Texte intégral
J.-P. Elkabbach : La réforme des entreprises publiques du domaine concurrentiel s’accélère : en premier lieu, France Télécom, dont l’Etat va vendre un tiers du capital et dont 20 % seront en Bourse le 20 octobre. Est-ce que ce sera son statut définitif ?
D. Strauss-Kahn : Oui, absolument. Il nous a semblé qu’il fallait un plan d’ensemble pour l’avenir de France Télécom. Donc, Lionel Jospin a voulu un plan qui concerne à la fois les alliances internationales mais aussi la recherche, la création d’un réseau de recherches français sur les télécoms, la politique sociale de l’entreprise. Sur ce point particulier, il faut, pour que France Télécom puisse se développer et rester le quatrième opérateur mondial, faire des alliances internationales. On le sait : l’allié avec lequel on travaille depuis un certain temps mais pour lequel il faut échanger des titres pour que vraiment une sorte de mariage se fasse, c’est Deutsche Telekom, l’entreprise allemande, au demeurant publique.
J.-P. Elkabbach : Il y a cinq mois, la gauche disait « l’Etat reste maître à 100 % ». En octobre, il le sera aux deux tiers. Si le marché le commande, dans un an, les parts privées peuvent être à 49 %.
D. Strauss-Kahn : Non. Nous voulons que l’Etat reste largement majoritaire. Il sera là sensiblement au-dessus de 60 %, à 62-63 %. Il n’y aura que 20 % dans le public. Le reste, c’est le personnel et puis notre allié allemand, Deutsche Telekom. Pourquoi ? Parce que pour faire cette alliance, il faut faire la cotation sur le marché. Donc, c’est très différent de ce que voulait le gouvernement précédent : il voulait, un peu par idéologie, privatiser par principe. Nous, nous disons : « Si ce n’est pas nécessaire, on ne fait rien. Si c’est nécessaire parce qu’il faut coter en Bourse pour connaître la valeur, pour pouvoir échanger avec Deutsche Telekom, alors on le fait. Soyons pragmatiques ». Mais tout ça, c’est l’intérêt de l’entreprise.
J.-P. Elkabbach : Pourquoi parlez-vous d’idéologie en parlant des autres et pas en parlant de vous ?
D. Strauss-Kahn : Parce que je crois que ce qui caractérise justement ce gouvernement – d’ailleurs le Premier ministre, dans son discours de politique générale, a été clair là-dessus – c’est qu’on n’a pas de doctrine absolue là-dessus : il ne s’agit pas de dire « tout doit être privé » ou « tout doit être public ». Ce n’est pas le « ni-ni » d’avant non plus. C’est le « et-et » : et le secteur public, et le secteur privé. Nous croyons au secteur public. Il a de l’utilité. Nous croyons aussi que le secteur privé doit exister. La majorité précédente, c’était « tout privatiser ». C’est absurde, comme ce serait absurde de dire « tout public ». Il faut l’alliance, un nouvel équilibre, une nouvelle alliance entre le public et le privé. C’est le cas pour France Télécom.
J.-P. Elkabbach : Oui, mais toujours l’avantage à l’Etat.
D. Strauss-Kahn : Non, ça dépend. Regardez : le GAN et le CIC, dont j’ai annoncé qu’ils seraient mis sur le marché en juillet…
J.-P. Elkabbach : Qui vont l’être ? Quand ça ?
D. Strauss-Kahn : Dans les semaines et mois qui viennent, plutôt les semaines. C’est quelque chose où, en effet, parce qu’on a considéré que c’était l’intérêt de l’entreprise, elle sera entièrement mise sur le marché. Mais pour France Télécom, qui a une mission de service public, il fallait que l’Etat reste à peu près aux deux tiers dans le capital.
J.-P. Elkabbach : Le nouveau crédo du Gouvernement sous Jospin, c’est « et-et » ?
D. Strauss-Kahn : Et-et : c’est l’intérêt de l’entreprise et l’intérêt national.
J.-P. Elkabbach : La CGT, à France Télécom, promet la grève. Est-ce que ça peut remettre en cause la décision du Gouvernement ?
D. Strauss-Kahn : Non. Ce Gouvernement prend des décisions et les met en œuvre. Il discute avant. La concertation du personnel a eu lieu. M. Delebarre s’en est très bien chargé. Aujourd’hui, la décision a été annoncée. Elle sera conduite à son terme.
J.-P. Elkabbach : A propos d’Air France, l’une des missions du prochain président, du successeur de C. Blanc, sera-t-elle d’ouvrir le capital probablement jusqu’à 49 % et dans quels délais devra-t-il le faire ?
D. Strauss-Kahn : Je suis très surpris de ce qui est dit sur Air France. Là aussi, de nouveau, il y a beaucoup d’idéologie. Que disons-nous ? Comme pour France Télécom, il faut ouvrir le capital, en mettre une partie sur le marché, permettre les alliances internationales d’Air France. Quand j’entends, notamment à droite en France – il faut bien que ces messieurs disent quelque chose ! – dire : « La France renie ses engagements de privatisation », je veux dire très solennellement devant vous que c’est faux ! J’ai sous les yeux une dépêche qui vient de la Commission de Bruxelles et qui dit exactement le contraire. Elle dit : « Nous ne demandons pas qu’une entreprise soit privée ou publique ». Elle dit qu’à l’époque, le gouvernement de droite de M. Balladur a dit « nous allons privatiser, c’est la seule manière d’avoir la concurrence.
J.-P. Elkabbach : C’était pour avoir 20 milliards !
D. Strauss-Kahn : OK. Ce que dit Bruxelles, c’est : la décision pour avoir les 20 milliards, puisque la seule manière d’avoir la concurrence, selon le gouvernement Balladur, c’était de privatiser, on a dit « privatisez ». Mais elle dit aujourd’hui – je cite : « Si le gouvernement aujourd’hui estime que ce n’est pas le seul moyen et qu’il faut peut-être ne pas privatiser, ce n’est pas du ressort de la Commission européenne. Tout ce que nous voulons, c’est que les règles du marché soient respectées. Peu nous importe la forme de l’entreprise.
J.-P. Elkabbach : Cela veut dire que vous demandez aux entreprises, France Télécom, Air France et d’autres, de respecter la concurrence, d’être performantes et d’être encore plus rentables ?
D. Strauss-Kahn : Absolument. D’être performantes, de faire leur place sur le marché mondial. Mais nous croyons en effet, comme le dit Bruxelles, que la voie n’est pas la privatisation : on peut le faire en étant public. D’ailleurs, le redressement d’Air France qui est à l’œuvre aujourd’hui, il s’est fait alors que l’entreprise était publique. Pourquoi ne pas continuer comme cela ?
J.-P. Elkabbach : Vous voulez dire sans ouvrir ?
D. Strauss-Kahn : Non : pourquoi ne pas continuer avec une majorité publique ? Nous allons ouvrir mais nous conserverons une majorité publique dans Air France comme dans France Télécom.
J.-P. Elkabbach : Mais dans quels délais faudra-t-il que le nouveau ouvre ?
D. Strauss-Kahn : Cela va se faire relativement rapidement. De la même manière, à mesure que les alliances avec les partenaires devront se faire. Il y a des grands réseaux internationaux.
J.-P. Elkabbach : D’ici à la fin de l’année ?
D. Strauss-Kahn : Non, peut-être un peu plus tard car, contrairement à ce qu’on dit là aussi, même pour les libéraux qui disent : il faut privatiser Air France », c’est absurde car Air France n’est pas en situation aujourd’hui de pouvoir le faire. Air France revient tout juste à l’équilibre et donc l’ouverture se fera plus tard. ET, dernier élément, on a dit : le Gouvernement cède au PC. Cela n’a pas de sens. Le ministre de tutelle d’Air France, c’est Jean-Claude Gayssot en effet, ministre communiste, mais le ministre de tutelle de France Télécom, c’est moi. Est-ce qu’on va dire que je fais partie du PC sous prétexte que je pense qu’il faut conserver la majorité dans France Télécom ?
J.-P. Elkabbach : Mais vous avez un allié dans France Télécom. Si vous n’aviez pas d’alliance avec le PC, peut-être que techniquement et politiquement, vous auriez envie d’aller plus loin ?
D. Strauss-Kahn : Pas du tout. Techniquement et politiquement, nous pensons qu’il est utile que, dans France Télécom comme dans Air France, on garde la majorité. C’est une question idéologique. Quelle différence entre 49 % et 51 % ? C’est de l’idéologie. Nous, ce que nous disons, c’est : faisons les choses, aujourd’hui la privatisation d’Air France n’est pas à l’ordre du jour, ce qui est à l’ordre du jour, c’est l’ouverture du capital.
J.-P. Elkabbach : Quand il y aura contradiction entre vos promesses et les réalités, vous choisirez quoi ?
D. Strauss-Kahn : C’est sans doute que si les réalités ont été bien analysées, nos promesses posent un problème. A ce moment-là, nous aurons une discussion avec le pays sur telle ou telle question, pour dire : voilà, nous avions pensé qu’il faut faire ça, la réalité est différente, que faisons-nous ? Mais je n’ai pas encore rencontré de situation de ce genre.
J.-P. Elkabbach : La vente du tiers de France Télécom va rapporter au Budget 40 milliards. Qu’allez-vous en faire et que pouvez-vous dire du Budget que vous êtes en train de préparer ?
D. Strauss-Kahn : Les 40 milliards en question servent à recapitaliser d’autres entreprises publiques, notamment Thomson Multimédias que, contrairement à la majorité précédente, nous voulons garder dans le secteur public et puis, il y en aura une partie qui sera presque recyclée dans le secteur des hautes technologies. France Télécom vient de la haute technologie, ça sera réutilisé pour cela, pour notamment faire du capital risque en direction des entreprises innovantes dans ce secteur.
J.-P. Elkabbach : On raconte, pour le Budget, que les ménages seront autant frappés que les entreprises, c’est vrai ?
D. Strauss-Kahn : Les ménages seront aussi peu ponctionnés que le seront les entreprises, en effet. Il y a très peu de modifications en matière fiscale dans le Budget ou plutôt, il n’y a que des modifications qui touchent ce que l’on appelle techniquement des niches, c’est-à-dire des moyens d’échapper à l’impôt. Mais il n’y aura aucun changement de taux, aucun changement du barème. Simplement, des situations parfois scandaleuses, qui permettent à des gens qui ont beaucoup de revenus d’échapper à l’impôt, seront supprimées.
J.-P. Elkabbach : Et la CSG va augmenter de 2 ou 4 points ?
D. Strauss-Kahn : Ce problème-là n’est pas encore tranché. Deux, c’est probable, c’est entre trois et quatre que le choix doit se faire. Est-ce qu’on fait tout cette année, quatre, ou est-ce qu’on fait trois cette année et un l’année prochaine ? Le Premier ministre n’a pas encore tranché. Cela dépend de l’analyse qu’on fera dans les jours qui viennent – cela doit être fait rapidement – sur l’équilibre de la Sécurité sociale, la justice sociale et puis la Conférence, puisque c’est aussi un des éléments du débat de la Conférence sur les salaires.
J.-P. Elkabbach : Et les ministères prioritaires ou favorisés, quels sont-ils ?
D. Strauss-Kahn : C’est l’Education, la Recherche, la Culture et la Justice. Ce sont les ministères qui représentent les valeurs profondes qu’on veut faire avancer. Et puis, il y a des ministères pour lesquels les crédits croissent moins vite. Au total, les crédits d’ensemble croissent à 1,4 %, c’est exactement le taux de l’inflation prévue, un centime de plus que l’inflation.
J.-P. Elkabbach : Et la France sera prête ou pas pour les 3 % de déficit prévus pour être au rendez-vous de l’euro ?
D. Strauss-Kahn : La France sera prête pour le rendez-vous de l’euro à la fin de l’année, dans les mêmes conditions que nos partenaires et je suis convaincu qu’en effet, au prochain printemps, l’euro se mettra en place.
J.-P. Elkabbach : Après les 100 jours de votre victoire-surprise, vous avez l’impression d’avoir pris des décisions, que vous êtes adaptés, que vous n’avez peut-être pas tenu tous les engagements ? Que retenez-vous de ces 100 jours ?
D. Strauss-Kahn : Sur les engagements, j’ai le sentiment que nous les tenons. Ce qui m’apparaît le plus frappant dans ces 100 jours, c’est que je crois que le gouvernement de Lionel Jospin a réussi à redonner un peu de confiance au pays. Confiance dans l’avenir économique, ça se sent tous les jours sur les indicateurs de marché, de la consommation. Et puis, surtout aussi, confiance dans l’action politique, c’est-à-dire qu’il y a un Gouvernement qui dit les choses, qui les fait, ça bouge, ça n’est pas la même politique que précédemment. L’idée c’était de dire, vous vous en souvenez, qu’il n’y a qu’une seule politique possible, c’est la pensée unique, on ne peut pas faire autre chose. Eh bien, on voit aujourd’hui, les Français voient qu’on peut faire autre chose. Et puis, il y a eu des grandes choses déjà réalisées, de la hausse du SMIC au bouclage du Budget. La majorité précédente disait : c’est impossible. Presque, il y avait eu dissolution parce qu’on ne pouvait pas faire le Budget. On va le faire sans augmenter les impôts, sans dépasser les 3 %. Les emplois jeunes seront en place, ça va être voté la semaine prochaine à l’Assemblée, l’euro sera réalisé. Bref, la confiance dans une politique différente, une politique où la vie des gens compte, où la concertation a lieu mais où le Gouvernement ne se laisse pas impressionner ni par un patron ni par les marchés, il mène sa voie ; eh bien, cette confiance-là est revenue, je crois.
J.-P. Elkabbach : Quand vous dites réalistes de gauche, vous additionnez le rêve et la réalité, il n’y a pas un risque de schizophrénie ?
D. Strauss-Kahn : Non, il y a un risque parce que ce n’est pas facile à faire, vous avez raison. Mais il faut être réaliste et nous sommes évidemment à gauche et je crois que Lionel Jospin tient bien les deux bouts de la ficelle.