Interview de M. Michel Rocard, sénateur PS, président de la commission du développement et de la coopération au Parlement européen, dans "Jeune Afrique" du 5 mai 1997, sur l'immigration clandestine, son opposition à la loi Debré et sa proposition de revenir au droit du sol ainsi que de refonder le droit des étrangers.

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • Michel Rocard - sénateur PS, président de la commission du développement et de la coopération au Parlement européen ;
  • Christian Casteran - Journaliste

Média : Jeune Afrique

Texte intégral

Jeune Afrique Économie : Pourquoi êtes-vous ainsi monté en première ligne contre la loi sur l’immigration ?

Michel Rocard : D’abord parce que je sois parlementaire, sénateur. Nous avions l’adopter ou à voter contre. Et puis parce que c’est un texte suffisamment important pour qu’on ne le laisse pas passer sans y regarder de près, pour éviter la casse. Et enfin parce que je suis antiraciste permanent et convaincu.

Jeune Afrique Économie : Vous faites un lien entre la loi Debré et votre combat contre le racisme ?

Michel Rocard : La loi Debré commet la faute énorme — il y en a plusieurs — de faire croire aux Français que s’il y a du chômage, c’est parce qu’il y a une immigration excessive. Ce qui est absolument faux. Cette loi a par ailleurs été présentée comme une loi contre l’immigration clandestine, ce qu’elle n’est pas. Ses dispositions les plus graves correspondent à une volonté de déstabiliser l’immigration régulière. Et ça, c’est terrible, parce que cela signifie pour des dizaines de milliers de familles ne pas pouvoir vivre normalement en gagnant leur vie, et que cela crée ainsi une situation malsaine dont, à la limite, les conséquences seront inverses à celles recherchées !

Jeune Afrique Économie : Beaucoup de Français croient en effet que si eux ou leurs proches connaissent le chômage, c’est parce que des étrangers prennent leurs emplois...

Michel Rocard : Il faut éradiquer cette croyance malsaine selon laquelle c’est la population immigrée qui crée le chômage chez les Français. Je rappelle d’abord que nous avons en France à peu près quatre millions d’étrangers, c’est-à-dire un chiffre comparable à celui que nous avions juste avant la guerre (la Seconde Guerre mondiale, NDLR). Il s’agissait alors essentiellement d’Italiens ou de Polonais. Quelques-uns sont repartis. La plupart sont devenus d’excellents Français. On en trouve dans nos institutions, au Parlement, à la direction de la CGT (Confédération générale du travail, proche du Parti communiste français), il y en a un qui est cardinal.

Après la guerre, le flot d’immigration considérable, c’est nous qui avons été le chercher. Cela commence au milieu des années soixante, cela s’accentue sous la présidence de Georges Pompidou et c’est Valéry Giscard d’Estaing qui va mettre fin, à partir de 1974, à cet immense appel à des travailleurs étrangers, faiblement qualifiés. Au total, ils seront deux millions au moins que l’on va accueillir dans les pires conditions, c’est-à-dire sans que rien soit prévu pour le logement des familles, l’éducation des enfants, l’alphabétisation.

Mais il n’en reste pas moins que lorsque ces hommes arrivent, ils trouvent tous du travail. Jusqu’à ce que notre machine économique se détériore et que l’on entre dans le cycle du chômage. Le premier décrochage se situe vers 1971-1972. Nous sommes alors à 242 000 chômeurs. Puis à 500 000 à la fin des années soixante-dix, c’est-à-dire au fond, pas très loin du plein-emploi. À la fin des années quatre-vingt, la France a 1,6 million de chômeurs. Ces décrochages se situent après l’arrêt de l’immigration. Ce qui montre bien que ce n’est pas le problème.

L’Espagne aujourd’hui n’a que 1 % d’étrangers sur son territoire, mais 22 % de chômeurs. À l’inverse, la Suisse a 17 % d’étrangers, mais seulement 5,5 % de chômeurs. En France, il y a 12,5 % de chômeurs, et 8 % d’étrangers.

Si l’on regarde l’immigration annuelle et non plus l’immigration installée, on s’aperçoit qu’elle est passée à moins de 100 000 personnes par an et concerne pour moitié le regroupement familial, c’est-à-dire des gens qui ne travaillent pas ; pour une bonne part des étudiants, qui viennent poursuivre leurs études en France — et ces étudiants, on voudrait qu’ils soient plus nombreux, puisque nous prétendons toujours avoir une influence importante dans le monde alors qu’on est en train de leur compliquer la vie ; il y a quelques cas d’asile politique et de professionnels très qualifiés auxquels on donne un certificat de travail ; des saisonniers, qui retournent chez eux à la fin de leur contrat, et puis c’est tout.

Au total, cela fait moins de 100 000 personnes, dont seulement le quart travaillent, et qui ne représentent aucun risque pour l’emploi des Français. Les services de police considèrent qu’il y a moins de 30 000 clandestins par an, sur une population de 58 millions d’habitants. C’est négligeable. Il faut donc s’occuper du chômage. C’est la priorité et c’est la raison pour laquelle mon combat essentiel porte sur la réduction du temps de travail. Il faut s’occuper de l’immigration clandestine, mais il est illusoire pour un pays qui a quelque 5 000 kilomètres de frontières et de côtes de croire qu’il peut être étanche. On ne va pas mettre des chiens policiers et des miradors partout ! Le meilleur moyen de combattre l’immigration clandestine est donc de s’attaquer aux employeurs de ces clandestins, qu’ils soient français ou étrangers. Mais pour cela, il faut du courage politique.

Jeune Afrique Économie : Après la loi Pasqua, qui avait créé un vide juridique, le gouvernement a expliqué qu’il fallait compléter ce texte. D’où la loi Debré...

Michel Rocard : Ce n’est pas pour cette raison qu’il fallait aggraver le texte précédent. Il est exact que la loi Pasqua sur les mouvements d’étrangers aux frontières, mais aussi la loi Méhaignerie qui touche au droit du sol, ont créé une catégorie, jusque-là inconnue dans le droit français, de gens inexpulsables mais non-régularisables. Le cumul de ces deux textes a créé probablement 100 000 ou 200 000 cas de personnes non-régularisables et non-expulsables.

Cela a donc créé un vide juridique qu’il fallait combler. Mais au lieu de le combler, on a régularisé quelques très rares catégories de gens qui étaient en France depuis longtemps et l’on a ouvert de nouvelles situations d’étrangers non-expulsables et non-régularisables. Et notamment avec l’article 4 bis de loi Debré qui concerne les étrangers titulaires d’une carte de séjour de dix ans. Il suffit désormais pour ceux-là que, sur simple appréciation de la police, leur présence en France soit considérée comme une menace à l’ordre public, pour que leur carte de séjour ne soit pas renouvelée. C’est le domaine de l’arbitraire !

Si la loi prévoyait qu’après une condamnation, concernant notamment l’ordre public, les cartes de dix ans ne seraient pas renouvelées, personne n’aurait rien à dire.
Mais là il ne s’agit pas d’actes commis et jugés, il s’agit de la seule appréciation de la police, non pas une intention ou un flagrant délit, mais sur la menace que constituerait une présence. Cette interprétation est rigoureusement celle du Front national. C’est monstrueux. Je pense d’ailleurs que si cette loi est attaquée devant la Cour européenne des droits de l’homme, elle sera condamnée. Tout cela est à la fois un scandale sur le plan des droits de l’homme, une bêtise économique et un danger pour la tranquillité publique dans la mesure où l’on met des milliers de gens en situation incertaine.

Jeune Afrique Économie : Qu’avez-vous pensé de la réaction de quelques « intellectuels » puis d’une large partie de l’opinion française ?

Michel Rocard : Je suis très heureux qu’il y ait eu une réaction forte.
Beaucoup de gens se sont sentis insultés dans leur honneur de citoyens français et solidaires de leurs amis étrangers. On a failli transformer les certificats d’hébergement en instrument de délation. Grâce à la protestation populaire, l’on est débarrassé de cette disposition, mais c’est toutefois minime dans un texte qui demeure inutile et dangereux.

Jeune Afrique Économie : Êtes-vous toujours dans la logique de votre fameuse phrase d’il y a quelques années, lorsque vous disiez que « la France ne peut accueillir toute la misère du monde » ?

Michel Rocard : Bien sûr. Mais cette phrase a été tronquée. J’ajoutais alors que la France, effectivement, ne peut accueillir toute la misère du monde, « raison de plus pour qu’elle traite correctement la part qu’elle se doit d’en prendre ». Lorsque j’étais premier ministre, j’ai durci le combat contre les employeurs de travailleurs clandestins. Il n’est pas question de faire n’importe quoi. Mais nous avons un devoir d’asile politique, un devoir de traiter humainement les gens qui n’ont pas d’espoir chez eux, un devoir de recevoir chez nous ceux qui veulent étudier puisque nous croyons au rayonnement de notre culture, et tout cela fait qu’il faut traiter très correctement les immigrés dont on accepte qu’ils s’installent sur notre territoire.

Une autre ambiguïté dont nous sommes sortis trop tard : l’immigration zéro n’est pas possible pour un pays de la taille du nôtre. La France a beau être un pays moyen, elle est parmi les grands moyens. Elle est un des pays les plus industriels du monde, la quatrième puissance exportatrice. Et quand elle exporte, cela veut dire aussi qu’elle importe.

L’idée selon laquelle les mouvements pourraient se réduire aux produits, aux capitaux, aux idées, aux chansons, à la culture, à la cuisine ou aux jeans, mais pas aux hommes, est une idée qui ne tient pas la route. Un pays de la taille de la France est un pays qui a besoin d’une petite immigration légale. bien accueillie, bien traitée, chaque année. C’est vrai que ça nous ne l’avons compris, et moi le premier, que tardivement. Au fond, on a déclenché le combat contre les xénophobes presque trop tard. On n’a pas vu venir le coup. Moi, ce qui m’inquiétait, c’était le chômage. Au sujet de l’immigration, je n’avais qu’un combat, c’était le travail clandestin.

Jeune Afrique Économie : Ne craignez-vous pas qu’après l’affaire des sans-papiers de l’église Saint-Bernard, ces remous autour du problème de l’immigration n’altèrent l’image de la France à l’étranger ?

Michel Rocard : C’est, en effet, assez terrifiant. Les pays membres du Parlement européen ont trouvé tout cela assez inquiétant. C’est d’ailleurs peut-être un peu hypocrite. D’autres pays peuvent avoir des attitudes plus brutales vis-à-vis de l’immigration. Mais, venant de la France, qui a une longue tradition d’accueil et qui est la patrie de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, c’est plus voyant. On attend de la France, plus engagée dans ce domaine-là, autre chose. Un chef d’État africain m’a dit : « Dépêchez-vous de mettre de l’ordre dans tout ça, parce que nous n’enverrons plus nos enfants faire des études dans votre pays. Ils s’y font insulter. Nous les enverrons aux États-Unis ou ailleurs. » Et ça, c’est très grave.

Jeune Afrique Économie : Si la gauche revient au pouvoir, est-il dans ses intentions d’abroger la loi Debré ?

Michel Rocard : Pas seulement de l’abroger, mais revenir au droit du sol, refonder les droits des étrangers et généraliser la politique des accords négociés avec les pays d’origine. Tous les pays d’Europe, globalement, ont une démographie en baisse. Si on veut qu’en 2030 les 15 pays de l’Union européenne aient la même population qu’aujourd’hui, ils devront accueillir 7 millions d’immigrés par an.

Jeune Afrique Économie : Le gouvernement veut fixer les populations africaines désireuse d’émigrer, au Mali par exemple, en développant des projets de coopération. Qu’en pensez-vous ?

Michel Rocard : C’est une bonne réponse, mais il faut le faire d’une façon plus sérieuse que ce qui est fait actuellement. Les fonds d’aide publique au développement sont en baisse, mais c’est bien de cela qu’il s’agit de faire. Le problème est moins le niveau absolu de développement que de donner aux hommes des raisons pour que l’avenir soit meilleur que le passé.

Jeune Afrique Économie : La politique africaine de Paris vous paraît-elle adaptée ?

Michel Rocard : Nous connaissons quelques évolutions démocratiques tout à fait significatives. Au Mali, par exemple. Le Sénégal reste une vraie démocratie même s’il se débat dans des difficultés économiques très graves. Les inquiétudes que nous pouvions avoir sur le régime ivoirien étaient certainement excessives. La transition démocratique s’amorce au Gabon. Le Burkina Faso apprend la démocratie.  Bien sûr, il peut y avoir des retours en arrière. Si Didier Ratsiraka ou Mathieu Kérékou sont aujourd’hui à nouveau au pouvoir, c’est parce qu’ils ont été réélus au suffrage universel. Le parti unique, c’est terminé ! Il y a donc quand même des progrès. L’Afrique a besoin de la stabilité, d’un cadre juridique pour assurer son développement, et il y a de plus en plus de chefs d’États qui le comprennent.