Texte intégral
Je voudrais tout d'abord remercier la Commission consultative des droits de l'homme qui a organisé ce colloque international et qui me donne l'occasion de dire quelques mots à la fin de ses travaux.
La Commission démontre, une fois de plus, s'il en était besoin, sa place éminente dans la défense quotidienne des droits de l'homme en France et dans le monde.
Je voudrais marquer également que ce colloque est le coup d'envoi d'une série de manifestations qui nous conduira jusqu'au 10 décembre 1998, date d'anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme.
Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français a proclamé à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Vous savez que c'est là le préambule de la Constitution de 1946 repris dans la Constitution de 1958.
En 1948, la France s'est trouvée intimement associée à la Déclaration universelle des droits de l'homme. Elle le doit à la contribution exceptionnelle de René Cassin au sein de la commission des droits de l'homme des Nations unies présidée par Eleanor Roosevelt. Elle le doit aussi à son histoire, puisque la Déclaration de 1948 prolonge l'esprit de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
La charte des Nations unies et la Déclaration universelle des droits de l'homme sont les protestations les plus énergiques de la conscience humaine contre le mépris manifeste des principes de l’humanité et les atrocités déclenchées sciemment par le nazisme et ses comparses. Pour la première fois le monde s'est trouvé confronté à une entreprise de barbarie inégalée. Cette entreprise barbare a pour nous aujourd'hui et pour toujours un nom la Shoah.
La société internationale a entendu répondre par la Déclaration universelle aux questions angoissées de Hannah Arendt, posées dans l'introduction de son ouvrage sur les origines du totalitarisme : comment cela a-t-il été possible, comment penser l'impensable, comment comprendre la désolation absolue, la terreur absolue, l'oubli absolu de toute culture, le mépris radical de toute personne humaine ?
À cela, « nous, peuples des Nations unies », avons répondu il y a cinquante ans que nous étions résolus à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l'homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l'égalité des droits des hommes et des femmes. L’Assemblée générale des Nations unies a également proclamé que cette Déclaration constituait un idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les Nations.
Certes, la Déclaration universelle des droits de l'homme n'était que le résultat d'une simple résolution de l'Assemblée, mais par sa portée et son engagement, elle a produit des effets qui vont bien au-delà de son statut juridique.
Ces effets je les vois à trois niveaux.
1. Pour la première fois, les peuples des Nations unies reconnaissaient des droits aux hommes en tant qu'hommes et non simplement en tant que citoyens. Des droits attachés à l'humanité et non des droits que telle ou telle société reconnaissait à ses ressortissants. Concrètement, un État, quel qu'il soit ne peut porter atteinte à la dignité d'un homme. Ce n'est pas seulement son ressortissant qu'il s'interdit de torturer mais aussi l'étranger d'où qu'il vienne. « L'autre » n'est jamais d'une altérité telle qu'elle permette de lui faire subir des traitements qui ne sont pas dignes de l'humanité. En cela, les peuples réaffirmaient J'intime solidarité de la famille humaine.
Je perçois un écho de cette prise de position philosophique et juridique capitale dans la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993 par laquelle la haute juridiction affirme que si le législateur peut prendre à l'égard des étrangers des dispositions spécifiques, il lui appartient de respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République ; que s'ils doivent être conciliés avec la sauvegarde de l'ordre public, figurent parmi ces droits et libertés, la liberté individuelle et la sûreté, notamment la liberté d’aller et venir, la liberté de mariage, la liberté de mener une vie familiale normale; qu'en outre les étrangers jouissent des droits à la protection sociale dès lors qu'ils résident d'une manière stable et régulière sur le territoire français, qu'enfin, ils jouissent d'un droit spécifique selon lequel tout homme persécuté en faveur de son action pour la liberté a droit d'asile sur les territoires de la République.
Bien que la Déclaration universelle des droits de l'homme ne soit pas une norme juridique de droit interne, comme l'a rappelé par deux fois le Conseil d'État, les droits que le Conseil constitutionnel consacre sont très proches de ceux qu’elle énonce et de ceux que René Cassin avait définis, dans son cours à l'Académie de droit international en 1951, comme étant le portique du temple des droits de l'homme.
Toute l'inspiration de la Déclaration de 1948 vise à promouvoir la dignité de l'être humain et les plus hautes juridictions françaises, judiciaire, administrative et constitutionnelle, bien qu'elles n'y soient pas tenues, en tirent aujourd'hui des conséquences de droit, notamment en matière de respect du corps humain, de santé, de logement, de protection des victimes.
En réaffirmant en 1994, à propos des lois de bioéthique, que le principe de dignité de la personne avait une valeur constitutionnelle, le Conseil constitutionnel a ouvert un immense chantier dont le dynamisme se laisse encore à peine entrevoir.
Je le répète, par essence, le respect des droits de l'homme enclenche une dynamique que rien rie peut arrêter. Ce qui doit être n'est jamais ce qui est tant la norme éthique ou morale demande à s'incarner en norme juridique.
2. S'agissant des droits fondamentaux, les hommes doivent pouvoir trouver sur la scène internationale des moyens de contraindre l'État dont sont les ressortissants à les respecter.
Je crois qu'on ne peut pas sous-estimer la révolution introduite en droit international par l'irruption de l'homme - l'individu, homme ou femme sur la scène de la société internationale, traditionnellement dominée par les seuls sujets de droits que sont les États.
Car les pactes des Nations unies sur les droits civils et politiques d'une part, sur les droits économiques et sociaux d'autre part mais aussi les conventions sur l'élimination des discriminations à l'égard des femmes et des races, la convention contre la torture et bien d'autres conventions internationales, qui mettent en œuvre les options fondamentales de la Déclaration universelle, créent directement des droits pour les particuliers.
Au niveau régional également, la Convention européenne des droits de l'homme, avec son organe juridictionnel, la Cour, a réalisé un immense travail de mise en œuvre concrète des droits : protection contre les traitements inhumains et dégradants, droit au procès équitable, droit à mener une vie familiale normale, droit à un recours effectif, liberté d'expression même pour les « idées qui heurtent, choquent ou inquiètent (...) ».
Mais, il faut bien admettre aussi que le droit international de la protection de la personne fait courir objectivement un risque aux États du seul fait qu'ils y affirment par conviction ou par tactique un humanisme universaliste. Aucun État ne souhaite être condamné pour violation des droits de l'homme et pourtant, nombreux sont ceux qui acceptent d'être liés par des engagements qui les obligent vis-à-vis de la totalité de l'humanité comme d'un grand nombre d'États.
Je crois qu'il faut traiter sérieusement ce conflit potentiel entre la souveraineté des États et leurs engagements universels. Aucun État, pas même la France, ne pourrait admettre que le fait de s'engager à respecter les droits de l'homme soit une surprise pour lui-même. Si la France a ratifié la Convention européenne des droits de l'homme en 1974, les pactes de l'ONU en 1981 et le système de recours direct des citoyens devant la Cour européenne la même année, c'est bien qu'elle était persuadée que son système de protection des droits était conforme aux engagements qu'elle prenait. Autrement dit, le système de protection international ne peut, par définition, être guidé que par le principe de subsidiarité. Il appartient d'abord à chaque État de faire respecter les droits de l'homme chez lui.
Cela dit, il me semble que la société internationale, inexistante encore il y a quelques années, désarmée face aux violations des droits de l'homme d'une part mais encore plus grave, impuissante face aux atrocités, au génocide, aux crimes contre l'humanité, crimes de guerre et crimes d'agression, a pris conscience qu'elle devait organiser des systèmes de contrôle et de sanctions à la hauteur des enjeux.
Personne ne pourra nier que la protection de la conscience universelle née en 1948 a continué de produire ses effets aujourd'hui.
Cependant ne soyons pas naïfs, l'universalité et l'indivisibilité des droits de l'homme, encore rappelées à la conférence mondiale des Nations unies sur les droits de l'homme à Vienne en 1993 sont loin d'être effectives. Elles sont périodiquement remises en cause par tel ou tel État.
Qu'on me permette de citer le paragraphe 18 de la déclaration et du programme d'action de cette conférence : « Les droits fondamentaux des femmes et des fillettes font inaliénablement, intégralement et indissociablement partie des droits universels de la personne. L'égale et pleine participation des femmes à la vie politique, civile, économique, sociale et culturelle... et l'élimination totale de toutes les formes de discrimination fondées sur le sexe sont des objectifs prioritaires de la communauté internationale ».
Qui peut dire que les femmes d'Afghanistan, auxquelles je pense comme mes sœurs avec une douleur que rien n'apaise, jouissent derrière les barreaux de toile qui emprisonnent leur visage de la moindre parcelle des droits qu'elles tiennent en tant que personne ?
Qu'on me permette aussi de rappeler le paragraphe 28 par lequel la conférence mondiale se déclare consternée par les violations massives des droits de l'homme, notamment celles qui prennent la forme de génocide, de « nettoyage ethnique », de viol systématique des femmes en temps de guerre, violations qui sont à l'origine d'exodes massifs de réfugiés et de déplacements de personnes.
L'universalité des droits de l'homme est bien loin d'être un fait et y a beaucoup de raisons de désespérer de l'humanité à moins que l'on soit persuadé que la protection des droits passe aussi par la lutte contre la misère, l'ignorance, l'exclusion ; par la promotion et le développement de la culture et de l'éducation et par l'appui à l'État de droit.
En outre, je tiens à saluer publiquement le rôle irremplaçable des associations de défense des droits de l'homme, dans la promotion des droits et la connaissance des atteintes portées à la dignité de l'homme. Il n'est pas d'universalisme des droits sans la dénonciation permanente des violations d'où qu'elles viennent. Les militants des droits de l'homme portent la parole de ceux qui en sont privés et contribuent inlassablement à l'effort de vérité et de justice.
3. Pourtant, je voudrais prendre deux exemples qui nous donnent des raisons d'espérer que dans un monde multipolaire, déchiré par les conflits régionaux et les nationalismes exacerbés, les violations les plus flagrantes des droits de l'homme seront sanctionnées.
a) Au niveau régional, l'Union européenne a décidé de donner une force nouvelle aux droits de l'homme lorsque les États ont décidé de signer le traité d'Amsterdam. On ne saurait sous-estimer la nature et la portée de l'article F1 du traité qui instaure une procédure de sanctions en cas de violation grave et persistante par un État membre des principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales ainsi que de l'État de droit, principes qui sont communs aux États membres.
Même si de telles stipulations visent au premier chef les futurs candidats à l'adhésion, cette procédure peut conduire, et il faut le souligner, à suspendre les droits de vote attachés aux différents traités européens ; quel que soit le pays en cause.
En érigeant les principes du patrimoine commun au rang des fondements de l'union européenne, le traité d'Amsterdam assigne aux droits de l'homme, dans le cadre communautaire la fonction de principes directeurs de toute activité de l'État, de valeurs prééminentes auxquelles est soumis l'ensemble des pouvoirs publics. Ainsi, comme le dit le professeur Sueur « c'est assujettir la communauté dans l'exercice de toutes ses activités au respect des droits de l'homme et consacrer implicitement la notion de "communauté de droit" affirmée dès 1986 par la Cour de justice ».
Il y a là un signal très clair adressé par l'Union à tous les États pour dire qu'elle reprend à son compte l'idée émise par la Cour de Strasbourg que les droits de l'homme font partie de l'ordre public constitutionnel européen.
b) Au niveau international, la création des deux tribunaux ad hoc pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda, au milieu des années 1990, avait relancé le projet d'une Cour pénale internationale permanente. La Commission du droit international de l'ONU, composée d'experts indépendants, a élaboré un projet de statut en juillet 1994. L’Assemblée générale des Nations unies a ensuite mis en place un comité préparatoire qui s'est réuni à huit reprises entre 1995 et 1998.
Aujourd'hui, je ne peux que me réjouir de ce que 120 États se soient prononcés en faveur de la convention portant création d'une Cour pénale internationale le 17 juillet dernier.
Je crois pour ma part, que le fait que plus de 100 États se soient accordés pour définir avec précision ce qu'est le génocide, les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre, pour dire qu'ils étaient imprescriptibles et affirmer que la Cour avait une compétence obligatoire, sous certaines conditions, est un événement fondamental de la société internationale contemporaine. De même s'agissant de l'obligation de coopération des États parties pour la remise des personnes en cause puisqu'elle ne souffre d'aucune exception.
Je crois aussi que le fait que les règles de procédures applicables devant la Cour réalisent un compromis entre les cultures juridiques continentale et anglo-saxonne permettra à cette juridiction d'asseoir plus fermement son autorité.
Ce compromis s'est réalisé notamment par la création d'une chambre préliminaire composée de trois juges chargés d'assurer un contrôle sur la mise en état de l'affaire. Ils s'assureront d'une part que les actes d'accusation préparés par l'autorité de poursuite sont suffisamment solides pour justifier le renvoi devant la juridiction et d'autre part que la personne accusée a la possibilité de faire valoir sa défense à ce stade de la procédure.
Enfin, notre pays a beaucoup fait pendant cette conférence pour que soit adopté un véritable statut des victimes qui pourront avoir accès à la procédure et sous certaines conditions obtenir réparation de leur préjudice. Il s'agit là d'une innovation majeure en droit international.
Je suis persuadée que le rôle de cette Cour sera déterminant dans le système international tant il est vrai qu'il ne peut y avoir de paix durable sans justice et sans vérité. Je me réjouis que la France figure parmi les premiers signataires de cette Convention et le gouvernement est déterminé à s'engager dans la voie de la ratification même si pour cela il faut surmonter des obstacles constitutionnels.
Conclusion
La Déclaration universelle des droits de l'homme a fixé un idéal. Nous sommes loin, pour des raisons que chacun connaît, de la réalisation de cet idéal. Je suis également certaine que les peuples ne tolèrent plus l'oppression. Partout, dans le monde, des signes évidents attestent du désir de liberté. J'ai foi en la volonté de chacun de nous de vivre en paix en assurant un avenir de sécurité et de liberté à nos enfants. Je sais que cette possibilité est loin d'être seulement une affaire de législation. C'est la raison pour laquelle j'ai dit et redit dans toutes mes interventions publiques qu'il appartient à la société civile elle-même de se mobiliser pour faire respecter les droits de l'homme.
En particulier, et pour terminer sur un sujet qui me tient à cœur, le racisme, je suis d'accord avec les 73 % des personnes interrogées par la Commission nationale des droits de l'homme qui pensent que cette lutte doit être menée par l'action quotidienne de chacun d'entre nous. Le racisme est loin d'être seulement une question de droit. Il est aussi une question de mœurs, d'attitudes, de comportements, de façons de vivre et de penser. À cet égard, le mépris pour les cultures différentes, l'absence de rapports plus soutenus avec des gens différents de nous sont des facteurs décisifs du racisme et de la xénophobie. C'est la raison pour laquelle on ne luttera pas efficacement contre le racisme sans une approche pédagogique de l'apprentissage du respect dû aux autres formes de vie que les nôtres.
C'est la raison pour laquelle, il convient de se rappeler toujours que la défense des droits de l'homme passe également pour la défense des hommes et des femmes dans leur réalité concrète. Il y a là un défi majeur qui nous oblige à expliquer pourquoi « l'autre » est un autre moi-même malgré tout ce qui me sépare de lui. Nous devons expliquer, selon le mot de Montaigne, si riche de sens, pourquoi « chaque homme porte en lui la forme entière de l'humaine condition ».