Texte intégral
Caroline Brun : Qu’allez-vous faire du rapport Charpin ? Combien de temps vous donnez-vous avant de faire connaître les conclusions que vous en tirez ?
Lionel Jospin : La commission réunie par Jean-Michel Charpin a réalisé un remarquable travail. Le rapport que le commissaire au plan me remet ce matin est un document important. Sur la base de données objectives, il pose un diagnostic complet, précis et surtout élaboré de façon concertée. L’ensemble des partenaires sociaux a en effet été associé à cette réflexion. Tout le monde s’accorde désormais sur la réalité et l’ampleur des difficultés que va rencontrer, si rien n’est fait, notre système de retraites. Mais ce diagnostic n’est que la première étape de notre démarche. Une deuxième concertation doit à présent s’engager, là encore en associant les partenaires sociaux, pour réfléchir à toutes les orientations envisageables. Elle portera donc sur les hypothèses du rapport Charpin, sur les voies de réforme que les partenaires sociaux souhaitent voir emprunter comme sur la méthode. Cette concertation, que je souhaite aussi large et fructueuse que possible, sera animée par la ministre de l’emploi et de la solidarité, Martine Aubry, avec le concours du ministre de l’économie et des finances, Dominique Strauss-Kahn, du ministre de l’équipement, Jean-Claude Gayssot, et du ministre de la fonction publique et de la réforme de l’État, Émile Zuccarelli. Cette deuxième étape a aussi besoin de temps. Le sujet l’exige. C’est pourquoi je crois raisonnable de dire que nous pourrons dégager les orientations nécessaires à la réforme de notre système de retraites à la fin de cette année.
Caroline Brun : Parmi les polémiques que le travail du commissaire au plan a soulevées, la première concerne les hypothèses de départ : croissance faible, taux de chômage élevé jusqu’en 2040. Pour vous qui avez fait de la lutte contre le chômage la priorité de votre politique, n’est-ce pas déprimant ? A quoi servent, par exemple, les 35 heures si elles ne doivent pas infléchir, à long terme, l’évolution de l’emploi ?
Lionel Jospin : L’hypothèse d’une croissance faible que vous évoquez n’est que l’une de celles envisagées par le rapport Charpin. Il y en a d’autres, plus optimistes, qui se caractérisent par une baisse importante du chômage. Ces hypothèses se déploient nécessairement sur le très long terme, entre 2005 et 2040, parce que, avec la progression de l’espérance de vie et donc l’augmentation du nombre des retraités par rapport aux personnes actives, ce sont des changements démographiques profonds qui sont en cause. Mais il est bien difficile de prévoir le niveau de la croissance ou du chômage dans vingt ou quarante ans ! Ma conviction, c’est que l’hypothèse qui se vérifiera sera celle en faveur de laquelle nous travaillons depuis près de deux années avec volontarisme : une croissance forte et durable, la poursuite de la baisse du chômage. Car les premiers résultats sont là : depuis vingt-deux mois, le chômage diminue régulièrement, en particulier chez les jeunes. Le passage négocié aux 35 heures est un des instruments de cette lutte pour l’emploi. Aujourd’hui, plus de cinquante accords de branche et 3 500 accords d’entreprise ont été signés. Ils concernent un million de salariés et ont permis de créer 45 000 emplois. Le bilan est très encourageant.
Caroline Brun : L’une des solutions proposées par J.-M. Charpin a déjà soulevé des tollés : l’allongement de la durée de cotisation pour tous à 42,5 ans. Est-ce que vous l’excluez a priori ? Est-ce que cette piste vous semble inévitable ?
Lionel Jospin : Distinguons bien les différentes étapes de la démarche engagée par le gouvernement. Le diagnostic que fait le rapport Charpin est partagé par tous. C’est, je le répète, une première étape importante, mais ce n’est qu’une étape. Il revient maintenant aux partenaires sociaux, dans la phase de concertation qui va s’ouvrir, de s’associer à la réflexion conduite par le gouvernement. C’est seulement quand il disposera du résultat de cette concertation que le gouvernement décidera du contenu de la réforme à engager. À l’heure actuelle, je n’ai donc aucune raison de privilégier telle piste plutôt que telle autre, ou d’exclure telle idée plutôt que telle autre. Mais si les moyens restent encore à définir, les finalités de la réforme des retraites sont claires : consolider le système de répartition, préserver la solidarité entre les générations et renforcer ainsi la cohésion sociale de la Nation. Les retraites par répartition sont au cœur du contrat social français et le gouvernement fera tout pour garantir leur avenir.
Caroline Brun : Comment peut-on faire comprendre aux actifs d’aujourd’hui qu’ils devront travailler plus longtemps, alors que les entreprises les « éjectent » de plus en plus tôt du monde du travail ? Faudra-t-il prendre des mesures coercitives à l’encontre des entreprises ?
Lionel Jospin : Il faut surtout éviter de regarder les problèmes de demain avec les lunettes d’aujourd’hui. En 1999, quand on envisage les problèmes de financement des retraites, on raisonne à partir de la situation actuelle, marquée par un chômage élevé, même s’il diminue. Or la question du financement des retraites ne se posera que progressivement, à compter de 2005. A cet horizon, le chômage devrait baisser de façon importante. Dans l’immédiat, grâce à notre politique. Mais aussi parce que notre population active va diminuer à partir de 2005. Dans une société du plein-emploi retrouvé, la question de la retraite ne se posera pas du tout de la même façon qu’aujourd’hui.
Caroline Brun : Vous paraît-il souhaitable, à l’occasion de cette réforme des retraites que vous avez engagée, de mettre tous les Français sur un pied d’égalité ? Des différences doivent-elles subsister entre les salariés du privé et les fonctionnaires en général, ou certaines catégories d’agents de l’État ?
Lionel Jospin : Le rapport Charpin souligne la grande diversité de nos régimes de retraites. Dans cette diversité, il n’est pas possible de ranger les « bons » systèmes d’un côté, les « mauvais » de l’autre. Il y a, au contraire, une diversité des avantages et des inconvénients, qui reflète la diversité des situations professionnelles. De toute façon, tous les régimes de retraites connaîtront un même problème, massif : la démographie. Compte tenu de l’allongement de la durée de la vie – ce qui est bien sûr, en soi, une très bonne chose – et de l’arrivée à l’âge de la retraite des générations nombreuses du baby-boom, tous les régimes de retraites vont être soumis à une forte pression démographique. Il y aura moins d’actifs, d’une part, et plus de retraités, profitant plus longtemps de leur retraite, d’autre part. Si rien n’est fait, le financement de tous les régimes sera de plus en plus difficile. A ce problème commun, il nous faut trouver – ensemble et dans un esprit de justice – des solutions adaptées à la situation de chacun de ces régimes. Lorsque les orientations générales de la réforme auront été définies, après concertation, chaque régime devra s’inscrire, en tenant compte de ses spécificités, dans ce mouvement de réforme. Les Français ne veulent ni d’une opposition entre les différents régimes, ni d’une uniformisation forcée. Je partage ce sentiment.
Caroline Brun : Cela exclut que vous vous contentiez d’une sorte de réforme « provisoire », pour parer au plus pressé ?
Lionel Jospin : La précipitation serait une erreur : les problèmes financiers ne se posent, je le répète, qu’à partir de 2005. Nous avons le temps. Nous voulons une vraie réforme des retraites, globale, pour tous les régimes, et qui éclaircisse durablement l’avenir des Français. Une telle réforme n’est possible que par une action continue et constamment ajustée. Je souhaite que, dans le cadre de la réforme, un dispositif permanent de pilotage soit mis en place. Il associerait les partenaires sociaux et proposerait au gouvernement les ajustements ultérieurs.
Caroline Brun : Que pensez-vous des alternatives au rapport Charpin qui ont fleuries récemment, du patronat au collectif Copernic ?
Lionel Jospin : L’existence de ces contributions et l’écho quelles rencontrent soulignent l’un des grands mérites du rapport Charpin : celui d’avoir ouvert un large débat. Je ne m’en plains pas. Cela dit, les travaux que vous évoquez sont un peu caricaturaux. Ainsi, le MEDEF ne veut voir qu’une seule solution : l’augmentation radicale – 45 années – de la durée de cotisation. Plutôt que de se centrer sur le devenir du système de répartition, le patronat ne fait pas mystère de sa préférence pour les fonds de pension. Le collectif Copernic, quant à lui, préfère nier les conséquences du problème démographique, pour s’en remettre entièrement à la croissance économique et à des prélèvements supplémentaires, et, au final, ne rien vouloir changer. Ni l’une ni l’autre de ces ébauches ne sont très réalistes. Le gouvernement fait tout pour installer durablement la croissance dans notre pays. Mais à elle seule, elle ne fera pas disparaître la question démographique. Il faut donc préparer nos régimes de retraite au « choc démographique » qui se fera sentir à partir de 2005.
Caroline Brun : Marc Blondel (FO) a déjà prévenu : « Nous n’accepterons pas de Jospin ce que nous avons refusé de Juppé. » D’autres syndicats sont aussi sur cette ligne. Craignez-vous le retour de « l’effet Juppé » sur cette question des retraites ?
Lionel Jospin : Il ne vous a sans doute pas échappé que mon gouvernement, depuis presque deux années, travaille selon une méthode très différente de celle de mon prédécesseur. Sur tous les grands dossiers, j’ai consulté, écouté, dialogué, j’ai confié à des experts reconnus des missions d’information, j’ai demandé aux ministres d’organiser des consultations. Puis, le gouvernement a débattu librement, collégialement, avant de chercher à rassembler autour d’une décision. Cette méthode est conforme à mes convictions, elle est jusqu’ici plutôt efficace et elle semble convenir à nos concitoyens. Ce n’est pas sur les retraites, sur un sujet aussi important et qui exige une telle conviction, que je vais changer de méthode.
Caroline Brun : Les fonds de pension « version Jospin » - disons l’épargne retraite gérée par les partenaires sociaux – verront-ils le jour ?
Lionel Jospin : Il n’y a qu’une seule chose qui soit impossible : ne rien faire. À partir de là, toutes les options peuvent être discutées, y compris une forme d’épargne collective consacrée au financement des retraites. Mais à deux conditions : d’abord, que l’avenir des régimes de retraites par répartition soit au préalable garanti. C’est notre priorité. Ensuite, que syndicats et organisations professionnelles soient associés à la direction de ces fonds. En tout état de cause, ces fonds d’épargne ne sauraient être qu’un complément du système de répartition. Ils ne doivent en aucun cas le déstabiliser. C’est la raison pour laquelle, comme nous nous y sommes engagés, nous allons abroger la loi Thomas qui portait atteinte au principe de répartition.
Caroline Brun : Sur un sujet aussi difficile et aussi délicat, craignez-vous, politiquement, de prendre des mesures par définition impopulaires ? Pensez-vous que votre majorité plurielle puisse y résister ?
Lionel Jospin : La tâche d’un gouvernement, du moins dans ma conception, est précisément de traiter les sujets difficiles et délicats. Ce n’est pas d’éluder les problèmes. Je ne vois pas pourquoi il serait impopulaire de vouloir garantir l’avenir de nos régimes de retraites – c‘est bien de cela qu’il s’agit. Les Français ne sont pas aveugles. Mais si l’on veut être efficace, il faut la concertation, la négociation, la durée. Toutes les grandes nations développées qui ont réussi leurs réformes des retraites – Suède, Italie, Japon, Canada… - ont su prendre leur temps. Inspirons-nous de leur exemple. Tout au long de ces deux années, la majorité plurielle a montré sa cohésion. Sa diversité est une force, parce qu’elle repose sur le respect mutuel et qu’elle nourrit un débat qui débouche sur des décisions partagées par chacune de ses composantes. Je suis convaincu que pour les retraites, comme pour les dossiers que nous avons réglés ensemble, la majorité continuera à travailler dans cet esprit.