Texte intégral
"L'industrie européenne doit être sélective"
Un entretien avec Hubert Curien, ministre de la recherche et de l'espace
La France prend pour un an la présidence d'Eurêka – L'occasion pour Hubert Curien de faire le point sur cette procédure – Et la recherche européenne en général – L'occasion aussi de clarifier les relations entre Eurêka et la Communauté européenne – À l'aube du grand marché unique, les frontières géographiques ne sont pas les seules à devoir être remises en cause, celles entre la recherche, la technologie et la politique industrielle aussi – Pour cela, deux conditions : mieux sélectionner les projets et clarifier les relations entre l'Europe et Eurêka.
La Tribune : À l'occasion de la prise de présidence d'Eurêka par la France, pouvez-vous faire un bilan de cette procédure créée en 1985 pour stimuler la recherche industrielle ?
Hubert Curien : Trois ans à peine après sa création, nous savions déjà que c'était un succès. Aujourd'hui, nous recensons plus de 600 projets pour un investissement total de 86 milliards, le programme sur les composants JESSI compris. La dernière réunion de Tampere en Finlande a été l'occasion d'accueillir notre premier partenaire d'Europe de l'Est, la Hongrie, qui participe environ à une dizaine de projets et de mettre particulièrement l'accent sur des secteurs comme l'environnement.
La Tribune : Pensez-vous que cette procédure a réellement atteint son but, celui de stimuler la recherche industrielle ?
Hubert Curien : La première évaluation faite par le Pr Wisse Dekker de Philips en 1990 a dressé un bilan élogieux des programmes. Il n'empêche que l'une des priorités de la France durant sa présidence sera d'insister à nouveau sur une estimation de l'impact Eurêka. Il faudrait en particulier savoir si Eurêka conduit vraiment les industriels à mieux travailler ensemble ? Nous voulons évaluer le nombre des mariages blancs et leur faire la chasse. C'est-à-dire les pseudo-coopérations entre industriels qui profitent du label Eurêka pour bénéficier de la manne publique sans vraiment travailler ensemble. Par ailleurs, nous tenterons de recenser tous les produits en vente sur le marché ou sur le point de l'être qui sont, après sept ans d'existence, des enfants d'Eurêka. L'un des critères de sélection des projets étant d'aboutir à une commercialisation au bout de cinq ans, nous aimerions élargir notre palmarès. Ce critère différencie fondamentalement les projets Eurêka des projets européens de recherche financés dans le cadre de la Communauté.
La Tribune : Cette frontière risque d'être de plus en plus difficile à définir après les récentes prises de position de la CEE en matière de recherche ?
Hubert Curien : En théorie, la CEE ne s'occupe que du précompétitif alors qu'Eurêka ne s'occupe que de ce qui est piloté par les industriels et par le marché. Dans la pratique, la Communauté est assez frustrée quand elle ne peut pas suivre des programmes un peu plus en aval que la précompétitivité tandis qu'Eurêka à des actions de recherche qui remontent assez haut dans le fondamental d'où un recouvrement qu'il faut traiter, plus particulièrement pour les programmes importants. Ce fut le cas pour la télévision haute définition (TVHD) ou les composants (Jessi) où la CEE a estimé, pour des raisons de politique générale, qu'elle ne pouvait être absente. Utile à condition que ce soit selon des règles compatibles avec la charte Eurêka. L'une des tâches essentielles de la présidence française sera de clarifier les relations entre Eurêka et la CEE. Dès la création d'Eurêka, un climat de suspicion est né entre ces deux instances. Les accords de Maastricht pourraient être l'occasion d'une remise à plat de la politique de recherche européenne. Le commissaire européen, chargé de la recherche, Maria Filippo Pandolfi, s'y emploie avec d'autant plus de résolution que la Commission propose de faire passer le budget de recherche de 16,6 milliards de francs en 1992 à près de 29 milliards en 1997.
La Tribune : Doubler les moyens, c'est bien, encore faut-il que cet argent soit bien utilisé. Force est de constater que la politique européenne en matière de recherche n'est pas une grande réussite ?
Hubert Curien : Il est vrai que les industriels préfèrent les méthodes d'Eurêka et reprochent souvent aux programmes européens pilotés par Bruxelles d'être trop longs et trop compliqués à boucler. C'est gênant pour une grande entreprise, c'est insurmontable pour une petite et une moyenne. Mais la CEE est confrontée à une double difficulté. Premièrement, son système de décision est tripode puisqu'il repose sur le Parlement, la Commission et le conseil des ministres. Deuxièmement, l'harmonisation doit se faire entre douze pays différents. Ces contraintes inhérentes à l'organisation même de la Communauté entraînent un va-et-vient des dossiers qui prend obligatoirement du temps. Je ne crois pas que les nouvelles dispositions de Maastricht nous rendent la vie plus facile. Mais il est, en effet, grand temps qu'une réforme en profondeur de la recherche de la Communauté soit entreprise. Toute l'ambiguïté est de savoir où commencer la politique industrielle et où finit la politique de recherche et de développement.
La Tribune : Selon vous, Bruxelles doit-il avoir une politique industrielle ?
Hubert Curien : La Grande-Bretagne est résolument contre. Cette analyse est relayée par les positions tranchées du commissaire européen à la Concurrence, sir Leon Brittan. Les Allemands s'interrogent. Le gouvernement français estime qu'il y a une place pour une politique d'orientation. Une bonne politique de recherche et de technologie doit être en harmonie avec la politique industrielle. Un accroissement des budgets de recherche est, de fait, suspendu à une réforme des procédures. Beaucoup de pays n'ont pas voulu s'engager tant qu'ils ne sauront pas exactement ce que sera l'ensemble du "paquet Delors II".
La Tribune : L'une des solutions est-elle de restreindre le nombre de choix scientifiques ?
Hubert Curien : C'est ce vers quoi semble vouloir s'orienter la Commission des communautés lorsqu'elle parle de projets ciblés. Nous sommes favorables à des projets de ce genre s'ils sont en bonne relation avec Eurêka, où la CEE peut intervenir. Mais certaines délégations n'y sont pas favorables de peur que cela revienne à privilégier les choix des pays les plus riches. En fait, il vaut mieux s'entendre sur des technologies clefs qui diffuseraient dans tous les secteurs industriels afin qu'elles profilent à tous, comme les matériaux nouveaux ou la micromécanique.
La Tribune : Ce discours se rapproche curieusement de celui tenu pour le choix des projets Eurêka ; comment faire pour que les programmes de recherche ne se chevauchent pas ?
Hubert Curien : Le chevauchement n'est pas grave en soi, si chacun s'y retrouve : l'idée de la Commission est de mettre en place un point de contact unique, un seul interlocuteur, chargé de suivre en permanence les procédures et les projets Eurêka. Par ailleurs, pour éviter la création de nouveaux centres de recherche spécifiquement communautaires, souvent lourds et parfois inefficaces, la CEE pense de plus en plus à confier la gestion d'un programme à tel ou tel organisme d'un pays de la CEE. Il faut que la Communauté s'oriente beaucoup plus vers la déconcentration et la décentralisation. Par exemple, un programme maritime pourrait être piloté par un institut portugais. La répartition et les compétences des États membres sont assez larges pour donner satisfaction à tous, à la mesure des capacités de chacun. C'est le meilleur moyen de donner aux gens le goût de l'Europe, il faut leur prouver qu'on peut faire mieux à plusieurs que seul.
La Tribune : Est-il nécessaire que toute la recherche se fasse dans le cadre communautaire ?
Hubert Curien : Certainement pas. Il ne faut pas donner des indigestions à l'Europe communautaire. Le spatial a fait la preuve que cela pouvait fonctionner autrement. Les grands programmes TVHD ou Jessi ont démarré à l'initiative d'Eurêka. Mais il était normal que la Communauté y participe étant donné son impact auprès des industriels européens de l'électronique. ll faut seulement tisser un écheveau plus serré entre la CEE et les grands programmes.
La Tribune : Comment expliquer que la balance commerciale de l'Europe dans les hautes technologies régresse fortement, malgré les financements de programmes comme Esprit, Brite ou Eurêka ?
Hubert Curien : Si nous n'avions pas mis en jeu de tels programmes, dans quelle situation serait aujourd'hui l'Europe technologique ! Au demeurant, la poussée japonaise démontre clairement que le monde peut profondément évoluer en vingt ans. Qui aurait cru voilà deux décennies que la recherche nippone serait aussi performante ? C'est pourquoi je suis optimiste. Surtout ne renonçons pas ! Je suis réellement convaincu qu'en mettant en commun, de manière de plus en plus active, l'ensemble de ses forces de recherche et de développement technologique, l'Europe est capable de reconquérir la place qui lui revient dans le commerce mondial des produits industriels. Même dans les composants électroniques, domaine très difficile.
La Tribune : Comment y parvenir ?
Hubert Curien : Il nous faut améliorer nos pratiques technologiques et nos processus de développement. Cela avec deux grandes préoccupations : être davantage sélectif dans le choix des programmes et l'affectation des crédits ; améliorer les interactions et la cohésion entre sociétés européennes. Je souligne à nouveau : le Japon nous montre qu'il n'y a pas de situation irréversible.
La Tribune : Cela ne veut-li pas dire politique industrielle européenne ?
Hubert Curien : Je sais que sir Leon Brittan se raidit dès que l'on utilise cette expression. Mais il n'est pas à lui seul toute la Communauté. La politique industrielle est une nécessité absolue pour l'Europe. Qu'elle émane des industriels eux-mêmes, c'est bien ce que je souhaite comme les Allemands, voire certains Britanniques. Il est évident que nous devons aller plus avant dans l'automobile, les transports du futur, le traitement des déchets, les services gravitant autour de l'environnement par exemple. De plus, un rééquilibrage me semble nécessaire alors que la CEE a dans le passé concentré beaucoup de ses efforts sur la filière électronique.
La Tribune : L'Industrie européenne de l'électronique peut-elle encore être sauvée ?
Hubert Curien : À l'évidence, que ce soit dans les composants, l'informatique ou l'audiovisuel, nos ingénieurs sont tout à fait à la hauteur des Japonais ou des Américains. Les handicaps ne sont pas là. Nous devons accroitre la rapidité du cycle recherche-développement-production, mieux sentir sociologiquement les marchés, améliorer les systèmes de production et la qualité des produits. Les Japonais ont montré la voie. L'Europe doit se ressaisir. Cela est possible, bien que la tâche soit difficile. Le pari peut être gagné, pour peu que l'industrie européenne se montre plus sélective et ne cherche pas à couvrir tous les fronts de la technique. Certaines entreprises ont vu leur étoile pâlir parce qu'elles ont voulu être présentes partout.
La Tribune : Dix ans après les grandes nationalisations industrielles, quel jugement portez-vous sur le potentiel scientifique et technologique des groupes publics en France ?
Hubert Curien : Les groupes publiés ont, au moins, autant que leurs homologues et peut-être plus, compris que la recherche et le développement étaient des éléments majeurs de leur avenir et y ont sensiblement investi au cours des dernières années. L'exemple de l'automobile est probant : je ne vois pas de différence entre Renault et PSA dans la qualité de la recherche, dans l'inventivité des programmes proposés aux pouvoirs public. Dire que les nationalisées se comportent moins bien, que les groupes privés sont plus performants que les nationalisés serait une inexactitude. Autre exemple : dans les satellites, les niveaux de qualité et d'innovation sont comparables entre Alcatel, Matra et Thomson.
La Tribune : Où se trouvent les points forts, faiblesses et lacunes ?
Hubert Curien : Je n'ai pas le goût des palmarès, mais, parmi les points forts, on peut citer l'aérospatiale, les communications, ou des activités de services tel le traitement des eaux.
La Tribune : Cette approche plus sélective ne conduira-t-elle pas à une Europe à deux vitesses dans la recherche aussi ?
Hubert Curien : Pas question. C'est tout à fait contraire à la philosophie de toutes les instances que nous avons mis en place pour la recherche et la technologie en Europe. Tous les chercheurs et tous les pays doivent pouvoir en profiter.
Propos recueillis par Jacques Jublin et Sophie Seroussi