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CFDT Magazine
Au-delà de la tragédie du Kosovo, pensez-vous que le destin de l’Europe se joue actuellement dans les Balkans ?
J.-F.T. C’est autant le destin que la crédibilité de L’Europe qui se joue. Pour la première fois sans doute apparaît nettement la nécessité pour l’Europe de dépasser le seul stade de la construction économique et monétaire, aussi efficace soit-elle. On le constate : alors que la campagne pour les élections européennes du 13 juin prochain s’enlisait dans des débats franco-français, la situation au Kosovo oblige désormais à introduire la question de l’achèvement de l’Europe comme entité politique, avec sa propre politique de défense, sa propre capacité d’intervention. Et tant mieux si l’on voit aujourd’hui des ralliés de la 25e heure, mais en tout cas plus personne, sauf quelques extrémistes, ne conteste l’idée qu’il faille aller plus loin dans l’intégration européenne.
La guerre au Kosovo aura au moins déclenché cette prise de conscience, que les guerres précédentes en Croatie et en Bosnie n’avaient pas pu provoquer. Il est clair que l’Europe, dans son état actuel, ne joue pas un rôle à la hauteur de son projet. Il y a donc une impérieuse nécessité de se donner les moyens d’achever la construction politique de l’Europe. Il s’agit même d’une obligation morale tant il est inadmissible pour elle de tolérer sur son propre territoire la victoire de la barbarie dont les formes – déportations, épuration ethnique, etc. – nous rappellent douloureusement l’idéologie nazie. C’est justement parce qu’ils ne voulaient « plus jamais cela » que les pères de l’Europe se sont battus. Nous n’avons pas le droit d’avoir la mémoire courte.
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En quoi l’élargissement de l’Europe aux pays de l’Est est-il une nécessité ?
J-F.T. – Là encore, il s’agit d’abord d’une obligation morale. Les forces démocratiques qui ont le plus poussé pour que l’Europe ouvre ses portes ne peuvent se contenter, maintenant que le mur de Berlin s’est effondré, de laisser tomber des peuples qui ont vécu pendant des décennies sous le joug du communisme. On ne peut pas se contenter de leur dire : « débrouillez-vous avec vos problèmes de transition économique, sociale et politique ». Nous avons la responsabilité de les accompagner et de les aider dans une période où les conséquences liées au passage d’une économie dirigée au marché libre sont plus ou moins difficiles à supporter selon les pays.
Et puis, il s’agit aussi d’un impératif politique par rapport à la cohésion et à l’équilibre de l’espace européen. Comment l’Europe pourrait-elle vivre en paix si à ses frontières resurgissaient des idées, des systèmes et des régimes contraires à la démocratie et aux droits de l’homme ? Il est illusoire de croire que l’Europe puisse être durablement un havre de paix au milieu d’un continent de tensions politiques, économiques et sociales. Or, et l’histoire de ce siècle nous l’enseigne, l’Europe centrale a justement toujours été une zone à risques. Jusqu’à présent, une certaine stabilité était plus ou moins assurée par des impérialismes : l’Empire austro-hongrois, l’Empire ottoman puis l’Empire soviétique. Cette fois-ci, le pari qui s’impose à l’Europe est de créer un nouvel équilibre en incluant ces pays dans un espace démocratique où chacun a des droits et des devoirs. C’est la seule façon de prévenir les risques de désintégration et d’explosions en tous genres dans une région où la montée des nationalismes s’appuie sur des problèmes complexes de minorités ethniques. Si l’Europe s’avère incapable de leur offrir l’espoir de l’intégration, alors ces pays vont s’en remettre aux idéologies les plus dangereuses. L’élargissement de l’Union européenne relève de notre propre intérêt stratégique.
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A plus ou moins long terme l’Union européenne va passer de 15 à 20 puis 25 membres. Ne peut-on craindre une dilution de l’Europe, alors même que la récente démission de la Commission européenne a montré à quel point il est difficile de faire fonctionner ses institutions ?
J.-F.T. La crise qu’a connue l’Europe, crise des modalités de prise de décisions, s’est produite avec une Union européenne composée de 15 Etats membres. Alors, élargissement ou pas, il y a un réel besoin d’une réforme institutionnelle, qui indique notamment comment on peut prendre des décisions efficaces. Le débat est complexe : faut-il sur tous les thèmes ou seulement sur certains une majorité qualifiée ou l’unanimité ? Quel poids politique spécifique faut-il donner à des Etats membres d’un même ensemble qui regroupe des pays de différentes tailles économiques et démographiques ?
Toutes ces questions doivent être traitées, mais elles ne peuvent en aucun cas servir de prétexte à un retard dans le calendrier de l’élargissement à l’Est. Nous ne sommes pas de ceux qui font de cette nécessaire réforme un préalable à l’intégration de nouveaux pays, parce qu’une telle attitude conduirait à tuer l’espoir pour des peuples qui aspirent à nous rejoindre.
Cela étant, nous sommes conscients que ce calendrier doit être raisonnable et tenir compte notamment de la diversité des situations, des progrès plus ou moins grands réalisés par ces pays dans leur transition économique. Du reste, pour certains pays, cela ne serait pas leur rendre service que de les faire adhérer sans qu’ils aient réuni un minimum de conditions.
Je le répète, se servir des difficultés institutionnelles de l’Union européenne pour retarder l’élargissement reviendrait à faire payer aux pays candidats le prix de nos propres incohérences. Non seulement cette réforme est indispensable mais elle est propice à l’élargissement.
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L’arrivée dans l’Union européenne de pays où les salaires sont bien inférieurs à ceux pratiqués à l’Ouest ne va-t-elle pas entraîner un dumping social ?
J.-F.T. A chaque fois que l’Europe s’est élargie, nous avons toujours assisté à la manifestation de deux grandes craintes : Le dumping social et l’immigration. La ?? d’un flux massif de gens venus de l’Est est exagérée. Nous avons assez de contacts avec nos amis de l’Est pour savoir que ce à quoi aspirent ces peuples c’est bel et bien de vivre chez eux en espérant, et c’est bien légitime, que leur niveau de vie va progressivement rejoindre le nôtre. D’ailleurs, si l’on se réfère à l’histoire de l’adhésion de pays comme l’Espagne, la Grèce, l’Italie et le Portugal, qui accusaient un retard économique, on constate qu’il n’y a pas eu de vagues massive d’immigration depuis leur adhésion, ce fut même le contraire. C’est bien la preuve que l’intégration européenne est un facteur de stabilisation des populations sur place, tout simplement parce que dès lors qu’on leur propose un projet d’avenir, des perspectives de développement économique et une ouverture, les gens préfèrent rester vivre dans leur pays. Il n’y a aucune raison de croire que ce phénomène ne jouera pas de la même manière pour la Pologne, la Hongrie, la Tchéquie, la Slovénie et l’Estonie.
Quant au dumping social, il est évident que les problèmes vont se poser. La parade consiste à construire un système de relations sociales cohérent et qui intègre les acquis sociaux déjà actés par l’UE. Evidemment, cela ne peut se réaliser que de manière progressive avec, pour commencer, l’instauration de minima sociaux conséquents. On peut aussi affirmer que l’action d’un syndicalisme libre et le développement du dialogue social vont avoir des effets positifs sur les standards sociaux.
Si les périodes de transition sont intelligemment menées alors on peut penser que ces risques de dumping seront limités. D’autant que, même s’il peut être intéressant pour un industriel de s’implanter à l’Est pour réduire les coûts salariaux, ce type de délocalisation ne règle pas des problèmes comme ceux de la recherche et du développement, ou le besoin qu’ont les entreprises de bénéficier d’un environnement favorable (de bonnes infrastructures, par exemple). Enfin, il faut tout de même rappeler que depuis l’ouverture de tous Etats pays à l’économie de marché, ce sont les pays de l’Ouest qui en tirent le plus de bénéfices, avec pour eux des perspectives de nouveaux marchés. Cela contribue donc largement à équilibrer l’échange.
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Comment faut-il procéder pour que les pays de l’Est puissent adopter le modèle social européen sans le tirer vers le bas, et de quels atouts dispose le mouvement syndical européen pour assumer une solidarité concrète entre les salariés de l’Est et ceux de l’Ouest ?
J.-F.T. On peut affirmer que, concernant l’élargissement, le mouvement syndical européen a pris de l’avance en affiliant à la CES (Confédération européenne des syndicats) la plupart des grandes confédérations des pays de l’Est. On a fait la démonstration qu’en prenant des mesures appropriées on pouvait associer pleinement les syndicats de l’Europe de l’Est, ce qui les aide considérablement à anticiper l’adhésion future de leurs pays qui devront à un moment donné intégrer les acquis sociaux communautaires. Il est très important que les acteurs sociaux de ces pays soient déjà partie prenante dans le processus d’adhésion.
Cette dynamique d’appropriation du processus complexe d’intégration européenne dans sa dimension sociale est bien réelle. Nous l’avons constaté lors de la conférence de Varsovie qui réunissait, les 18 et 19 mars derniers, tous les partenaires sociaux de l’Union européenne et ceux des pays candidats, où l’on a mesuré l’ampleur des efforts déployés pour que ces pays puissent digérer les acquis communautaires et préparer les nécessaires évolutions et transpositions législatives ou réglementaires.
Ce qu’il faut souligner c’est que la nature du débat a changé. Déjà, dans ces pays, on n’a plus un débat fermé sur chaque espace national, mais une interpénétration de plus en plus forte des problématiques de l’Union européenne. C’est là un incontestable progrès et c’est sur ce plan que nous, syndicalistes, pouvons agir. C’est précisément ce que nous faisons dans le cadre de la coopération syndicale bilatérale. C’est aussi par exemple ce qu’entreprend la CES au niveau des comités d’entreprise européen, qui pour certains intègrent déjà des syndicalistes de pays de l’Est où sont implantés ces grands groupes.
La tentation existe également d’adopter une attitude contraignante pour les pays de l’Est, consistant à attendre qu’ils aient atteint le modèle social européen pour les intégrer. Nous, nous pensons que c’est en construisant avec les syndicats de ces pays, en les aidant à se renforcer, en les aidants à développer leurs propres relations sociales, qu’ils pourront progressivement rejoindre notre modèle social. Là aussi, il faut accepter une période de transition et des délais. Ce qu’il faut, c’est que les fondamentaux du modèle social européen soient bien présents : assurance d’une protection sociale collective et solidaire, accès à des services publics de qualité, dialogue social à tous les niveaux, liberté de négocier, promotion des organisations syndicales. A condition que ces principes soient respectés, on peut admettre qu’il y ait des dérogations, des exceptions et des délais d’application pour tenir compte des performances économiques des pays. C’est bien une telle démarche, inscrite dans la durée et respectueuse des particularités de chacun, qui pourra éviter de voir le modèle social européen éviter tiré vers le bas. C’est en tout cas notre démarche de syndicalistes.