont chercher à savoir ce que signifie le terme fructueux parce que j’entends des remarques disant qu’il ne faut pas des négociations fourre-tout. Or je ne suis pas pour des négociations fourre-tout. Je suis pour une discussion et une négociation qui portent bien sur les questions précises que posent et les grévistes et les manifestants.
JC. NARCY : Cela veut dire que vous exigez toujours le gel du plan Juppé ?
L. VIANNET : Absolument ! En tout cas, je suis le porte-parole de ceux et celles qui donnent la force de ce mouvement, parce que, écoutez quand même, on fait semblant de s’effrayer ; j’ai entendu J. Gandois dire également qu’il n’est pas prêt pour une négociation globale. Mais ce ne sont pas quand même ni les grévistes, ni les syndicats qui ont conduit à cette situation où le gouvernement a posé en même temps la réforme de la protection sociale au travers du plan dit plan Juppé, le problème de la remise en cause des régimes spéciaux, le problème de la remise en cause des retraites dans l’ensemble du secteur public et le problème du devenir du service public avec le rapport Borotra ! Alors, le gouvernement s’est mis dans une situation où il ne pourra pas répondre aux grévistes sans engager une véritable discussion qui englobe tous ces aspects et d’autres qui maintenant viennent à la surface.
JC. NARCY : Mais le Premier ministre vous a tendu la main tout à l’heure, quelle concession êtes-vous prêt à faire de votre côté ?
L. VIANNET : D’abord, dans la mesure où c’est lui qui a créé cette situation, c’est à lui de préciser comment il entend la régler. Ensuite, sur l’appréciation des concessions, elle appartient aux grévistes.
JC. NARCY : M. Blondel, vous réclamez toujours une négociation globale sur la Sécurité sociale, le contrat de plan SNCF, les problèmes des fonctionnaires, quelle a été pour vous la réponse d’A. Juppé tout à l’heure ?
M. BLONDEL : Je croyais qu’A. Juppé allait accepter ma proposition, je me faisais quelques illusions. Il s’agissait de sa déclaration de dimanche soir où il n’excluait pas, justement, une négociation globale. Je voudrais expliquer ce que je veux dire par négociation globale parce que, comme L. Viannet, je ne veux pas que l’on puisse dire que c’est une négociation fourre-tout. Il y a les véritables problèmes, ils sont clairs et on les connaît : le contrat de plan et la Sécurité sociale, les fonctionnaires, les services publics, les retraites, etc. Et puis on voit que le mouvement est suivi maintenant par des gens qui font une espèce de délégation, et qui sont mécontents, insatisfaits. On sent bien que derrière tout cela, il y a un problème majeur qui est celui du chômage et il y a un problème majeur qui est celui des salaires. Simplement, je demande, pour essayer de régler la situation de crise et remettre la mécanique en mouvement, que l’on traite de l’ensemble de ces dossiers. On ne peut pas me répondre qu’on ne les connaît pas. Depuis le 28 février, nous négocions avec le patronat, au moins sur la partie emploi.
JC. NARCY : Est-ce que vous demandez à revoir les salaires, comme certains de votre base, et en particulier les salaires que le gouvernement a gelé dans la fonction publique ?
M. BLONDEL : Bien entendu. Ce que je demande c’est que l’on traite de ces dossiers en ayant préparé l’ordre du jour, mais l’ordre du jour est déjà la première réunion de la négociation globale. Ceci étant, lorsqu’il y aura négociation globale, cela aura un effet d’apaisement, les gens attendront quelque chose de cette négociation et le véritable débat est clair. A. Juppé veut faire traîner parce qu’il veut que la grève s’effrite. Il est un peu comme ces patrons qui disent : « arrêtez le mouvement de grève, je discuterai après ». Mais on est à l’état de la nation et pas au niveau d’une entreprise. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire qu’il bloque, par son entêtement, l’économie de ce pays car ce n’est quand même pas nous qui avons lancé la grève pour le plaisir ! C’est lui qui a agressé, il faut quand même remettre les choses en ordre. Et nous, nous ouvrons en disant que nous sommes prêts à négocier. Je trouve déjà que nous faisons un grand pas. Nous sommes prêts à négocier si ce n’était que pour confirmer ce qu’il dit à chaque déclaration à la télévision : si ce n’est pas consigné par un papier, je vous dis que les camarades à qui cela s’adresse ne le croiront pas. C’est tout simplement normal dans une période de tension.
JC. NARCY : Une question pour L. Viannet et M. Blondel : on a souvent l’impression que votre base vous déborde. Est-ce qu’on ne peut pas dire ce soir que vous êtes un peu à la remorque des grévistes ?
L. VIANNET : Je me sens vraiment tout à fait en phase avec ce que viennent de dire les grévistes de la RATP. Et moi, je les comprends. S’ils demandent le retrait du plan Juppé, c’est bien parce qu’ils savent le lien étroit qu’il y a entre la mise en œuvre de ce plan et, très vite, la remise en cause de ce que sont leurs droits liés aux régimes spéciaux. L’ensemble du dispositif du plan Juppé représente un transfert sur les deux années qui viennent, 96-97, de cent milliards de francs des salariés vers les entreprises et vers le capital. Compte tenu que les salariés, les retraités, les chômeurs ont déjà dû subir l’augmentation du forfait hospitalier, la suppression de l’exonération des 42 francs de la CSG, c’est une formidable ponction qui va se traduire par un écrasement du pouvoir d’achat et des conséquences très dures sur la consommation qu’on est en train d’essayer de mettre en place.
JC. NARCY : Est-ce que vous ne craignez pas ce soir que les usagers en aient un peu ras-le-bol, en particulier demain. Est-ce que ça ne donne pas l’impression d’un baroud d’honneur ?
M. BLONDEL : Je crois qu’il faudrait surtout ne pas vous méprendre. C’est justement une des réflexions que j’ai eues cet après-midi avec le Premier ministre : plus il retardera une réponse positive pour une négociation et plus nous relancerons le mouvement de grève. Il ne faut pas qu’il se fasse d’illusions. C’est le jour où il dira : voilà, tel jour il y aura une négociation globale, et elle doit avoir lieu à son niveau, ce jour-là, effectivement, il y aura un apaisement. Cela ne veut pas dire que ce sera terminé, il faudra que nous obtenions des réalisations concrètes. Vous voyez les gens de la RATP, c’est leur pouvoir d’achat qu’ils défendent, ils ont parfaitement compris qu’il va y avoir des prélèvements supplémentaires, qu’on va transférer une partie des cotisations des entreprises sur les ménages, etc. Donc, manifestement, il y a une solution à trouver qui soit une solution globale et on peut faire ça assez rapidement, encore faut-il que le Premier ministre s’y prête.
JC. NARCY : L. Rebuffel, à la veille de cette mobilisation générale, qu’avez-vous envie de dire à M. Blondel et à L. Viannet ?
L. REBUFFEL : Je viens d’entendre un certain nombre de contre-vérités et en gros, au bout du compte, de pyromanes, qui demain devront faire les pompiers. Parce que j’en appelle à leur responsabilité syndicale : les premières victimes, demain, ce seront les grévistes d’aujourd’hui. Moi, j’ai dit une chose au Premier ministre, c’est que d’abord, il y a une entreprise sur quatre qui est à la veille du dépôt de bilan, dans les petites et moyennes entreprises. Deuxièmement, je me suis félicité devant lui du fait que le secteur privé a tenu bon, et heureusement, c’est comme ça que la France tient debout. Il y a 14 millions de Français, dont 9 millions travaillent dans les PME qui, tous les jours, votent avec leurs pieds, pour la liberté du travail et se lèvent à des 4 et 5 h du matin pour rentrer à pas d’heure le soir, de manière à garder les entreprises privées debout et garder leur emploi. En ce qui concerne le droit de grève, je dis : très bien, le droit de grève, mais puisqu’on doit modifier la Constitution, comme le Premier ministre l’a dit, qu’on en profite pour modifier aussi la notion du droit de grève. Comme en Allemagne, interdiction du droit de grève pour les fonctionnaires. C’est un pays développé, l’Allemagne, et en tout cas, en ce qui concerne le vote de la grève et la reconduction, surtout, de la grève, qu’on fasse le vote à bulletin secret et non pas à main levée dans des conditions lamentables, comme on peut le voir. En ce qui concerne les services publics, le Premier ministre a dit - quelle concession ! - qu’il voudrait mettre le service public à la française dans la Constitution. D’accord. Mais je voudrais être là, ce jour-là, avec mes collègues qui viennent de parler, pour rédiger la phrase de manière qu’on maintienne le service minimum. Il n’est pas possible qu’on continue, 1995 ans après Jésus-Christ, à faire un hold-up sur l’entreprise France. Ce sont les grévistes qui paieront les frais de cette grève.
JC. NARCY : La fin de la grève, c’est pour quand ?
L. VIANNET : C’est une réponse qui appartient aux grévistes. La CGT n’a pas lancé de mot d’ordre de grève, la CGT a accompagné la décision des grévistes en considérant et en partant du principe que les problèmes qu’ils posent sont des problèmes légitimes. Et si, aujourd’hui, le gouvernement n’apporte pas des réponses très précises, il va prendre la responsabilité du pourrissement d’une situation dont, j’en conviens, tout le monde a à y perdre.
M. BLONDEL : Je voudrais d’abord dire, monsieur, et je serai très bref : vous remarquerez que lorsque vous nous interrogez, nous essayons de donner une réponse, et si possible cohérente, à vos interrogations. Vous avez vu que M. Rebuffel fait de la propagande, il y va à fond et c’est très clair, il appelle quasiment au meurtre. Mais ce n’est pas le problème. Le problème de fond, c’est qu’on ne lance pas une grève en appuyant sur un bouton et on n’arrête pas une grève en appuyant sur un bouton. En admettant même que nous nous soyons trompés dans l’analyse sur le plan Juppé, sur le contrat de plan SNCF, etc., le fait que les gens nous suivent, c’est qu’ils partagent notre sentiment, et plus le conflit dure, plus nous donnons des explications et plus nous nous rendons compte que les gens nous rejoignent. Alors, c’est très clair, cela veut tout simplement dire que nous ne pouvons pas prévoir l’arrêt. Moi, la seule chose que je pense, c’est : s’il y a une négociation qui soit une vraie négociation, au niveau où il le faut, et qui traitera de l’ensemble des problèmes en suspens - je ne vais pas en créer -, alors là, effectivement, il y aura une détente et nous verrons après les gens, quand nous raconterons très exactement ce que nous avons obtenu, qui se décideront, ils continueront ou ils ne continueront pas.
JC. NARCY : L. Viannet, votre représentant cheminots a affirmé hier pleinement son objectif : le départ d’A. Juppé. Est-ce que, pour vous, c’est la solution pour sortir de la crise ?
L. VIANNET : Si, véritablement, c’était la solution pour sortir de la crise, d’abord, je crois qu’il faudrait que le président de la République prenne cette décision. Moi, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? A. Juppé s’en va, qui est-ce qu’on met à la place ? Moi, ce qui m’intéresse, ce n’est pas de savoir qui on garde ou qui on met à la place, ce qui m’intéresse, c’est qu’il y ait ouverture de négociations et que l’on apporte des réponses à ceux et celles qui font grève, à ceux et celles qui manifestent, à ceux et celles qui soutiennent et ces arrêts de travail et ces manifestations. C’est vraiment la base sur laquelle la CGT développe son action et personne ne nous détournera de cet objectif.
(Invités de JC. Narcy TF1 – 20H00)