Texte intégral
"La vie du PS ne s'arrêtera pas dans onze mois… Pour le moment, l'important, c'est que nos pratiques se rapprochent davantage de nos valeurs. La rénovation, c'est cela !"
Le Nouvel Observateur : Une fraction de l'électorat de gauche reproche au PS de ne plus être un parti de transformation sociale. N'est-il pas paradoxal que le nouveau gouvernement Bérégovoy cherche davantage à rassurer qu'à réformer ?
Laurent Fabius : "Les socialistes seraient devenus conservateurs, et la droite incarnerait la réforme" : je connais cette musique. Mais il suffit de regarder avec un peu d'attention le bilan de la décennie Mitterrand pour s'apercevoir qu'elle restera, si on est objectif, comme une ère de réformes. Seulement, nous avons la mémoire courte : oubliés ou presque le droit à la retraite à 60 ans, le RMI, la décentralisation, les lois Auroux, l'impôt de solidarité sur les fortunes, le crédit-formation, la liberté de l'audiovisuel, l'abolition de la peine de mort, etc. Il nous faut donc mieux nous expliquer et continuer les réformes utiles.
Cela dit, je ne sous-estime ni les lacunes ni la difficulté que vous signalez. Après dix ans au pouvoir, des réformes structurelles lestées d'une aussi forte charge symbolique que celle des débuts ne sont pas évidentes à inventer. Et il ne s'agit pas de réformer pour réformer. Le gouvernement Bérégovoy a dû déminer certains terrains, retoucher certains projets qui avaient du mal à passer. Du coup, le sentiment peut exister qu'on abandonne l'esprit de réforme. Pas question !
Le Nouvel Observateur : À onze mois des législatives, il est donc trop tard pour réformer ?
Laurent Fabius : Pas du tout. La nouvelle étape de la construction européenne, le traitement individuel des chômeurs de longue durée – car le chômage reste le problème numéro un –, le statut des dockers, la chaîne de télévision culturelle : ce sont de vraies réformes. Le gouvernement ne doit pas s'arrêter en chemin. Je dis cela d'autant plus aisément qu'après en avoir parlé avec Pierre Bérégovoy je sais qu'il a plusieurs projets en tête. Pour ma part, je pense notamment à tout ce qui est susceptible d'élargir et d'approfondir la démocratie, à des avances nécessaires dans l'éducation, la protection sociale et le travail.
Le Nouvel Observateur : Lesquelles ?
Laurent Fabius : Par exemple, une déconcentration plus poussée de l'éducation nationale, permettant de donner davantage de souplesse au système. Si nous ne le faisions pas, la droite aurait beau jeu de prétendre que celui-ci n'est pas réformable et donc qu'il faut le faire éclater. Elle appellerait cela décentralisation ; je traduis à l'avance : "démantèlement". Ce qui signifierait danger pour les élèves, pour les personnels, la qualité de l'enseignement et l'égalité des chances.
Le Nouvel Observateur : Le corps enseignant est-il prêt à accepter ces évolutions ?
Laurent Fabius : Plus qu'on ne le dit. Adressons-nous à lui. Confirmons-lui qu'il a un rôle évidemment central à jouer dans la société et dans la rénovation du système éducatif. Ce qui suppose non seulement la poursuite de l'effort en matière de rémunération mais aussi de nouvelles mesures concrètes pour renforcer la souplesse, qui évitera – j'y reviens – le démantèlement.
Le Nouvel Observateur : La protection sociale est un autre grand chantier que vous évoquez. Que proposez-vous ?
Laurent Fabius : Je viens de parler des personnels éducatifs ; il y a une autre catégorie dont la place doit être rehaussée : les infirmières. La revalorisation de leur métier a commencé, elle reste une tâche prioritaire. Plus généralement, en matière de protection sociale, nous devons mieux distinguer ce qui relève de la solidarité nationale, donc de l'impôt, et ce qui relève de l'assurance collective, donc des cotisations. On évitera ainsi de faux débats. Quant aux allocations familiales, pourquoi ne pas opérer une redistribution au-dessus d'un haut niveau de revenus ? Et puis il y a tout ce qui concerne le changement du travail : un champ d'action immense – la démocratie sociale – sur lequel nous devons avancer.
Le Nouvel Observateur : Dans socialisme il va social, dites-vous souvent. N'y a-a-il pas aussi une dimension morale ?
Laurent Fabius : Bien sûr. On reproche aux responsables – parfois à juste titre – une certaine arrogance de comportement. Dans leur vie quotidienne, les Français sont sensibles à des aspects qui sont balayés parfois d'un revers de main. Par exemple, un fait qui peut sembler mineur mais dont j'ai entendu parler tout au long de la campagne régionale : on a supprimé l'allocation de 30 francs versée chaque année aux médailles militaires. Pour l'administration, c'est une broutille. Pour la population, c'est une vexation. Combien d'exemples de petites ou de grandes vexations ! Je souhaite davantage d'humilité et davantage d'attention aux soucis quotidiens.
Le Nouvel Observateur : La morale, c'est aussi les affaires !
Laurent Fabius : Je lisais récemment dans votre journal, sous la plume d'un éditorialiste, qu'il fallait revenir sur la loi d'amnistie. L'idée est tentante car la loi d'amnistie – et surtout son incompréhension – a entraîné des dégâts considérables. Mais ce n'est pas possible car il existe une règle constitutionnelle qui prévoit la non-rétroactivité des lois pénales. Alors, soyons clairs, soyons offensifs : nous avons adopté en janvier 1990 une loi excellente qui réglemente enfin le financement des activités politiques ; avant la législation nouvelle, inutile de creuser la plaie ; mais quand il y a eu enrichissement personnel, alors la justice doit être intraitable.
Le Nouvel Observateur : La nomination de Bernard Tapie au gouvernement n'est-elle pas un symbole malheureux pour une gauche qui veut retrouver son crédit moral ?
Laurent Fabius : L'argent roi n'est certainement pas une valeur de gauche. Mais pourquoi rejeter la capacité d'entrainement ?
Le Nouvel Observateur : Et si Tapie était inculpé ?
Laurent Fabius : Je ne veux pas montrer du doigt tel ou tel. C'est trop facile et souvent injuste.
Le Nouvel Observateur : La ratification du traité de Maastricht constitue un des gros dossiers que doit régler le gouvernement. Pouvez-vous assurer celui-ci du soutien unanime des socialistes ?
Laurent Fabius : Quasi unanime, oui. Le traité de Maastricht est une étape capitale vers l'union européenne. Le voter ne signifie pas qu'on approuve tous les aspects actuels de la construction européenne – loin de là –, mais précisément qu'on veut avancer dans le sens de la démocratisation de cette construction, d'une approche plus sociale et plus soucieuse de l'environnement, de la citoyenneté européenne, de la monnaie unique et d'une défense commune. C'est cela Maastricht, et c'est pourquoi nous voterons pour.
Le Nouvel Observateur : Ce n'est pas l'opinion de Jean-Pierre Chevènement et de ses amis !
Laurent Fabius : Depuis deux ans, tout responsable politique français a eu à opérer deux grands choix à propos du conflit du Golfe et à propos de l'Union européenne. Malheureusement Jean-Pierre Chevènement s'est trompé deux fois.
Le Nouvel Observateur : Allez-vous exclure Chevènement du PS ?
Laurent Fabius : Je ne pense pas que ses idées soient suffisamment pertinentes pour qu'il faille leur donner le crédit du martyre.
Le Nouvel Observateur : Le Président de de la République a annoncé, pour l'automne, un débat sur la révision de nos institutions. Quelles sont les propositions concrètes du PS ?
Laurent Fabius : Nos propositions précises, nous les rendrons publiques en juillet. D'ores et déjà, il me semble que nous sommes d'accord sur un certain nombre de réformes : d'accord pour la saisine directe du Conseil constitutionnel par les justiciables ; d'accord pour une revalorisation concrète du rôle du Parlement ; d'accord pour une indépendance mieux garantie, si c'est possible, de la magistrature ; d'accord pour un élargissement du référendum sous certaines conditions. Le point le plus délicat reste la question de la durée du mandat présidentiel. Avec au moins trois options : ou bien le statu quo, ou bien un mandat de sept ans non renouvelable, ou enfin deux mandats de cinq ans. On voit mal comment on pourrait voter le mandat à cinq ans sans qu'il en soit tiré des conséquences, disons, plus actuelles. Sur cette question, impossible donc de s'exprimer sans connaître la position de François Mitterrand. C'est elle qui est déterminante.
Le Nouvel Observateur : Si le Président opte pour la réduction du mandat à cinq ans, c'est donc qu'il aura choisi de partir dès 1993 ?
Laurent Fabius : Juridiquement, rien ne l'y obligerait. Mais politiquement…
Le Nouvel Observateur : Vous vous êtes fait le champion de la rénovation du PS. Mais que mettez-vous derrière cette formule ?
Laurent Fabius : La rénovation est d'abord un état d'esprit, une pratique qui peut se résumer en deux formules : amorcer le dépassement des courants et ouvrir toutes grandes les fenêtres du PS. Il est indispensable, par exemple, qu'au congrès de juillet les nouvelles idées de fond s'expriment et que puissent accéder à la direction du PS certains nouveaux responsables. Il serait salutaire également que les différents courants cessent de se constituer en sous-partis, mais au contraire qu'ils travaillent ensemble, qu'ils s'ouvrent vers l'extérieur que s'opère un brassage. La rénovation n'est pas un gadget. Je la crois d'autant plus nécessaire que, malgré l'écroulement du communisme et l'onde de choc qui en résulte pour toute la gauche, nos valeurs et nos idéaux ne sont pas rejetés. Leur force est le plus souvent intacte. En revanche, certaines de nos pratiques doivent changer. Réduire la distance entre les pratiques et les valeurs : c'est cela, la rénovation.
Le Nouvel Observateur : Onze mois pour rénover un parti, n'est-ce pas un peu court ?
Laurent Fabius : Bien sûr. Mais la vie du PS ne s'arrêtera pas dans onze mois. Reste que, d'ici là, nous pouvons et nous devons faire mieux que limiter les dégâts. Je me rappelle que, quand j'ai été nommé Premier ministre, en 1984, le PS atteignait environ 20 % des voix. Aux élections de 1986, grâce à l'effort de tous 32 %. Les circonstances aujourd'hui ont changé. Mais les débuts du gouvernement Bérégovoy sont prometteurs. Et les divisions de la droite, évidentes.
Le Nouvel Observateur : Même si le PS remonte la pente, il lui faudra trouver des alliés !
Laurent Fabius : Faible et incertain, le PS ne rassemblera pas. Plus fort, mieux assuré de ses choix, il trouvera des alliés. Nos amis radicaux de gauche, certainement. Des centristes, sans doute. S'agissant du PC, je me pose les mêmes questions que vous, mais on ne peut éviter une question brutale : combien de députés socialistes sans son appoint ? Et puis il y a les écologistes de toutes tendances. Engageons le dialogue avec eux. Sur le partage, sur les transports publics, sur la nécessité de donner une place centrale aux préoccupations d'environnement, nous n'avons pas de divergences fondamentales. Personnellement, ayant repris à nouveau le dossier de fond, je pense par exemple qu'il ne faut pas poursuivre le surrégénérateur. Si nous trouvons ainsi des points d'accord programmatiques, nous pourrons nourrir un dialogue de fond.
Le Nouvel Observateur : Comment ?
Laurent Fabius : D'abord en étant très actifs nous-mêmes en matière d'environnement. Puis en ouvrant la discussion électorale. Faudra-t-il soutenir d'emblée des candidats écologistes dans quelques circonscriptions ? S'en tenir à la règle du désistement en faveur du candidat en tête au premier tour ? Pratiquer différemment ? Aborder ces questions nationalement ? Localement ? Je souhaite un dialogue qui puisse déboucher sur un accord. Sans sous-estimer les difficultés.
Le Nouvel Observateur : Pour la présidentielle, ne devriez-vous pas simplifier le jeu en disant tout de suite que Michel Rocard sera le candidat des socialistes ?
Laurent Fabius : Je ne crois pas que ce serait un service à lui rendre. Il y a des combats qu'il n'est pas bon d'engager officiellement trop tôt. Pierre Mauroy a utilisé l'expression de "candidat virtuel". La formule permet d'avancer, ce que nous faisons avec Michel Rocard. Pour le moment, l'important c'est, je vous l'ai dit, que nos pratiques se rapprochent davantage de nos valeurs, que nos idées soient rénovées et mises au net, et que le fameux triangle président-gouvernement-parti majoritaire fonctionne bien : nous sommes sur ce chemin. Voilà déjà de bonnes nouvelles.