Texte intégral
Le Point : Quel bilan faites-vous de votre action depuis un an ?
Jacques Toubon : Nous avons fait l'objet de critiques et de beaucoup d'avaries. Le rôle du gouvernement, c'était de le supporter en ayant conscience qu'il avançait. En matière de justice, il est très rare, bien entendu, de recevoir des félicitations. C'est probablement le ministère dans lequel le fond des choses est le plus indépendant, et souvent différent de ce qui se dit, de ce qui s'écrit, en bien ou en mal. Ce que j'ai fait depuis un an, c'est indépendamment de tout ce qui s'écrivait ou de ce qui se disait.
Mais cela implique d'avoir ses propres convictions, ses propres certitudes, qui permettent de traverser les orages médiatiques. Ce n'est pas un cabinet qui peut vous les donner, ni les services ou les magistrats, ni la société civile ! Il faut voir et écouter, mais refuser de penser à la fin du XXe siècle comme à la fin du XVIIIe ou du XIXe siècle. Et, en même temps, il faut se garder de se laisser aller aux fantaisies, à l'idéologie ou au médiatique. Il faut donc être résolu et pragmatique. C'est-à-dire : quand il y a des problèmes, il faut leur trouver des solutions, quitte à bousculer les principes.
Le Point : Par exemple ?
Jacques Toubon : La réforme de la procédure criminelle est un bouleversement réel. Elle introduit l'appel et donc, pour les droits de l'homme, elle est absolument positive. Dès lors, les critiques qui lui sont apportées, par exemple, sur la motivation ou la procédure du délibéré, sont des inconvénients mineurs.
Voilà ma grille de lecture : le principal et le secondaire.
Le Point : Comment concevez-vous la carrière des magistrats ?
Jacques Toubon : On fait en général deux observations. Premièrement, il ne faut pas nommer de jeunes juges dans des fonctions de responsabilités. Il faudrait donc un minimum d'ancienneté pour occuper des fonctions de juge unique, de juge d'instruction, juge des enfants, juge aux affaires familiales ou juge d'application des peines. Deuxièmement : les juges ne sont pas assez mobiles. Bien. Je réfléchis donc à des modifications de la loi organique portant statut de la magistrature qui fasse qu'on ne puisse pas occuper certaines fonctions – je dirais, globalement, les fonctions de juge unique – avant d'avoir un minimum d'expérience. Pourquoi ne pas prévoir que le jeune magistrat doit exercer d'abord avant d'avoir atteint une certaine ancienneté ses fonctions en collège, c'est-à-dire comme assesseur au tribunal, ou comme assesseur en cour d'appel. Deuxième réflexion : une certaine obligation de mobilité a été créée dans le statut. Comment et de combien la renforcer pour éviter qu'un magistrat fasse sa carrière sans presque changer de poste ou de résidence ?
Le Point : Qu'on vous comprenne bien : il ne s'agit pas de dire qu'un juge d'instruction doit, par exemple, bouger au bout de quatre ou cinq ans.
Jacques Toubon : Non, pas du tout. L'inamovibilité est intégrale. La décision de bouger ou de ne pas bouger n'appartient, bien sûr, qu'au magistrat lui-même. Et ce n'est pas une idée de circonstance, inspirée par les décisions de tel ou tel magistrat en début de carrière, relative à la détention provisoire infligée à tel ou tel. On ne changera jamais les choses si on part de ce type de raisonnement. Mais, en revanche, que dans notre statut de la magistrature, il y ait encore bien des insuffisances, c'est indiscutable. La gestion des carrières doit être mieux adaptée à ce que sont les nécessités de la justice. Cela s'applique à la répartition des postes. La règle de l'inamovibilité fait que, quand un poste budgétaire est créé quelque part, il perdure. On crée, par exemple, un poste de vice-président d'un tribunal, mais si l'activité de ce tribunal chutait et que je souhaite transférer ce poste budgétaire sur un autre tribunal en croissance, je ne le pourrais pas.
Le Point : Cela pose la question de la réforme de la carte judiciaire et en même temps des effectifs.
Jacques Toubon : Je le maintiens, je ne fais pas d'exercice de carte judiciaire ; je ne supprime pas 100, 120 tribunaux comme on l'a proposé.
Le Point : Au nom de la proximité…
Jacques Toubon : Oui, nous devons maintenir notre maillage. Toutes les évaluations faites montrent, d'ailleurs, que le rapport inconvénient/avantages en termes budgétaires est quasi nul. Cela rapporterait à peine 30 ou 40 millions. Néanmoins, la justice, telle qu'elle est implantée, ne fonctionne pas bien. C'est une évidence. Première réponse : spécialiser les juridictions. Cela permettra aux justiciables d'avoir, pour certaines affaires, une juridiction plus proche, pour d'autres affaires moins fréquentes, une juridiction plus lointaine, mais dans lesquelles on sera sûr d'avoir qualité et célérité de décision.
La deuxième piste, c'est le télétravail. Dans le ressort du tribunal de grande instance du Havre, il y a un tribunal d'instance dont dépendent deux greffes détachés : Bolbec et Fécamp. Ils se répartissent le traitement de certains contentieux. Ainsi, par exemple, en matière de saisie-arrêt, un justiciable de Fécamp peut effectuer l'ensemble des démarches au greffe de sa ville alors même que, grâce au télétravail, le dossier sera traité par le greffe du Havre sans qu'il ait à se déplacer.
Le Point : Comment éviter les déséquilibres entre les tribunaux ?
Jacques Toubon : En faisant des choix, des choix de spécialité, des choix géographiques, et en répartissant mieux les postes budgétaires en fonction de l'activité des tribunaux.
Le Point : Les problèmes de vacance ne se posent-ils pas de façon aiguë ?
Jacques Toubon : Le problème de vacance est inhérent à la continuité du service public et aux mécanismes de nomination. Il a toujours un hiatus entre le départ d'un magistrat et l'arrivée de son successeur. Sans parler de la féminisation du corps des magistrats ou des greffes qui fait que les causes de vacance augmentent. Hiatus accru par le fait que les magistrats nouveaux, ceux qui rentrent dans le corps, sont issus de l'école de Bordeaux après deux ans, c'est-à-dire que, lorsque je crée un poste budgétaire aujourd'hui et que ce poste budgétaire devrait être, faute d'autre magistrat, pourvu par un auditeur de justice, c'est dans deux ans que ce poste sera en réalité pourvu. Il y a donc un formidable décalage.
Le Point : D'où la nécessité de « magistrats volants » …
Jacques Toubon : On nomme, en effet, de plus en plus de « juges placés » à la disposition des présidents de cour d'appel quand il faut combler temporairement une vacance. Il faut aussi mettre en place des concours exceptionnels ou des concours parallèles pour faire face à l'hystérésis de l'École nationale de la magistrature. Enfin, il y a urgence à trouver, avec le Conseil supérieur de la magistrature, des améliorations au système actuel.
Le Point : On ne peut pas dire, en tout cas, qu'il y a de la « mauvaise graisse » au niveau de la justice.
Jacques Toubon : Ah ça, non ! Depuis, disons quarante ans, la justice a fait l'objet d'un traitement prioritaire à rebours. On ne lui a jamais, en fait, donné aucune priorité. Cela a une origine historique qui est la méfiance, venue de la Révolution française, à l'égard des juges. Depuis que je suis garde des sceaux, je le répète, les deux choses contre lesquelles je dois lutter sont l'indifférence et le fatalisme. On doit se battre contre le fatalisme qui consiste à dire : « C'est comme ça depuis toujours, alors continuons ! » Et, deuxièmement, on doit lutter contre l'indifférence : sauf grand scandale, l'opinion publique et le pouvoir politique sont en général assez indifférents à la justice. Et pourtant, quelle évolution ! Je cite toujours deux chiffres, assez sommaires et parlants. Depuis vingt ans, le nombre des affaires soumises à la justice a connu une augmentation de l'ordre de 300 %. Le nombre des fonctionnaires ou des magistrats a été augmenté d'environ 35 %. Par un calcul simple, on peut considérer que la magistrature et les fonctionnaires de la justice ont multiplié leur productivité par dix. Ce qui est exemplaire, c'est que, grâce à ces efforts de productivité, les délais, eux, n'ont pas augmenté en proportion de l'augmentation du contentieux. Maintenant, si on ne fait pas le nécessaire pour donner à la justice les moyens de toute nature qui lui sont Indispensables, eh bien, on risque de se trouver au début du troisième millénaire avec une embolie pure et simple de la justice.
Le Point : Vous allez donc sauver votre budget.
Jacques Toubon : Dans la rigueur budgétaire ambiante, il fera l'objet, je pense, d'un traitement particulier et, comme l'année dernière, prioritaire.
Le Point : Combien de postes pour la réforme des assises, par exemple ?
Jacques Toubon : En gros, ce sont une centaine de magistrats, cinquante postes de fonctionnaires. Mais c'est aussi, pour certains tribunaux, la création de salles d'audience.
Le Point : Vous mettrez en œuvre tout ce que vous avez annoncé ?
Jacques Toubon : La rénovation des quartiers mineurs en détention, oui. La création des unités d'encadrement éducatif renforcé, oui. Les nouveaux statuts pour certains personnels de l'administration pénitentiaire, oui. L'amélioration, toujours pour parler de choses très concrètes, du régime des indemnités des greffiers, oui. Les alternatives à l'incarcération, le milieu ouvert, oui. Enfin, en même temps que l'amélioration des droits de l'individu face au risque de détention provisoire, il est envisagé l'assignation sous surveillance électronique. Le Sénat vient de le voter avec mon accord.
Le Point : Reviendrez-vous sur la réforme des abus de biens sociaux ?
Jacques Toubon : Non, je la rattacherai plutôt à la réforme d'ensemble du droit des sociétés, et à la réflexion menée sur la dépénalisation. On peut, naturellement, travailler sur l'aspect procédure pénale, les règles de prescription, par exemple. Il faudra probablement légiférer. Il faut faire une réforme d'ensemble du droit des sociétés, c'est-à-dire de la position des pouvoirs et des responsabilités des dirigeants sociaux. Car leur responsabilité pénale doit être directement fonction de leur responsabilité globale à l'intérieur de l'entreprise, notamment pour les responsables de groupes.
Le Point : On parle rarement des réformes qui touchent au quotidien…
Jacques Toubon : En effet. Et pourtant, je veux agir de façon concrète sur des sujets aussi sensibles que la copropriété, en donnant un plus grand rôle aux copropriétaires, les successions, en raccourcissant les procédures, la fiducie, les saisies immobilières, en les simplifiant… Améliorer la vie quotidienne, c'est prendre en compte les évolutions de notre société tout en gardant présent à l'esprit ce que j'appelle notre « ordre juridique », que j'ai évoqué à propos du débat sur le contrat d'union sociale. Je veux apporter des réponses qui correspondent à des aspirations qui, pour certaines d'entre elles, sont parfaitement légitimes, tout en ne foulant pas aux pieds ce qui constitue l'ossature même de notre système juridique. Je ne veux pas créer de discriminations « à rebours », en stigmatisant telle ou telle catégorie dans notre société.
Le Point : Les victimes ont souvent le sentiment de n'être pas entendues.
Jacques Toubon : C'est pourquoi, je souhaite le traitement en temps réel des infractions pénales, toutes ces formules qu'on appelle la troisième voie, c'est-à-dire ni classement, ni renvoi devant le tribunal, mais la médiation, la rencontre, l'admonestation, l'indemnisation des victimes, la médiation-réparation, etc. Les victimes, et je dirai, de manière générale, la société, auront le sentiment que la justice a fait son devoir, même si la justice n'a pas puni. Un exemple : savez-vous qu'aujourd'hui, au parquet du tribunal de Bobigny, 95 % des infractions font l'objet d'une suite, qu'elle soit judiciaire ou pas ? Cette suite-là est possible grâce à la mise en œuvre, au-delà des réponses « classiques », de ce que j'appelle la troisième voie.
Le Point : Le tribunal de Bobigny est très en pointe, mais les autres ?
Jacques Toubon : Il y a 180 tribunaux en France, mais il ne doit pas y avoir 180 justices. Il y en a une. Cela veut dire qu'il faut porter toutes les situations au niveau des meilleures performances.
Le Point : Plus largement, comment voyez-vous l'évolution de l'institution judiciaire ?
Jacques Toubon : La France fut l'exemple même de l'État-nation. Entre autres conséquences, il faut avoir présent à l'esprit que, depuis la Révolution française, l'arbitrage des intérêts particuliers a été en grande partie remis aux autorités de l'État. L'État de droit, en France, s'est identifié pendant longtemps avec le droit de l'État. Droit, à travers lequel on pouvait jouir des libertés publiques et faire valoir ses droits.
Aujourd'hui, cette conception est contrecarrée par deux évolutions : la libéralisation de l'économie et le développement de l'indépendance des juges. Il en résulte une demande croissante de droit dans notre société, car la société civile veut, désormais, faire régler ses litiges par un juge et non plus par un fonctionnaire. Cela pose deux défis à l'institution judiciaire : un défi en volume, je l'ai dit. Le deuxième défi est plus politique. Est-ce que cette évolution nous conduit vers un État de droit où le juge serait en situation de contre-pouvoir par rapport à l'État et où il dépendrait plus de la société civile que de l'État (c'est en gros la situation des pays de droit coutumier), ou bien restons-nous dans une situation intermédiaire où la justice, toujours dans le giron de l'État, dispose de garanties d'indépendance telles que l'État est à égalité avec les autres dans le procès ? C'est, au fond, l'enjeu de toutes les réformes en cours mais aussi du débat politique, parfois houleux en ce domaine.
Le Point : Vous pensez évidemment à certaines affaires ?
Jacques Toubon : Non, pas particulièrement, mais je dirai qu'il suffit pour se convaincre, de la facette politique de ce débat, de se référer à l'attitude des socialistes dans un certain nombre d'affaires récentes. Certains pensent encore que, selon les principes de la Révolution, la justice doit être retenue, et non pas déléguée… Cela nous vaut toutes ces criailleries, qui traduisent en pratique le fait que nous sommes dans une situation intermédiaire, tiraillés entre deux époques et deux systèmes. Il nous faut trouver un équilibre stable. Nous ne le trouverons certainement pas dans la situation ancienne, celle du droit de l'État. L'alternative se résume donc entre une solution « à l'américaine » ou une solution plus originale, que je qualifierai de continentale, et dans laquelle le droit de l'État se trouve associé aux pouvoirs propres de la justice.
Le Point : Quelle est la traduction pratique de tout cela ?
Jacques Toubon : Cette traduction est très concrète, croyez-moi, mais elle passe, au préalable, par une clarification des pensées et arrière-pensées de chacun. En ce qui me concerne, j'ai déjà traduit dans les faits, les principes qui doivent, selon moi, nous guider. Je l'ai fait en refusant la procédure accusatoire en matière de procédure pénale. Cette volonté de ne pas aller vers le modèle anglo-saxon se traduira, demain, également dans les options à prendre en matière de procédure de vile. Exemple : quelle latitude faut-il donner aux parties dans le procès ? Faut-il les insérer clans un jeu de règles plus strictes, afin, en particulier, de raccourcir les délais de procédure et de jugement ? Je trancherai tous ces points prochainement.
Le Point : On n'a pas du tout parlé des affaires…
Jacques Toubon : Heureusement ! C'est l'affaire des juges ! Robert Badinter, l'autre jour, a dit : « Les juges et la presse sont aujourd'hui un pouvoir sans contre-pouvoir. » Je contresigne : c'est la vérité ; et c'est un sérieux problème pour une démocratie qui se fonde sur l'équilibre des pouvoirs.