Interviews de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, à France 2 le 5 novembre 1997, et dans "Télérama" du 15 novembre 1997, sur le plan expérimental de lutte contre la violence à l'école et sur les valeurs d'une école citoyenne.

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Média : France 2 - Télérama - Télévision

Texte intégral

France 2 : mercredi 5 novembre 1997

Daniel Bilalian : Nous allons essayer de voir quels sont les points les plus importants de ce plan expérimental. Quand on constate que vous allez augmenter par dizaines, par centaines, le nombre de personnel encadrant les enfants à l’école, on pourrait penser qu’il s’agit là d’abord d’un constat de carence des parents.

Claude Allègre : Non, je crois que c’est global. D’abord, il faut prendre ce problème de violence dans les quartiers difficiles à la fois comme un problème tragique mais à la fois, à mon avis, comme une énergie, comme un cri de révolte que nous devons essayer d’inverser pour faire sortir au contraire un certain nombre d’initiatives positives. Moi, je crois que dans ces quartiers, il y a une réserve de créativité, d’ambition, de dynamisme que nous allons essayer de récupérer. Mais la première des choses, c’est de structurer, et de structurer les mentalités de tous les enfants en respectant un certain nombre de règles : on ne peut pas attaquer un professeur, on ne peut pas se venger, on ne peut pas attaquer un camarade, il y a des gestes qui sont interdits et, en conséquence de quoi, ces gestes – tout geste de violence – doivent être punis. Les victimes doivent être aidées. Voilà des règles qui sont simples, que nous voulons mettre à jour. Mais encore une fois, ce ne sont que les mesures urgentes. Il y a le long terme qui essaiera au contraire de positiver tout cela. Voilà le plan. Ce plan est caractérisé par deux choses. D’abord nous concentrons nos moyens. Parce qu’on n’a pas la science infuse, c’est un problème très difficile et nous essayons une nouvelle méthode pour résoudre ce problème. Si on le résout là, on l’étendra.

Philippe Lefait : Vous dites : il faut ramener le calme, c’est votre priorité. Vous vous entendez très bien avec Jean-Pierre Chevènement et on a l’impression qu’on est dans une dimension très répressive. Et vous dites notamment qu’il faut écarter les enfants les plus violents et les mettre dans des internats, dans des « maisons de correction », je mets le mot entre guillemets. Est-ce qu’il n’y a pas là un danger d’exclusion supplémentaire ?

Claude Allègre : Pas du tout. Je ne suis pas du tout dans cette logique-là. La logique, c’est de sortir ces enfants pour les mettre dans des endroits dans lesquels au contraire l’éducation sera renforcée. Il a été inexact dans votre reportage de dire – nous allons bien sûr augmenter le nombre d’enseignants dans un certain nombre d’endroits en faisant le moins…

Philippe Lefait : Aucune création de poste cette année.

Claude Allègre : Mais non, pas de création de poste, il y a des redéploiements à faire. Les enseignants qui sont utilisés à des remplacements par exemple – inactifs –, peuvent être momentanément utilisés là. Ce ne sont pas des créations. Il y a des tas de choses qui peuvent être faites sans création. Et donc, le problème de l’enseignement est naturellement traité. Mais je crois que dans ces établissements spécialisés, c’est quelques dizaines d’enseignants nécessaires, ce n’est pas des centaines heureusement. Nous allons au contraire augmenter la part d’enseignement, de dialogue avec un souci constant qui est la réinsertion. Donc je crois que c’est un contresens de penser que c’est quelque chose de répressif.

Philippe Lefait : Une mise à l’écart ?

Claude Allègre : Non, mais il y a des règles. À mon avis pour se structurer intellectuellement, il faut accepter un certain nombre de règles en société. Et il ne faut pas opposer le traitement à long terme et le traitement à court terme.

Daniel Bilalian : Dans ce plan expérimental, il y a un aspect qui concerne les professeurs. Vous dites : ils doivent être formés à autre chose qu’à l’enseignement simplement. Est-ce que ce n’est pas leur demander trop de choses finalement ?

Claude Allègre : Non. Écoutez, les professeurs qui sont dans ces quartiers : il y a des héros. Ils font des choses extraordinaires, les professeurs. Simplement il faut qu’ils soient préparés, certains. Dans le passé, on a eu tendance à prendre des professeurs qui sortaient des IUFM et les mettre directement dans ces quartiers. Je crois qu’il faut les préparer un peu plus. Il faut les aider, il faut les entourer et il faut d’abord que leur métier soit respecté.

Daniel Bilalian : Est-ce qu’on peut aussi parfois sanctionner des proviseurs, un principal de collège, parce qu’il ne fait pas respecter lui-même l’ordre dans son établissement ?

Claude Allègre : Bien sûr. Il y en a très peu, mais il y a en a quelques-uns qui ne font pas respecter l’ordre et le métier de directeur, de chef d’établissement doit être également beaucoup mieux respecté et beaucoup mieux valorisé. Ce que je crois aussi, c’est que les enseignants qui iront dans ces zones, qui vont dans ces zones, qui font un travail formidable, ils doivent être reconnus, ils doivent être aidés. Leur travail doit être valorisé et leur qualité doit être valorisée.

Daniel Bilalian : Autrement qu’à l’ancienneté ?

Claude Allègre : Autrement qu’à l’ancienneté, bien sûr.

Philippe Lefait : Un rapport de deux ans fait par des enseignants lyonnais a montré que l’une des raisons de la violence à l’école était la question de l’école dans la société. Avant, l’école avait un rôle très précis : ça formait, ça intégrait. Aujourd’hui, l’école ne serait qu’un point de passage obligé avant le chômage. Comment, est-ce qu’à terme, vous allez travailler sur cette dimension-là de la violence à l’école ?

Claude Allègre : Mais nous travaillons déjà et je dirais presque que les emplois-jeunes montrent cela. Les emplois-jeunes emploient des gens qui seraient au chômage et avec cela ils luttent contre la violence. Nous sommes en plein dans le sujet. Vous avez raison : le problème fondamental, c’est le chômage, c’est le mal-vivre, ce sont les tensions de la société. C’est pourquoi, ce plan est un plan – vous avez vu autour de moi l’ensemble de mes collègues concernés, non seulement l’intérieur, la justice, mais aussi la jeunesse et les sports, la culture, qui sont des éléments essentiels, la politique de la ville, qui sont des éléments essentiels. Ce plan est un plan de réintégration, c’est un plan de faire des banlieues des lieux que je crois profondément, moi je crois que la créativité et la…

Philippe Lefait : Est-ce que l’école, ça forme à l’emploi ?

Claude Allègre : L’école doit conduire, in fine, à un emploi, à une insertion dans la société, à une formation de citoyen, bien sûr.

Daniel Bilalian : Question simple : pourquoi y croirait-on cette fois – même si j’ai là une sorte de message de félicitations de votre prédécesseur, Monsieur Bayrou, qui dit : ce qui est proposé aujourd’hui est dans la droite ligne des plans que lui-même avait proposés. Pourquoi cette fois-ci devrait-on y croire, nous les parents d’élèves, (…) ?

Claude Allègre : Je vous le dis franchement : je ne vous demande pas de croire. Je vous dis simplement : nous mettons beaucoup plus de moyens, nous coordonnons beaucoup plus l’action, et nous essayons une nouvelle approche en mettant – à peu près quand même ! – dix fois plus de moyens. Donc, j’espère que ça va réussir.

Daniel Bilalian : Et vous nous rendrez compte de tout cela quand ?

Claude Allègre : Je vous rendrai compte dans six mois, à partir du 1er janvier, je vous rendrai compte dans six mois, puis dans un an, régulièrement, car nous avons fait une série d’observatoires de la violence à l’école avec des observateurs indépendants. Et nous rendrons compte au public, à l’ensemble de nos concitoyens, de cette action.


Télérama : 15 novembre 1997

Télérama : L’école d’aujourd’hui assure-t-elle encore l’égalité des chances ?

Claude Allègre : S’il y a de plus en plus d’enfants reçus au bac, c’est qu’il y a une plus grande égalité. Le problème, c’est qu’à partir du moment où tout le monde va à l’école, vous n’avez plus la garantie absolue d’ascension sociale. Les parents voudraient que leurs enfants soient sélectionnés par rapport à d’autres. Mais la philosophie de la politique éducative n’est pas de faire de l’école un moyen de sélection individuelle. C’est d’avoir un pays plus instruit, mieux éduqué, et qui va, par conséquent, mieux répondre aux défis technologiques et à celui de la formation.

Dans ces conditions, on ne peut pas demander à ce que tous soient assurés d’une promotion sociale. Ceux qui vont à l’université ne seront pas tous chefs d’entreprise. Il y a là une erreur d’analyse. Que l’égalité des chances ne soit pas suffisante, sans doute.

Télérama : Qu’entendez-vous par école citoyenne ?

Claude Allègre : Je crois que l’enseignement est fait pour fabriquer des hommes et des femmes citoyens intégrés dans leur société. C’est-à-dire comprenant la société dans laquelle ils vivent, jouant leur rôle de citoyens au sens civique du terme, trouvant un métier et apprenant à se conduire dans la vie. Le rôle de l’école, ouverte sur la cité, dans ce domaine est fondamental.

Télérama : Pensez-vous qu’elle le joue ?

Claude Allègre : Si je pensais qu’elle le joue suffisamment, je n’aurais pas décidé de rénover l’instruction civique au lycée. Il faut, en seconde, l’aborder en cours de français et d’histoire, mais aussi de gymnastique, car c’est un endroit où l’on peut apprendre le travail en équipe, l’effort individuel, le respect de l’arbitre, des règles du jeu. On continuera en première, avec un programme qui préparera à un développement en cours de philosophie. Et je souhaite qu’il y ait une épreuve de morale civique aux futurs concours d’entrée à l’IUFM (Institut de formation des maîtres). Quand j’entends quelques réactions négatives à ce propos, je suis un peu inquiet. À l’évidence, cette société a besoin de morale civique, cela ne signifie pas revenir à je ne sais quel ordre moral ! Le malaise de l’école vient de ce que l’on a considérablement augmenté les programmes, les horaires, en considérant que l’école devait uniquement apprendre des choses.

Télérama : Justement, quand vous attaquerez-vous à l’allégement des programmes ?

Claude Allègre : Quand je serai prêt ! Pour l’instant, je « refabrique » une école républicaine. C’est pourquoi, avec Ségolène Royal, nous nous sommes attaqué aux problèmes de la pédophilie, du bizutage, des cantines, et que nous nous attaquons aujourd’hui à l’absentéisme et à la violence. Il faut rétablir un certain nombre de valeurs dans cette école républicaine. En ce qui concerne l’absentéisme, je n’ai jamais subi, au long de ma scolarité, de grandes absences d’enseignants. Le système des remplacements, autrefois plus fluide, s’est dégradé. Nous allons y remédier en respectant les droits de tous, mais d’abord ceux des enfants.

Pour lutter contre la violence, nous créons neuf zones expérimentales dans un premier temps. 10 000 emplois-jeunes y sont affectés. Plus par la suite, si nécessaire. Le ministère de l’intérieur va assurer la surveillance des sorties d’écoles, des trajets. La protection des enseignants est l’une de nos grandes priorités. Ce « plan violence » doit démarrer en janvier, dès que l’on aura formé les personnels. Nous procéderons à une première évaluation en mars.

Télérama : Il n’y a pas que la violence physique…

Claude Allègre : À côté des agressions physiques, la violence verbale existe également, c’est vrai.

Personnellement, je la combats et j’essaie, moi-même, de ne pas utiliser de mots violents. Nous vivons dans une société qui, sous le prétexte d’employer des mots forts, emploie des mots violents. Il faut y résister.

Télérama : Comment améliorer les relations parents-enseignants ?

Claude Allègre : D’abord en provoquant le dialogue. La qualité de ces relations varie selon les endroits. Mais c’est un vrai problème pour lequel, hélas, je n’ai pas de recettes toutes faites.

Télérama : Vous reconnaissez qu’existent à l’école une diversité et des « talents qu’on ne sait pas faire éclore ». Comment y remédier ?

Claude Allègre : Il faut considérer qu’être bon en histoire est aussi important qu’être bon en français, bon en musique aussi important que bon en mathématiques. Prendre en compte cette diversité suppose la rénovation des programmes, une nouvelle manière de noter, donc de revoir les coefficients attribués aux différentes disciplines, avec des modulations individuelles possibles.

Télérama : La formule : « les parents en veulent pour leur argent » vous choque-t-elle ?

Claude Allègre : Comme ils ne paient pas !… L’école est un grand service public qui a à répondre à une demande sociale et à une demande de la nation. On lui donne les moyens, prélevés sur les impôts, pour satisfaire l’ensemble du pays. Ce n’est pas une entreprise de consommation. Ou alors c’est une école utilitariste où l’on n’apprend que ce qui est utile ! Quand on dit : « l’école dépense trop d’argent pour ce qu’elle produit », cela peut être évalué. « Je n’en ai pas pour mon argent », cela ne veut rien dire. Est-ce que l’on en a pour son argent avec les impôts payés pour le fonctionnement de la police alors qu’on attaque les gens dans la rue ? Je suis contre cette vision de consommateur. Les parents d’élèves, les élèves ne sont pas des consommateurs d’école.

Je veux une école où l’on se sent bien, où l’on apprend le plaisir du travail, mais aussi à suer : il n’y a pas de résultat sans effort. On n’apprend pas en buvant des cocktails sous les bananiers mais en travaillant ! Mais il faut aussi y apprendre à jouer, à s’amuser, à envisager la vie avec optimisme.

C’est là l’équilibre à satisfaire.