Texte intégral
18 juillet 1997 Intervention FNESER « Comment inscrire le modèle républicain dans une politique culturelle municipale ». XVIIe rencontres des socialistes Avignon.
Si j’ai bien volontiers accepté l’invitation de B. Poignant à venir parler cet après-midi avec vous c’est bien sûr parce que ministre socialiste aujourd’hui je n’oublie pas que j’étais, il y a peu, maire socialiste et que ma place aurait été très normalement avec vous. Mais c’est aussi parce que, après presque deux mois d’une vie que vous imaginez assez trépidante et contrainte par la gestion des urgences, j’ai éprouvé le besoin de m’arrêter un peu pour réfléchir avec vous sur un thème qui est je crois central dans la conception de la politique que j’ai à mener au sein du Gouvernement.
Une politique que je ne voudrais pas concevoir et mener sans vous : élus locaux qui sont les acteurs et les partenaires évidents de l’action de l’État ; élus locaux socialistes qui sont les acteurs et les partenaires évidents de l’action du Gouvernement.
Pour parler franchement, je me disais en préparant cette intervention que l’on aurait aussi bien pu poser le problème dans des termes totalement symétriques à ceux que vous avez choisis : « comment inscrire le modèle républicain dans une politique culturelle municipale ? » ; il y a malheureusement quelques communes dans cette région dans lesquelles de nombreux acteurs culturels s’interrogent plutôt sur la question de savoir comment l’on pourrait inscrire une politique culturelle municipale dans le modèle républicain. Toulon, Vitrolles, Marignane et Orange sont des dossiers que j’ai trouvés ouverts sur mon bureau au ministère de la culture, quatre villes qui après l’abandon politique vivent aujourd’hui le renoncement culturel dans des conditions parfois tellement caricaturales que l’on a peine à croire que la République ait encore quelque chose à voir avec tout cela. Quant à la culture elle n’est plus rien pour eux quant par exemple les Mégret licencient la directrice d’un cinéma pour la remplacer par le projectionniste d’un cinéma pornographique de Marseille.
Pour résumer ma pensée avant de la développer, je voudrais vous redire ce que j’ai déjà souvent dit : la culture ce n’est pas seulement des créateurs et des objets qui se montrent ou que l’on montre à des publics ; la culture c’est d’abord le rapport à l’autre, l’une des expressions les plus achevées par lesquelles les hommes et les femmes entrent en relation. En cela, en ce qu’elle est autant un instrument que la base même du lien social la culture ne peut pas se penser, au moins pour nous, indépendamment du modèle républicain qui est l’expression politique, la représentation intellectuelle et institutionnelle du lien social.
Pour autant, il me semble que trop souvent au cours des dernières années l’action culturelle a été sollicitée dans les tentatives de reconstruction de ce lien social. Mais l’instrumentation de la culture au profit des effets d’annonce ou de la promotion du ministère de la culture a été privilégiée au détriment d’un travail durable, régulier et profond.
Si le modèle républicain ne peut trouver son sens qu’à la condition que chaque citoyen sache ce qui le relie aux autres et à la cité, le lien social en question ne peut être construit que sur la base d’un contrat. L’action culturelle ne peut prétendre à combler toutes les ruptures du contrat : droit au travail, au logement, au minimum vital.
L’action culturelle ne peut être une médecine sociale qui exonère la collectivité de ses devoirs à l’égard des exclus.
Et ce que je dis là pour remettre en cause une attitude fréquente de mon ministère vaut aussi parfois pour certaines collectivités locales et plus encore je crois pour l’action culturelle commune menée entre l’État et les collectivités en particulier les communes. Je crois, et cela fera l’objet d’une action de ma part dans les mois qui viennent, que nous devons travailler ensemble à une conception intelligente et réellement concertée de l’action culturelle dans le territoire, en particulier dans les villes, en sortant des faux semblants qui consistent à qualifier de culturelle toute action de quartier qui amène les gens à se rencontrer et à se parler et surtout à échapper aux oppositions stériles entre des projets nobles et véritablement culturels menées par les uns et des actions plus modestes mais bien essentielles menées par les autres.
Si l’on dépasse les conceptions de chapelle et si l’on essaie d’éviter de mettre la culture au service systématique et peu réfléchi de toute action sociale il reste nécessaire de s’interroger sur les conditions d’une véritable citoyenneté culturelle. Celle-ci suppose à mon sens trois efforts constants de l’État et des collectivités territoriales :
Il faut d’abord assurer pour à une éducation fondamentale qui donne à chacun la clé des langages artistiques ; le savoir sur la culture est le plus constitutif de repères et contribue le plus sûrement à l’affirmation de l’identité. Dans le même temps, il me semble que cette construction d’identité, sur la base de connaissances et de pratiques partagées est également celle qui peut dépasser et transcender les appartenances et les communautés. Je n’ai aucun goût, car je sais trop où elle mène, pour l’exaltation des identités locales ou nationales en matière culturelles comme dans d’autres domaines d’ailleurs.
Le discours sur l’exception culturelle, porté par mon ministère et que je reprends bien volontiers à mon compte, n’a rien à voir avec cela. C’est le refus de l’impérialisme culturel et donc de l’acculturation c’est à dire l’importation mécanique, sans autre forme de réflexion sur le rapport des gens à la culture, sans échange réel ; c’est la défense et le moyen de demeurer des acteurs culturels et non de simples consommateurs passifs.
Mais ça n’est sûrement pas la négation de l’échange entre les cultures et les gens ; il n’y a pas une culture alsacienne ou française figée pour l’éternité que l’on doit montrer aux autres en les mettant bien en garde contre toute tentative d’enrichir ces cultures par leurs propres apports.
Mais je crois une fois de plus que cela on ne le comprend bien que lorsque l’on a accès à une réelle éducation artistique. L’« identitarisme » culturel c’est la réponse facile à la méconnaissance de l’autre et de sa culture, car cette identité culturelle on pense l’avoir en soi, dans ses gênes. Et l’on pense souvent, surtout, que bien sûr, cette culture est la meilleure, la plus forte, ce qui ne favorise pas l’échange et le dialogue.
En second lieu une véritable citoyenneté suppose que les pouvoirs publics sachent reconnaitre les pratiques culturelles sans imposer un modèle esthétique. De ce point de vue, le ministère de la culture a trop négligé les pratiques des amateurs au travers desquelles les gens expriment une ambition et un désir artistiques. Une fois de plus, le citoyen n’est pas seulement quelqu’un qui entend, qui regarde. C’est aussi et surtout quelqu’un qui crée, qui doit créer.
Enfin, la citoyenneté exige que chaque individu puisse accéder au patrimoine culturel. Et là encore, je ne souhaite pas poser le problème en termes exclusifs de contemplation. Accéder au patrimoine culturel, c’est aussi le comprendre, l’utiliser au profit de l’avenir et, à cet égard, j’attache un grand prix au rôle de l’architecture.
Education artistique, reconnaissance des pratiques culturelles, transmission du patrimoine culturel, voilà quelles sont, à mon sens, les conditions d’un respect du contrat républicain sur la culture.
Mais la démocratisation de la culture ne peut être confondue avec la recherche d’un consensus social et doit se garder de conforter les communautarismes, elle doit être un appel vigoureux à la création, parce que seul l’ouverture à l’inconnu témoigne de notre identité.
Le rapport de chaque citoyen à l’art est celui de la recherche du sens, de la construction d’une distinction individuelle, de l’éclosion de sa propre créativité.
La création artistique induit des citoyens critiques et délibératifs, et c’est ainsi qu’elle conforte la démocratie. Cet esprit critique et délibératif est tout le contraire d’une culture des particularismes et des communautés fermées. L’identité n’a de sens, que de se confronter à des différences. Voilà bien toute la difficulté de notre action : reconnaître sans enfermer dans des catégories, respecter les identités en ouvrant toujours sur l’universel.
Ce travail ne peut être accompli à l’aide de quelques opérations spectaculaires. Il doit s’enraciner au quotidien et répondre aux attentes des gens.
Toutes les politiques de démocratisation de la culture resteront vaines tant qu’elles se borneront à une confrontation entre l’offre et la demande, sans que l’on dépasse cette confrontation stérile par deux moyens :
- Les professionnels de la culture travaillent sans relâche sur la qualité de l’offre. Ils doivent désormais travailler sur les méthodes de la transmission de l’offre, sans abaisser la qualité de leurs propositions.
L’acte esthétique vrai est inséparable de l’acte culturel.
L’élan constructeur n’est jamais solitaire, seul l’acte qui entraîne, en imposant le regard de l’autre, fait progresser la multiplicité des formes foisonnantes que nous appelons « culture ».
On doit admettre que l’obstacle majeur à cette transmission, c’est avant tout le déficit d’éducation artistique qui est discriminant pour les plus défavorisés.
Les politiques culturelles ont toujours beaucoup plus « prêté aux riches », aux héritiers du capital culturel. Les structures d’enseignements spécialisés ou les structures de diffusion s’adressent globalement à ces héritiers réceptifs aux références et aux langages artistiques.
Les institutions de la culture doivent renouer avec la tradition de l’action culturelle, et la démocratisation de la culture, respectueuse de notre modèle républicain, doit rompre avec une logique « d’élection des élus ».
L’accomplissement du modèle républicain a souvent été confondu avec le rôle fondamental de l’école, « creuset » de l’égalité d’accès au savoir et à la culture.
Il faut que l’éducation artistique réinvestisse l’enseignement général. Mais cela ne suffit pas. Cet effort d’éducation doit être aujourd’hui consenti par tous les professionnels de la culture. Et mon ministère approfondira également les liens qui l’unisse tant au secteur de l’éducation populaire qu’aux collectivités locales dont je sais bien l’importance en la matière.
Tous doivent se sentir mobilisés dans la promotion d’un nouveau contrat républicain pour la culture : éduquer, reconnaître, partager, et reconstruire une citoyenneté culturelle, conformément aux grandes valeurs de notre république, en préservant notre société des divisions identitaires.
Taverny, mardi 9 septembre 1997
Monsieur le Maire,
Monsieur le Président du Conseil Général,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs les Conseillers régionaux et départementaux,
Messieurs les Maires,
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil municipal,
Monsieur le préfet,
Mesdames et Messieurs les Chefs de services départementaux et municipaux,
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Je voudrais tout d’abord, en vous remerciant Monsieur le maire pour votre accueil, vous dire mon plaisir de me trouver parmi vous ce soir à Taverny, dans cette encore jeune, mais solidement implantée et riche en fréquentation, Médiathèque des « Temps modernes ».
Deux événements nous rassemblent. Deux événements que l’on pourrait a priori supposer distincts mais qui sont en fait éminemment liés. Par la lecture et l’écriture, par les livres.
En fêtant ce soir le millionième prêt, alors que la médiathèque a moins de quatre ans d’activité, vous fêtez, nous fêtons bien davantage que le succès de cet équipement dont vous avez su faire un lieu véritablement multiculturel, à vrai dire tout simplement un lieu de culture ouvert à tous et à toutes les disciplines. Cette soirée a en fait valeur d’une démonstration éclatante – et la jeunesse de l’emprunteuse, je préfère dire de la lectrice, le prouve irréfutablement – : la lecture, contrairement à ce que colportent des esprits chagrins et peu au fait des réalités, reste une pratique bien vivante, et partagée, si j’en juge par les taux de fréquentation de votre médiathèque.
Ce n’est certainement pas un fait du hasard si cette fête s’inscrit à la fois à côté et dans le prolongement de l’exposition « Les écrivains de la conscience européenne » que nous venons de visiter, exposition conçue et réalisée par la bibliothèque départementale de prêt du Val d’Oise et la revue « Légendes ». Nous le savons, mais il n’est jamais vain de le répéter, rien ne peut se construire sans la connaissance du passé. L’avenir est indissociable de la mémoire et s’il revient à chaque génération de faire son apprentissage du monde, il incombe à celles qui précédent d’effectuer leur devoir de transmission.
En offrant à tous, et particulièrement aux jeunes, ici à Taverny mais ailleurs en France et en Europe puisque cette exposition va voyager, ce parcours du XXe siècle au travers du regard et des écrits de seize grands témoins, vous œuvrez à la construction de l’Europe, d’une Europe forte, d’une Europe fondée sur les valeurs de la démocratie, sur la liberté et la tolérance.
Quand nous lisons « Le monde d’hier » de Stefan Zweig, quand nous entrons dans la bouleversante nudité des mots de Primo Lévi nous montrant Auschwitz dans « Si c’est un homme », livre qu’il faut inscrire au patrimoine de l’humanité, quand nous marchons au pas d’Ivo Andric dans les rues de Sarajevo où le pire est arrivé sous nos yeux, quand dès le titre de son dernier livre, George Semprun fait se répondre les mots « écriture » et « vie », nous sommes devant des œuvres d’art. Mais qui ne transforment pas la réalité. Qui nous permettent, bien au contraire, de nous l’approprier, de nous en nourrir, d’exercer notre vigilance.
Oui, il y a dans ces « écrits de la conscience européenne » appel à nos consciences. Vous venez de le souligner, Monsieur le maire : c’est toujours à la culture que l’on s’attaque en priorité lorsque l’on veut atteindre les libertés.
Parce que la culture, c’est l’accès à la connaissance de l’autre, c’est la démonstration qu’il n’existe ni race ni peuple supérieurs, c’est la découverte de la fabuleuse histoire des rencontres, des brassages de l’humanité.
Ce qui s’est passé dans les bibliothèques municipales d’Orange et de Marignane, ce qui s’est passé méthodiquement et brutalement, car tout acte de censure est méthodique et brutal, ne restera pas sans suites ainsi que j’ai eu l’occasion de le dire récemment à Orange où je suis allée, avec Élisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice, épauler les associations qui luttent sur le terrain au quotidien contre les menées des municipalités Front national. Il sera évidemment tenu compte de ces faits graves dans le travail que je vais mener pour l’élaboration d’une loi, que je sais attendue depuis longtemps par les professionnels, sur les bibliothèques. Je sais qu’en disant cela, je mets en évidence le risque d’un abandon par l’État de certaines populations qui sont soumises à l’arbitraire culturel de leur municipalité. Mais il me semble qu’en la matière, l’État doit clairement prendre ses responsabilités dans le respect des principes constitutionnels.
Nous ne pouvons pas interdire à des bibliothèques municipales de fonctionner dans les conditions décrites par les rapports d’inspection d’Orange et de Marignane. Mais nous pouvons clairement dire que de telles bibliothèques ne peuvent fonctionner ainsi avec l’appui et les moyens de l’État. Si ces bibliothèques restent soumises au contrôle scientifique et technique de l’État, je veux, par la loi, donner aux bibliothécaires les moyens de s’opposer à des décisions scandaleuses en matière d’acquisitions et de présentation des documents.
Les municipalités en cause pourront faire le choix de poursuivre l’activité de leurs bibliothèques sans le soutien financier, scientifique et technique de l’État. Mais, s’agissant de services publics, il leur restera à assumer devant le juge les conditions juridiques de leur choix. Cela a déjà été le cas. Cela le sera éventuellement à nouveau, avec le soutien du ministère de la culture et de l’État.
Autre sujet d’actualité, au demeurant déjà ancienne, concernant les bibliothèques : le droit de prêt que vous avez évoqué Monsieur le maire. C’est un aspect de la lecture publique sur lequel mon attention a été attirée dès mon entrée en fonction tant par les éditeurs et les auteurs que par les bibliothécaires.
Je tiens à ce que vous sachiez qu’il n’y a pas de doctrine arrêtée en faveur de la mise en œuvre effective d’un droit de prêt en bibliothèque. Mais je souhaite, puisque le problème se pose juridiquement, qu’une concertation approfondie et sereine entre les professionnels concernés et également les collectivités, s’organise. Aucune position ne sera retenue par elle-même tant que cette concertation n’aura pas abouti. Il est bien évident que le ministère de la culture n’entreprendra jamais rien qui pourrait remettre en cause l’excellence des résultats du développement de la lecture publique, mais il nous appartient à tous de mesurer l’impact que peut avoir sur le secteur de l’édition et de la librairie le développement de la pratique des emprunts.
Vous avez aussi évoqué vos réalisations en matière de mise en réseau et, notamment, les efforts importants consentis par la ville pour équiper des établissements scolaires d’outils multimédia. Ces actions vont dans le droit fil du discours du Premier ministre à Hourtin qui a clairement indiqué la volonté de l’État dans ce domaine. Il peut y avoir là une forme nouvelle d’action en partenariat entre l’État et les collectivités. Le ministère de la culture est prêt pour sa part à y réfléchir et à apporter sa contribution. Les propositions, auxquelles nous travaillons dans le cadre des emplois-jeunes, vont dans ce sens.
Je suis en effet convaincue que le lien est désormais indissociable entre la culture et les techniques nouvelles d’information.
De ce point de vue, la lecture est concernée au premier chef. Nous sommes quelques-uns dans cette salle, en vertu de ce que l’on appelle poliment le privilège de l’âge, à être passés de la lecture, silencieuse ou à haute voix, pratique que j’ai longtemps affectionnée, aux images. Il nous faut aujourd’hui accompagner la démarche inverse, c’est-à-dire, celle qui va des images, lesquelles sont partout et dont nous devons favoriser l’apprentissage, vers les textes.
J’ignore si un jour, comme cela a pu être prédit, les écrans auront définitivement supplanté le papier, mais je sais qu’à l’instar du papier les écrans ne vaudront que par leur contenu.
Mais n’est-ce pas là encore ce que vous avez entrepris à la Médiathèque des « Temps modernes » en faisant coexister, dans vos méthodes de classement livres, CD-Rom, vidéos et CD ? Ne vous étonnez pas alors de votre succès, vous répondez ainsi à la demande d’aujourd’hui pour l’accès à la culture et au savoir. Car c’est bien cela, le rôle d’une bibliothèque – médiathèque : être un lieu d’accueil et d’ouverture, pour tous, dans la garantie du pluralisme, un lieu à la fois de mémoire et de création.