Interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, dans "Le Monde" du 28 novembre 1997, sur l'évolution de la notion de "secret défense" et la prochaine création d'une commission sur le secret défense.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Alain Richard : En créant la commission sur le secret-défense en début de législature, le gouvernement souhaite fixer un cadre nouveau avant d’arriver à un équilibre équitable entre, d’une part, le respect des libertés individuelles et, d’autre part, la préservation de l’efficacité de nos moyens de sécurité intérieure et extérieure ? quant au dossier particulier que vous évoquez, il sera soumis par le gouvernement à la nouvelle commission dès qu’elle sera constituée, vraisemblablement au cours du premier trimestre 1998. Pour cette affaire très sensible, comme pour toutes les affaires importantes, il me semble préférable d’appliquer la nouvelle procédure, avec les garanties qu’elle comporte.

Le Monde : Le gouvernement entend-il lever le secret-défense, comme le demande aussi le juge Valat, sur l’enquête relative à la cellule de l’Élysée qui avait été confiée en 1993 par le premier ministre Pierre Bérégovoy à la commission nationale de contrôle des écoutes téléphoniques ?

Alain Richard : La réponse est identique. Rien n’interdit d’ailleurs, pour des dossiers « anciens », remontant par exemple aux années 60 ou 70, que des magistrats demandent au gouvernement de rouvrir des procédures.

Le Monde : De « l’affaire des Irlandais de Vincennes » à « l’affaire Greenpeace », le secret-défense a été opposé à des juges d’instruction chargés de dossiers impliquant le ministère de la défense. Quel regard portez-vous sur ce genre de situations ?

Alain Richard : Le responsable de la défense a sa part à prendre dans l’extension responsable de l’État de droit. Nous savons que, pour la sécurité interne et externe du pays, certaines actions, certains documents ou certains agents, n’ont pas à être rendus publics. Mais il y a évidemment toujours un risque, dans ces domaines de souveraineté, d’atteintes à des intérêts individuels. Le projet de loi a pour finalité de permettre au juge, sauf lorsqu’un intérêt majeur de l’État s’y oppose, d’avoir accès à des documents qui ont été légitimement classés. Des éléments supposés encore obscurs de « l’affaire des Irlandais de Vincennes » seront traités dans cet esprit, si un juge le demande, après leur examen par la nouvelle commission. La manifestation de la vérité, dans des cas où existent des soupçons d’abus visant des grands services de l’État, doit être complète.

Tant qu’il peut y avoir suspicion sur le détournement de moyens de souveraineté majeurs, on contribue à affaiblir l’esprit démocratique. Le secret-défense ne doit plus pouvoir être opposé, au nom des objectifs partisans d’un gouvernement ou des intérêts individuels qu’il entendrait protéger, sur des dossiers mettant gravement en jeu les libertés. Nous avons la volonté de mettre fin à toute possibilité de manœuvre à cet égard, pour l’actuel gouvernement et pour ceux qui lui succèderont.

Le Monde : En juillet 1995, une enquête judiciaire a permis de découvrir, dans un coffre du Parti républicain, une somme de 2,1 millions de francs, venant des fonds spéciaux de Matignon. Le garde des sceaux, Jacques Toubon, a alors transmis au parquet de Créteil une lettre du premier ministre indiquant que le « secret-défense s’applique aux fonds secrets », comment la commission interviendra-t-elle dans ce type de dossiers ?

Alain Richard : L’usage de ces fonds, qui peuvent avoir pour vocation de financer des opérations spéciales à l’extérieur de la France, relève bien du secret-défense. En votant la ligne budgétaire qui leur correspond, le Parlement réaffirme chaque année la légitimité du classement de ces crédits. Sur la demande motivée d’un juge, le premier ministre aura l’obligation de saisir la commission afin qu’elle indique si le secret-défense – même quand il est justifié – doit être levé pour permettre la manifestation de la vérité. On gérera ainsi le conflit d’intérêts entre la recherche de la vérité par la justice, garante des libertés, et le maintien des règles de secret légitimement appliquées dans certains secteurs de l’État. Il reviendra enfin au pouvoir exécutif de se prononcer, en tant qu’autorité régalienne, mais sous la pression morale d’un avis dont le sens sera rendu public par la commission.

Cette dernière n’aura aucun rôle de jugement sur la validité du classement relevant du secret-défense : il ne s’agira pas pour elle de dire, par exemple, que tel document n’aurait dû être classifié. Je suis toutefois convaincu de la nécessité de classifier moins pour classifier mieux. Par routine, on classe beaucoup trop de choses en « confidentiel » - qui pourraient se trouver publiées à la Documentation française et, par contagion, la classification « secret-défense » est utilisée trop largement. Mes services préparent un décret fixant des règles afin de redéfinir, par soucis d’efficacité, les classifications.

Concentrés sur le président de la commission, les pouvoirs d’investigation seront sans limite en matière de secret-défense. Il aura accès à tout, au même titre qu’un membre du gouvernement. L’ensemble vise à éviter tout risque de connivence entre le pouvoir politique et la commission. Avec une restriction : la préservation de la sécurité des agents des services concernés.

Le Monde : Radié de l’armée après avoir été le seul condamné dans « l’affaire des Irlandais de Vincennes », l’ex-commandant Jean-Michel Beau vous a demandé sa réintégration, sur la base de témoignages de hauts membres de la hiérarchie militaire. Quelle suite entendez-vous donner à cette requête ?

Alain Richard : Autant la condamnation judiciaire a force de vérité légale, autant je dois d’examiner la demande de M. Beau de manière approfondie, en toute équité. On peut en effet avoir des appréciations divergentes quant au degré d’atteinte aux devoirs de sa fonction par ce militaire dont le principal tort semble d’avoir trop obéi.