Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie de l'industrie et des finances, dans "La Tribune", le 22 juin 1999, sur les actions gouvernementales favorisant la diffusion des nouvelles technologies et les créations d'entreprises innovantes.

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Média : La Tribune

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La Tribune
Comment l'innovation dans les technologies de l'information contribue-t-elle au développement de la « nouvelle économie » ?

Dominique Strauss-Kahn
- L'innovation est restée longtemps la « belle inconnue » de la théorie de la croissance, le progrès technique apparaissant au mieux comme un résidu dans les premiers modèles de croissance. Mais peu importe, au fond, si la théorie peine à coller à la réalité. Cette réalité, nous la percevons tous aujourd'hui, dans la vie des entreprises, dans notre vie quotidienne, dans la croissance de nos économies. Nous avons aujourd'hui autour des nouvelles technologies de l'information et de la communication une dynamique d'équipement et d'investissement pour les ménages et les entreprises, porteuse de progrès pour l'ensemble de l'économie. Elle tire la demande, elle améliore les capacités productives. Elle peut permettre une hausse durable du rythme de croissance soutenable. L'impact de ces nouvelles technologies va bien au-delà d'une nouvelle vague de consommation de masse ou de l'apparition d'une nouvelle forme de distribution, via le commerce électronique. Ce qui est en jeu, c'est une réorganisation de la production et du travail, et l'émergence d'une nouvelle économie, fondée sur un réseau de communications à faible coût d'utilisation, et sans frontière. Nous retrouvons, ici, le processus de mondialisation également à l'œuvre dans la transformation de nos sociétés.

La Tribune
Pourquoi Interne joue-t-il un rôle si important dans cette évolution ?

Dominique Strauss-Kahn
- Parce que Internet se rapproche de ce que les économistes appellent un « marché parfait », dans la mesure où il permet de détenir en permanence des informations en quantité et en qualité supérieures aux informations disponibles sur les marchés traditionnels. Renforcement du pouvoir des acheteurs par la comparaison instantanée et globale des offres, encouragement de la concurrence, accélération des échanges, qui est source de productivité par la réduction des temps de réponse aux clients, production sur mesure et élimination des stocks ; nous sommes au cœur d'un mouvement de destruction créatrice, où, au final, l'effet de création de richesses et de croissance doit l'emporter.

La Tribune
Les Etats-Unis ont-ils le monopole de la nouvelle économie ?

Dominique Strauss-Kahn
- La nouvelle économie est, pour l'instant, la plus visible aux Etats-Unis, où les nouvelles technologies de l'information, qui représentent aujourd'hui la moitié de l'effort d'équipement des entreprises, ont contribué à un cycle de croissance particulièrement long. Une des caractéristiques de la nouvelle économie, c'est la tendance des producteurs d'innovation à se regrouper géographiquement. Il y a la Silicon Valley et la « route 128 » aux Etats-Unis, mais aussi désormais quelques équivalents européens. Donc, s'il y a eu monopole, disons qu'il est aujourd'hui concurrencé. La rapidité des cycles technologiques est un facteur qui permet aux nouveaux venus de rattraper plus facilement leur retard. On le voit depuis plusieurs mois en Israël et en Inde notamment. J'ai la conviction que l'Europe, avec sa tradition d'innovation technologique, la qualité de son capital humain, son marché unique et sa monnaie unique, peut prendre une place de premier plan dans la nouvelle économie. Et si le Premier ministre a souhaité qu'avec Claude Allègre nous lancions les Assises de l'innovation l'an passé, c'est pour que le processus de reconquête de la nouvelle économie s'accélère.

La Tribune
L'Europe peut-elle concurrencer les Etats-Unis dans le domaine des technologies de l'information ? Sur quelles technologies clés ?

Dominique Strauss-Kahn
- La réussite de l'industrie américaine est indéniable dans les technologies de l'information. L'Europe, et notamment la France, dispose cependant d'atouts industriels a faite valoir dans la compétition internationale. Il existe un certain nombre de technologies, développées par l'industrie française, et dont les Américains n'ont pas la maîtrise. C’est le cas, par exemple, de la carte à puce, dont le marché est totalement dominé par les acteurs français. Le secteur des décodeurs de télévisions numériques est aussi significatif. Le marché américain est très important dans ce domaine et Thomson Multimédia y est le leader, loin devant ses principaux concurrents. Ces réussites ne sont pas isolées. Dans les télécommunications, la France constitue l'un des pôles d'excellence. Il y a également plusieurs secteurs où les entreprises françaises semblaient ne plus avoir d'avenir il y a encore quelques années et qui sont, aujourd'hui, en plein redressement. C'est le cas des semi-conducteurs, où ST Microelectronics s'est hissé, l'an dernier, au neuvième rang mondial. Il y a donc matière à progresser et à faire face à la concurrence américaine. Il nous faut avant tout un flux important de créations d'entreprises nouvelles. Dans la Silicon Valley, onze nouvelles entreprises sont créées chaque semaine et une entreprise est introduite en Bourse tous les cinq jours. C'est bien pour infléchir la situation française dans ce sens que j'ai pris, depuis près de deux ans, un ensemble de mesures, notamment fiscales, pour faire émerger de nouveaux entrepreneurs, de nouveaux capitaux et de nouvelles technologies. Il nous faut aussi maintenir un effort de recherche et de développement industriel à la mesure des enjeux de ces secteurs. Enfin, il faut que ces technologies se diffusent le plus rapidement possible dans notre économie.

La Tribune
La France est-elle entrée dans la nouvelle économie et quel est son modèle de croissance dans l'environnement de nouvelles technologies ?

Dominique Strauss-Kahn
- Bien sûr, ce n'est pas parce que des millions de Français ont un téléphone portable et que l'utilisation d'Internet progresse que nous sommes entrés dans la nouvelle économie. Certains économistes perplexes soulignent que la productivité globale des facteurs croît en France au taux de 1,3 % par an, ce qui serait encore insuffisant pour parler de nouveau régime de croissance. Pourtant, je suis convaincu qu'il faut être très prudent dans l'utilisation de nos appareils statistiques traditionnels pour lire la révolution technologique et économique à laquelle, nous assistons. Certes, l'entrée de la France dans cette nouvelle économie est très progressive : une entreprise sur quatre seulement est connectée à Internet. Mon objectif est d'arriver à une entreprise sur deux d'ici à la fin 2000. Cette conversion, encore hésitante, est déjà à l'origine de 0,5 % à 0,8 % de la croissance française en 1998. Encore ne s'agit-il que de la partie émergée de l'iceberg, car les produits en question se diffusent à l'ensemble de l'économie et influent, d'une façon qu'on sait mal apprécier, sur le renouvellement des procédés de production. Cette dynamique s'accélère : 4 millions d'internautes fin 1998, 5,6 millions fin avril, soit plus de 10 % de la population de plus de quinze ans. J'espère 10 millions fin 2000. évolution montre le potentiel de croissance par le seul équipement des ménages et des entreprises. Je m'efforce de permettre un plus large accès à Internet pour tous les Français, c'est le sens des nouveaux tarifs lnternet de France Télécom que Christian Pierret et moi avons homologués le 1er juin. Pour mieux suivre cette en mobilisant des appareils statistiques rénovés, j'ai mis en place, en mars dernier, un tableau de bord de l'innovation qui sera publié deux par an et qui mesurera l'émergence des nouvelles technologies, des nouveaux capitaux consacrés au financement de l'innovation, des nouveaux entrepreneurs et des nouveaux usages de ces technologies.

La Tribune
Comment développer une culture de l'entreprise et des technologies de l'information en France ?

Dominique Strauss-Kahn
- Notre pays a, plus que beaucoup d'autres pays industrialisés, une culture technologique et industrielle forte. Nos concitoyens adoptent aussi bien volontiers les nouveaux usages technologiques, même si cela prend la forme de sauts rapides plutôt que de progressions lentes, comme on a pu l'observer avec la diffusion du téléphone portable. Pour mieux développer une culture des technologies de l'information en France, il nous faut sensibiliser deux publics assez éloignés : les enfants et les chefs d'entreprise. Pour les premiers, j'ai proposé, lors de la fête de l'Internet, que l'on imagine un passeport pour l'Internet. Chaque jeune, avant de quitter le système scolaire, devrait en effet maîtriser quatre fonctions essentielles dans la société de l'information : utiliser un tableur, un traitement de texte, une messagerie électronique et naviguer sur le Web. Pour les chefs d'entreprise qui n'ont pas pris la mesure de la révolution industrielle que nous vivons, la sanction du marché peut être brutale. Les responsables d'entreprise qui ont opéré ce basculement dans le monde d'Internet doivent le faire savoir de manière peut-être plus visible pour entraîner ceux qui sont encore hésitants. Il reste un véritable verrou culturel : la culture du risque et de la création d'entreprise. Notre système éducatif forme plus des salariés que des entrepreneurs. Reflétant cette culture dominante, notre système fiscal a pendant longtemps traité de manière identique les revenus de la rente et les revenus du risque. Pourtant, la fiscalité de ceux qui prennent des risques a été profondément modifiée depuis dix-huit mois. Je ne prendrai que l'exemple des bons de souscription de parts de créateurs d'entreprises, les BSPCE, qui permette, dans des conditions fiscales et sociales très privilégiées, d'associer ceux qui prennent des risques aux chances de succès. J'ai introduit ce dispositif dans la loi de finances pour 1998, depuis il a été ouvert à un nombre croissant d'entreprises. Dans le même temps, il nous faut veiller à ce que tous les Français trouvent leur place dans cette nouvelle économie, car ce gisement de nouvelles chances que constituent les technologies nouvelles ne doit pas devenir un gisement d'inégalités nouvelles.

La Tribune
Il existe un décalage important entre le nombre d'investisseurs privés en France et aux Etats-Unis. Comment expliquer ce phénomène ?

Dominique Strauss-Kahn
- Sur le plan culturel, il n'existe pas aux Etats-Unis de discrédit social lié à la faillite. On estime que la création d'entreprise est par nature risquée et que la contrepartie du risque, c'est la possibilité de l'échec. Quelqu'un qui crée une entreprise et qui échoue n'est pas stigmatisé. Moyennant quoi, il n'hésitera pas à tenter sa chance à nouveau et on la lui redonnera. Cela se traduit, d'ailleurs, dans le droit de la faillite. Ces différences culturelles et juridiques expliquent sans doute une partie de l'écart du nombre d'investisseurs privés. Et puis, il y a le coût et les délais de création d'entreprise. Nous faisons beaucoup d'efforts dans ce domaine. Depuis le 2 juillet 1998, la création d'une entreprise peut se faire désormais en une seule journée. Nous allons aussi permettre aux entrepreneurs individuels de bénéficier du régime juridique très souple de la société par actions simplifiée, qui restait réservé aux filiales des sociétés importantes. Il faut poursuivre ce processus de simplification. Ce sera un des objectifs des Assises de la création d'entreprise, que nous organiserons à l'automne avec Marylise Lebranchu. C'est aussi le thème du rapport que prépare le député Eric Besson. J'observe des signes très encourageants : le capital-risque connaît depuis un an en France une progression rapide qui offre des capitaux nouveaux aux nouveaux entrepreneurs.