Interview de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, dans la "Revue politique et parlementaire" de janvier 1999, sur la protection sociale, "puissant vecteur d'intégration", et la politique de santé, le projet de couverture maladie universelle (CMU), la concertation avec les médecins pour la maîtrise des dépenses de santé, et le débat sur l'utilisation par l'administration fiscale du numéro de Sécurité sociale (NIR).

Prononcé le 1er janvier 1999

Intervenant(s) : 

Média : Revue politique et parlementaire

Texte intégral

RPP : Depuis cinquante ans, la société française s'est profondément transformée et son système de protection sociale semble être mis à l'épreuve. Dans ce contexte de mutation, pouvez-vous nous exposer les grandes lignes de votre politique en matière de solidarité et nous définir vos priorités dans ce domaine si sensible et essentiel à la cohésion sociale ?

Martine Aubry : Le système de protection sociale doit s'adapter aux évolutions économiques et sociales, et à celles des besoins de la population.

Mais ses principes fondateurs conservent leur actualité. La Nation doit garantir à tous l'accès aux soins. Dans ce domaine, plus que tout autre, le revenu ne doit pas être un critère de sélection et donc une source de discrimination. La santé n'est pas un bien marchand. La Nation se doit également d'aider les familles, soutenir cette cellule de base de la société. Elle doit enfin organiser la solidarité entre générations au travers du système de retraite.

La Sécurité sociale appartient à notre patrimoine social collectif. Elle est depuis cinquante ans un puissant vecteur de solidarité et d'intégration sociale. Pour en garantir l'avenir, il faut maîtriser les dépenses de santé car il n'est pas concevable d'augmenter les cotisations ou de diminuer les remboursements. Il faut aussi réfléchir à l'avenir de nos retraites et tenir compte des évolutions démographiques, et de la baisse du nombre des actifs.

Mais il faut également ouvrir de nouveaux espaces de solidarité. Je ne prendrai qu'un exemple : la garantie d'une égalité réelle des citoyens devant l'accès aux soins. Nous adopterons au cours de ce premier semestre la couverture maladie universelle. Cette loi garantira à tous la prise en charge des soins par un régime de Sécurité sociale. Mais elle ira plus loin, en ouvrant un droit à la couverture complémentaire pour les plus défavorisés. Elle leur permettra également d'accéder aux soins sans qu'ils aient à supporter l'avance de frais. C'est une grande loi sociale qui concernera six millions de personnes.

RPP : Comment se porte la « santé » en France ?

Martine Aubry : La santé des Français s'améliore globalement. Entre 1991 et 1996, l'espérance de vie à la naissance s'est accrue de onze mois. Sur cette même période, la mortalité de la population a baissé de 6 %. C'est considérable et cela crée, tant en termes de besoins de la population que d'exigences de santé publique ou d'enjeux sociaux, des responsabilités tout à fait majeures pour l'État, les professionnels de santé et les partenaires sociaux.

Malgré cette évolution, il faut accroître nos efforts pour limiter les risques qui pèsent sur la santé de certaines populations.

Les situations de précarité, dont l'impact sur la santé est très marqué, concernent un grand nombre de Français. C'est une évidence de santé publique. La loi sur la CMU y apportera une réponse, mais la mobilisation de tous est nécessaire.

De même, il faut aussi insister sur les conséquences dramatiques pour la santé de facteurs de comportement comme la consommation de tabac, l'usage abusif d'alcool, la toxicomanie, la prise de risques en voiture ou en moto, ou les comportements sexuels à risques.

La prévention et les politiques de réduction de ces risques sont une nécessité. Notre pays a des progrès à faire dans ces domaines.

RPP : Suite à l'annulation par le Conseil constitutionnel du dispositif de sanction collective des médecins, quelle est aujourd'hui votre démarche et votre détermination à trouver un nouveau système capable de maîtriser les dépenses de santé ? Que proposez-vous notamment au corps médical ?

Martine Aubry : Même si la voie est étroite entre les jurisprudences du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel, elle ne fait pas obstacle à la volonté politique. La volonté du gouvernement et de la majorité est claire, nous ne pouvons pas laisser déraper les dépenses de santé. Il y va de l'avenir de l'assurance maladie. Le gouvernement est garant devant les Français de la pérennité de notre système de protection sociale, c'est pourquoi il mettra tout en oeuvre pour que les solutions adéquates soient trouvées pour maîtriser les dépenses de santé. C'est une absolue nécessité.

La maîtrise ne repose pas exclusivement sur les clauses de sauvegarde, elle est aussi le fruit des réformes structurelles déjà engagées. Je pense à l'informatisation, le développement des réseaux, la formation des médecins, la diffusion des génériques, le médecin référent, la réévaluation des médicaments ou l'évaluation des pratiques médicales. C'est aussi sur l'impact de ces réformes que nous comptons pour maîtriser les dépenses de santé.

Concernant les mécanismes de régulation nécessaire à la maîtrise des dépenses, nous ne sommes pas favorables à une individualisation de la contribution des médecins. Elle comporterait des conséquences graves. Elle pénaliserait notamment les médecins dont l'activité a augmenté pour des raisons légitimes et louables. Elle toucherait ceux dont la clientèle a cru parce qu'un confrère voisin part en retraite. Elle pénaliserait ceux dont l'activité se développe en raison de sa qualité. Ce n'est pas acceptable.

Elle conduirait ensuite à un contrôle systématique et dangereux de l'activité de chaque médecin. C'est une pratique à laquelle le gouvernement ne se résout pas.

Nous continuons à dialoguer avec les médecins pour trouver, par la concertation, le mécanisme de régulation le plus juste et le plus efficace. Chacun est conscient de la nécessité pour pérenniser la Sécurité sociale d'une maîtrise efficace des dépenses de santé. La réponse collective à laquelle nous parviendrons et nous aspirons doit être à la hauteur de cette exigence.

RPP : L'hôpital étant souvent le premier employeur dans les petites communes, les 330 opérations de restructuration hospitalière, en cours dans toute la France, soulèvent de vives polémiques sur le terrain. Face à un exemple aussi parlant, comment concilier lutte contre le chômage, exclusion et équilibre des comptes ?

Marine Aubry : Il faut arrêter d'opposer les exigences d'emploi et celles de la recomposition hospitalière et de l'équilibre des comptes de la Sécurité sociale. L'équilibre est la garantie du maintien de l'emploi. L'équilibre est même la condition essentielle au moyen de l'emploi. Tout autre point de vue ne résiste guère à l'analyse. Comment penser que nous pourrions maintenir et créer de l'emploi au sein d'un système hospitalier en déficit chronique ? Ce n'est tout simplement pas possible. Ceux qui prétendent le contraire sont des démagogues.

L'évolution du système hospitalier le démontre. De nombreuses opérations de recomposition sont aujourd'hui en cours. On n'entend pas parler de la majorité d'entre elles, car elles ne soulèvent aucune polémique. Elles permettent d'assurer une répartition plus équilibrée de l'offre des soins et de l'inscrire dans la politique d'aménagement du territoire afin de satisfaire les exigences légitimes de sécurité et de qualité des soins au coût le plus juste possible.

Médecins, personnels hospitaliers, élus et citoyens sont tous impliqués dans cette démarche collective qui ne remet en cause ni l'emploi, ni l'équilibre des comptes, ni surtout l'efficacité de notre système de soins, mais au contraire améliore les perspectives dans tous ces domaines.

RPP : Dans le cadre du projet de loi de finances pour 1999, l'utilisation par l'administration des impôts du numéro de Sécurité sociale pour lutter contre la fraude fiscale est de retour. Pouvez-vous nous donner votre sentiment sur la question et nous dire comment la gauche approuve aujourd'hui une disposition qu'elle contestait hier encore ?

Martine Aubry : Cette nouvelle mesure est le fruit du débat parlementaire. En effet, le contenu de l'amendement, déposé par le député Jean-Pierre Brard, est une traduction concrète des travaux effectués par la mission parlementaire sur l'évaluation des fraudes et l'évasion fiscale confiée à M. Brard lui-même, en 1998. Ces travaux ont conclu à la nécessité d'utiliser le NIR pour simplifier les procédures administratives, éviter des erreurs parfois dramatiques pour les usagers, lutter contre la fraude et améliorer le recouvrement.

La quasi-totalité des pays démocratiques occidentaux utilisent d'ailleurs un identifiant unique. Nos concitoyens n'ont donc aucun motif de redouter une atteinte aux libertés.

En effet, le texte dispose que les modalités d'application seront fixées par un décret en Conseil d'État, pris après avis de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). De plus, les différentes applications informatiques auxquelles le NIR sera intégré donneront lieu à saisine de la CNIL.

En outre, les débats ont permis d'ajouter une disposition qui prévoit que la CNIL pourra enjoindre à l'autorité administrative de détruire les supports d'information qui ont été constitués à partir du numéro NIR, si elle estime que les libertés individuelles sont menacées.

Enfin, l'ensemble des dispositions existantes, destinées à protéger les libertés individuelles, y compris les dispositions pénales, relatives au secret professionnel et au secret fiscal, constitue une protection efficace dans laquelle nos concitoyens peuvent avoir confiance.