Articles de M. Jacques Barrot, président du groupe parlementaire UDC à l'Assemblée nationale, dans "Le Journal du dimanche" du 12 avril 1992, "Le Monde" du 22 avril intitulés "Oui à Maastricht" et "L'ordre communautaire".

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Intervenant(s) : 
  • Jacques Barrot - président du groupe parlementaire UDC à l'Assemblée nationale

Média : Le Journal du Dimanche - Le Monde

Texte intégral

Le Journal du Dimanche
Oui à Maastricht

Il devient de bon ton de reprocher à la Communauté européenne de faire irruption dans nos vies quotidiennes par la multiplicité de ses règlements, au mépris de nos traditions nationales et régionales. Qui plus est, de bons esprits s'indignent à l'idée de voir la France reconnaître que mieux vaut partager avec ses partenaires un vrai pouvoir que de conserver seule les apparences du pouvoir. Comme si un Franc tout seul pouvait faire le poids dans le monde ! Comme si la police des frontières pouvait s'arrêter à la surveillance de l'Hexagone ! Et voilà Maastricht en procès…

Procès intenté par les enfants gâtés de la détente qui en viennent à oublier que l'essentiel, le seul vrai danger, c'est celui de la désunion, de la mésentente entre les Européens, entre la France et l'Allemagne. Ce danger a suscité une démarche qui a conduit depuis Rome jusqu'à Maastricht à créer quelque chose d'absolument nouveau, une Communauté de nations. Au moment où les Polonais nous interrogent sur le secret de la réconciliation franco-allemande, allons-nous céder à de petites peurs face à quelques effets pervers d'un traité, pour renoncer à la construction d'une communauté d'intérêts et de destin, seul vrai rempart contre l'affrontement et la guerre ?

Les adversaires de Maastricht se gardent bien de nous dire ce qu'il adviendrait si la France faisait brusquement marche arrière. La présidente du Bundestag, de passage à Paris, me confirmait que le doute aurait vite fait de se propager. À Bonn d'abord, où l'on jugerait que mieux vaut garder un Mark stable que s'abandonner à un Ecu incertain ; à Rome, où la montée des particularismes régionaux terrorise les états-majors politiques : de proche en proche, la trame communautaire commencerait à se défaire. La logique de la confiance, de l'entente, de la mise en commun des intérêts et des projets se verrait remplacée par celle de la méfiance et du conflit. Que demain dans le Caucase se pose un problème majeur, un affrontement entre minorités, rendu dramatique par la dissémination des armes nucléaires de l'ex-URSS, que chaque membre de la Communauté choisisse ses amis, et nous retomberions dans le scénario du déclenchement de la Première Guerre mondiale !

Là est la question de fond. Celle que le peuple de France a déjà tranchée en approuvant une construction européenne, œuvre continue de tous nos présidents, de De Gaulle à Mitterrand. Maastricht exige une adaptation de nos institutions, c'est-à-dire une référence claire et explicite dans la Constitution à un ordre juridique communautaire qui, sans contredire l'ordre national interne, le complète. Mieux vaut confier ce travail au Parlement (c'est affaire de technique, de politique, au sens le plus noble). Ne prenons pas le risque de le mettre aux enchères d'une consultation populaire trop vulnérable dans le climat actuel aux surenchères politiciennes, à l'exploitation de toutes les peurs…

Faisons simple et sobre, sans prétendre réécrire la Constitution article par article mais en lui adjoignant un simple chapitre intitulé « de l'Union européenne », consacrant un régime particulier pour les nouvelles règles de la Communauté, prévoyant à leur sujet une consultation de nos Assemblées…

Mais, de grâce, ne reculons pas ! L'adolescent que j'étais, proche par ses parents de Robert Schumann, a trop souffert de l'enterrement hypocrite de la Communauté européenne de défense, pour ne pas crier gare. Je suis de ceux pour qui l'enterrement de Maastricht, l'arrêt de la construction communautaire feraient que l'engagement politique dans la France d'aujourd'hui ne garderait plus aucun sens. Il en va, en effet, de l'essentiel. Pour moi, la Communauté européenne, c'est la paix pour mes enfants, c'est en même temps la nécessité de sa forme : de quoi conjurer le spectre de la guerre, de quoi retrouver l'espérance !


Le Monde : 22 avril 1992
L'ordre communautaire

Pour la première fois dans notre histoire, nous allons devoir redéfinir les contours juridiques de la souveraineté nationale : le Conseil constitutionnel a demandé à la nation de concilier les règles adoptées par le peuple français en 1958 et celles qui ont été négociées en son nom en 1991 au sommet européen.

Il a fallu mille ans aux Capétiens pour rétablir la souveraineté française contre leurs vassaux, contre leurs voisins. Il aura fallu quarante ans pour que s'impose une nouvelle souveraineté, non pas concurrente mais complémentaire, celle de la Communauté. Nous allons demain vivre dans un système de souveraineté partagée. Le traité de Rome prévoyait déjà l'effet direct des normes communautaires. Nos juges l'ont déjà reconnu à maintes reprises, privilégiant l'application des règlements ou des directives européennes à celles de nos lois, même les plus récentes.

Mais le partage de souveraineté avec Maastricht prend une autre, dimension. Le nouveau traité prévoit à terme « la mise en communauté » de trois des prérogatives essentielles de la souveraineté : les droits régaliens de battre monnaie et de contrôler les frontières et le droit de voter ou d'être élu à l'élection municipale.

Il faut donc bien adapter notre Constitution à la souveraineté partagée.

Comment s'y prendre ? Nous pourrions procéder par microchirurgie, détachant soigneusement dans les attributions de nos pouvoirs législatifs et réglementaires ce qui relève désormais de l'ordre communautaire. Ce serait explicitement limiter notre souveraineté en excluant des pans entiers de son domaine. Ce serait réduire expressément les pouvoirs législatifs du Parlement en modifiant l'article 34. Ce pourrait être pour le droit de vote aux élections locales une porte ouverte à un droit de vote élargi aux étrangers...

Une autre voie est possible, qui reconnaît le principe du partage de la souveraineté et l'intègre dans notre norme suprême. Nous avons l'occasion de redéfinir la vraie place de l'Europe dans nos institutions : ni réalité étrangère ni réalité nationale, mais réalité communautaire.

« Déficit démocratique »

La Communauté européenne édicte des normes d'effets directs et immédiats de valeurs supérieures à celles des lois nationales : en cela elle ne peut plus être comparée à une organisation internationale classique. Elle a d'ailleurs ses juges que nous pouvons dans certains cas saisir directement. Nos propres juges Cour de cassation en 1975, Conseil constitutionnel en 1989, ont reconnu comme les y invitaient les traités la prééminence du droit communautaire. C'est cette pratique déjà établie qu'il faut inscrire dans notre Constitution. Dès lors que notre Constitution reconnaît la spécificité de l'ordre communautaire, elle justifie qu'il soit fait un sort spécial aux Européens en matière de droit de vote et d'éligibilité aux élections locales, distinct de celui des « autres » étrangers ; et le problème de la conformité à la Constitution des articles sur l'union monétaire ou sur l'entrée des étrangers ne se pose plus.

La France, forte de sa culture, de son histoire et de ses traditions ne s'efface pas derrière l'Europe. Cette révision constitutionnelle doit être l'occasion de réaffirmer les conditions dans lesquelles la souveraineté française s'exprime dans la Communauté.

Le « déficit démocratique », « l'eurocratisme » sont autant de symptômes d'une première maladie. La « technostructure » européenne est souvent accusée de reproduire à l'excès les défauts et les lourdeurs de tout appareil d'État. Pire encore, c'est le pouvoir des cabinets et des lobbies, des fonctionnaires plus que celui des politiques qui s'y exprime. Quelques principes doivent être rappelés afin de corriger cette déviation.

La légitimité de la décision communautaire, c'est celle des gouvernements des États-membres. Ce sont eux qui choisissent les commissaires, ce sont eux qui se réunissent au sein du conseil des ministres européens, adoptent les directives et les règlements, au terme d'une procédure complexe en concertation avec le Parlement européen.

La légitimité nationale doit venir appuyer cette légitimité communautaire. Or, en France, la légitimité s'exprime au Parlement, élu du suffrage universel, qui soutien ou destitue le gouvernement. Dès lors qu'il y a « déficit démocratique », il faut renforcer la légitimité dont disposent nos négociateurs à Bruxelles en l'appuyant sur le contrôle et le soutien du Parlement national. Certains membres de la Communauté disposent de procédures internes qui répondent à cet objectif : il faut prévoir à l'occasion de la révision constitutionnelle la consultation systématique de l'Assemblée et du Sénat avant la négociation de la norme européenne.

Par-delà les clivages partisans

L'Europe n'est pas encore une nation, elle est déjà une communauté de destin. Cela justifie une première citoyenneté communautaire pour symboliser cette union européenne vers laquelle nous marchons. C'est une manière de la signifier que d'accepter, dans la vie locale, la participation de ceux qui vivent au milieu de nous à nos propres choix quotidiens. Cela implique que les Européens de la Communauté puissent dans certaines conditions participer aux élections locales des différents pays de la Communauté. Les élections locales ne sont pas par définition des élections de souveraineté, dès lors que l'on peut les déconnecter des élections sénatoriales, ce sont des élections de proximité, de voisinage. Mais le citoyen européen ne doit s'exprimer sur les affaires locales que lorsqu'il est vraiment parti prenante : c'est pourquoi des conditions strictes de résidence effective, d'intégration dans la vie locale doivent être posées.

Le débat qui s'ouvre, s'il n'est pas pollué par des considérations partisanes, peut trouver une heureuse conclusion. Encore faut-il que ceux qui vont proposer des projets de révision – et le Président de la République notamment – n'oublient pas que Maastricht est l'aboutissement de quarante années d'efforts convergents vers l'union, une course de fond, de relais et non un sprint final : le dernier venu ne doit pas chercher à être le seul à l'arrivée sur le podium pour engranger les lauriers d'une victoire que tant d'autres avant lui ont contribué à remporter.

Quant aux Français, ils doivent à travers leurs représentants au Parlement réaffirmer leur attachement à la construction de la Communauté ; ils doivent le faire par-delà les clivages partisans ; ils doivent préserver un modèle d'organisation qui nous est envié par tant de régions du monde où les affrontements quotidiens ne permettent pas d'oublier le risque toujours présent de la guerre.