Interview de M. Philippe Douste-Blazy, ministre délégué à la santé, dans "Le Monde" du 10 mai 1993, sur la politique de santé publique, le dépistage du sida et la prévention de la toxicomanie, l'affaire du sang contaminé et le projet de loi sur l'aléa thérapeutique.

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"Le seul moyen de sauvegarder la relation est d'adopter une loi sur l'aléa thérapeutique" nous déclare Philippe Douste-Blazy

Dans l'entretien qu'il nous a accordé, le ministre délégué à la Santé, Philippe Douste-Blazy, déclare qu'il entend "promouvoir une véritable politique de santé publique" et que l'une de ses priorités sera "de s'assurer de l'accès aux soins pour tous". M. Douste-Blazy annonce qu'il compte développer les programmes de dépistage de différents types de cancers et de l'hypercholestérolémie familiale. Opposé au dépistage obligatoire du virus du sida, il compte mettre en place un programme de prise en charge des toxicomanes basé en particulier sur l'utilisation de drogues de substitution. Il détaille les divers éléments de la future loi sur l'aléa thérapeutique.  

Le Monde : Quels dossiers comptez-vous traiter en priorité ?

Philippe Douste-Blazy : Mon objectif principal est de mettre en place une vraie politique de santé publique. D'autres l'ont dit avant moi. J'essaierai de le faire. À plusieurs reprises, au cours des dernières années, nous avons assisté à des faillites à répétition de notre système de santé publique. Il est temps d'en tirer des leçons et d'inverser la fatalité.

Alors que la France était, dans les années 30, l'un des pays du monde les plus en pointe dans le domaine de l'hygiène, elle est aujourd'hui en retard pour le développement de la santé publique. Nous n'avons pas su mettre en place, comme aux États-Unis avec le centre de contrôle des maladies d'Atlanta, un véritable réseau de surveillance épidémiologique, ni, comme en Grande-Bretagne, développer des centres de recherche en économie de la santé.

Le Monde : Bernard Kouchner, votre prédécesseur, a dit que l'on juge une société sur l'organisation de son système de santé publique. Êtes-vous d'accord ?

Philippe Douste-Blazy : L'organisation d'un système de santé est étroitement liée à l'évolution culturelle et économique du pays. Encore faudrait-il s'entendre sur les critères qui définissent la qualité du système : si l'on se limite à la notion de sécurité sanitaire, à laquelle, je pense, M. Kouchner faisait allusion, ce volet dépend étroitement d'une volonté politique. Tout le problème est que, jusqu'à présent, on n'a pas observé de volonté politique dans ce domaine. Je ne crois pas manier le paradoxe en affirmant qu'il n'y a jamais eu en France de vraie politique de santé publique.

"Une formation à l'épidémiologie"

Le Monde : Concrètement, comment comptez-vous mettre en œuvre cette politique ?

Philippe Douste-Blazy : Il ne faut pas craindre d'innover. Je souhaite créer un véritable système d'alerte et de surveillance des maladies, couvrant l'ensemble du territoire. L'expérience en cours du Réseau national de santé publique de Saint-Maurice (Val-de-Marne) va dans le bon sens, mais reste trop centrée sur une région : ce n'est pas la meilleure formule. Pour lutter contre l'effet centralisateur de l'Ile-de-France, nous souhaitons créer progressivement, dans différentes villes, des instituts de formation et de recherche en santé publique, coordonnés entre eux.

De plus, j'entends promouvoir, en matière de santé publique, une véritable politique de formation initiale et continue, à l'intention de l'ensemble des professions de santé. Les médecins, particulièrement les généralistes, ne sauraient faire l'impasse sur l'épidémiologie. Une formation dans cette discipline est aujourd'hui essentielle. L'épidémiologie descriptive permet de savoir quelles pathologies existent en France, d'appréhender les disparités régionales. Il y a, par exemple, moins d'infarctus du myocarde en Midi-Pyrénées que dans le Nord. C'est important, ne serait-ce que pour affiner les besoins de santé de telle ou telle région. Ensuite, l'épidémiologie analytique permet de connaître les facteurs de risque des différentes pathologies. Quant à l'épidémiologie d'intervention, elle permet de prendre en compte les évolutions de la pratique médicale.

"Une approche volontariste"

Le Monde : On assiste depuis plusieurs années en France à un débat opposant, pour caricaturer, les tenants du "tout-santé publique" aux partisans de la liberté absolue, opposée à toute mesure applicable à l ‘ensemble de la population. Comment vous situez-vous dans ce débat ?

Philippe Douste-Blazy : Ce qui change aujourd'hui, c'est que, grâce à l'épidémiologie d'intervention, on commence à savoir ce que l'on fait. On sait par exemple qu'avec des systèmes de prévention primaire efficaces, on peut prévenir l'apparition de plusieurs types de concerts et, ainsi, sauver des milliers de vie. J'ai choisi résolument de mettre en place de tels systèmes. Actuellement, la prévention de telles pathologies, comme le cancer du sein ou du col de l'utérus, se fait de manière trop individuelle, au coup par coup. J'entends organiser ce type de dépistage et de prévention de manière collective pour plus d'efficacité. Il ne s'agit pas ici d'un problème d'argent, mais de volonté.

Le Monde : Il est prouvé qu'en réglementant, voire en interdisant, la publicité pour les boissons alcoolisées et le tabac, on parvient à diminuer la fréquence de certaines pathologies graves. Comment jugez-vous la loi Evin ?

Philippe Douste-Blazy : Étant enseignant en santé publique et cardiologue, vous comprendrez que je sois un adepte de la prévention. Je crois, comme beaucoup, qu'en termes de prévention de l'alcoolisme, il appartient à l'État de remplir deux types de missions : d'une part, s'occuper des quelque deux millions de personnes dépendantes de l'alcool en France et tout faire pour désintoxiquer et contribuer à la réinsertion sociale de ces personnes ; d'autre part, orienter les comportements collectifs et, à cette fin, règlementer la publicité de manière à réduire les risques. Je fais le même type de raisonnement à propos du tabac.

Le Monde : Il est arrivé que lors d'arbitrages interministériels, le ministre de la santé n'ait pas, sur ces sujets, le dernier mot. Pressentez-vous ce type de problèmes au sein du gouvernement de M. Balladur ?

Philippe Douste-Blazy : Je viens de prendre mes fonctions, il est donc trop tôt pour pouvoir vous répondre, mais je connais l'intérêt que M. Balladur porte aux questions de santé. Je me battrai pour promouvoir une approche volontariste de la santé publique des Français et j'espère être entendu.

Le Monde : À propos des maladies cardio-vasculaires, un débat a lieu en France concernant le rôle de l'hypercholestérolémie dans l'apparition de ces pathologies. Certains spécialistes ne remettent pas en cause ce rôle, d'autres tendent à le relativiser. Qu'en pensez-vous ?

Philippe Douste-Blazy : L'hypercholestérolémie familiale joue un rôle important dans l'apparition des maladies cardiovasculaires. C'est la maladie génétique la plus transmise dans le monde. Elle touche un enfant sur 500. Or cette maladie constitue le premier facteur de risque de l'infarctus du myocarde. C'est dire sa gravité, comme la nécessité d'un dépistage individuel précoce. Aujourd'hui, nous savons que l'élévation du cholestérol dans le sang est non seulement un facteur de risque, mais plus encore un facteur causal d'infarctus du myocarde. Toutes les études montrent que la diminution du taux de cholestérol sanguin s'accompagne d'une baisse du risque d'infarctus. Mais, comme toujours, je souhaite adopter en ces matières une démarche scientifique, à l'écart des polémiques stériles.

C'est pourquoi j'entends mettre en place des consultations, publiques ou privées, spécialisées dans le dépistage de cette maladie. Il y a actuellement un débat important sur le taux sanguin à partir duquel il convient de commencer un traitement. À mon avis, et c'est ce que montrent toutes les études de population faites sur ce thème, le risque cardio-vasculaire augmente au-dessus d'un taux de 2,2 grammes par litre. Plus précisément au-dessus d'un taux de LDL cholestérol, le "mauvais cholestérol", de 1,7 gramme par litre. Au-dessus d'un tel taux le risque d'infarctus augmente. Il faut alors prescrire un régime hypocholestérolémiant, pauvre en œufs, beurre et charcuterie. Et, si cela ne suffit pas, prendre un traitement médicamenteux.

"Je suis opposé au dépistage obligatoire du sida"

Le Monde : À propos du sida, Mme Veil a récemment déclaré, lors de l'émission "7 sur 7", qu'elle allait saisir le Parlement de la question du dépistage obligatoire de l'infection par le VIH. Quelle est votre position sur ce sujet ?

Philippe Douste-Blazy : Tant que nous n'aurons ni vaccin ni traitement, nous devrons faire porter tout notre effort sur la prévention, le dépistage, l'information et le soutien aux malades et aux personnes séropositives. Il s'agit de concilier les libertés publiques et les contraintes d'une politique de prévention efficace. Je suis opposé au dépistage obligatoire. Pour plusieurs raisons.

D'abord, il me semble essentiel de ne pas déresponsabiliser, de ne pas donner aux personnes séronégatives le sentiment qu'elles sont protégées. Ensuite, si le dépistage était obligatoire, il s'ensuivrait rapidement l'apparition de faux certificats utilisés par ceux qui voudront fuir une telle mesure. C'est exactement ce à quoi il ne faut pas aboutir. Nous devons encourager la politique de dépistage systématique proposé par les médecins. Tout médecin se doit de tenter de convaincre ses patients de subir un test. Il faut, en outre augmenter le nombre des centres de dépistage anonyme et gratuit, en particulier dans les quartiers défavorisés.

Mais il convient aussi de ne pas oublier la dimension psychologique du problème : les médecins doivent pouvoir prendre, à l'occasion de la pratique d'un test de dépistage, suffisamment de temps pour parler à leurs patients, pour établir avec eux une relation de confiance.

Le Monde : Parmi les malades atteints du sida, il y a souvent des toxicomanes. Considérez-vous les toxicomanes comme des malades qu'il convient de traiter ?

Philippe Douste-Blazy : Absolument. Selon moi, un toxicomane est un patient, qu'il faut aider, écouter, informer et soigner. La toxicomanie est devenue un des phénomènes majeurs de notre société. Il y a environ 150 000 toxicomanes en France, dont une majorité de jeunes. Autant je pense que notre pays doit être exemplaire en ce qui concerne la répression des trafiquants, autant je crois qu'il faut tout faire pour prévenir et soigner la toxicomanie.

Aujourd'hui, les réponses apportées à l'accueil des toxicomanes sont très insuffisantes. Que peut faire une famille confrontée brutalement à la drogue ? Je crois qu'il faut engager une vraie réflexion sur le sujet et multiplier les centres médicalisés de proximité capables de prendre en charge les drogués, en particulier dans des structures hospitalières.

"Sang : morale de l'argent et morale de la vie"

Le Monde : De nombreux généralistes habitués à prendre en charge des toxicomanes, se sont constitués en réseaux. Comptez-vous les aider et faciliter, ainsi qu'ils le réclament, le recours à des traitements de substitution?

Philippe Douste-Blazy : Il faut en effet absolument aider ces médecins auxquels je voudrais rendre hommage. En raison de la désintégration du tissu social et des difficultés accrues dans les villes et les banlieues, on compte aujourd'hui 450 000 personnes sans domicile fixe. C'est dans cette population d'exclus que l'on voit apparaître de nouvelles épidémies comme le sida ou des pathologies que l'on croyait à jamais vaincues comme la tuberculose. C'est également dans ces populations que se développe la toxicomanie. C'est dire l'importance d'un réel travail de proximité et aussi que nous devons intensifier notre aide aux associations qui accomplissent un formidable travail sur le terrain.

Je le dis clairement : il est inadmissible d'avoir perdu autant de temps. Depuis 1974, date de la première expérimentation menée avec une drogue de substitution, rien n'a été fait dans ce domaine. Des déclarations, beaucoup de déclarations, ont été faites, mais rien n'a suivi. Je compte promouvoir ce mode de prise en charge et - dès que possible – en évaluer l'efficacité. Nous verrons bien alors. Il est temps de se donner les moyens d'une approche scientifique, épidémiologique, à propos de ce mode de prise en charge.

Le Monde : L'affaire du sang contaminé a mis en évidence des dysfonctionnements importants de notre système de santé et, particulièrement, de notre système transfusionnel. Quelle analyse faites-vous de cette affaire ?

Philippe Douste-Blazy : Il nous faut, ici, faire preuve de beaucoup d'humilité. Devant une affaire pareille, c'est toute la médecine qui doit se remette en question. Je suis moi-même médecin et j'ai rencontré des malades victimes de la transfusion : il n'y a pas de mot pour décrire leur souffrance et celle de leur famille. Toute ma vie, je me souviendrai de cet anesthésiste du Sud-Ouest qui a transfusé un jour son propre père avec du sang contaminé. Cette affaire est un drame pour les médecins, tous les médecins. Ils ont fait confiance à un système transfusionnel considéré à l'époque comme l'un des meilleurs du monde et ils ont été trahis, trompés par un groupe de personnes, parmi lesquelles des médecins, qui ont privilégié des intérêts économiques au détriment de l'intérêt du malade. La morale de l'argent a remplacé la morale de la vie.

C'est un véritable phénomène d'irresponsabilité collective qui s'est produit. Systématiquement, tous les maillons de la chaîne médical, administratif, gouvernemental se sont révélés déficients. Chacun s'est déchargé de sa propre responsabilité. L'État doit assumer ses responsabilités c'est selon moi la grande leçon, mais à condition qu'il se donne les moyens de contrôler effectivement ce qui se passe.

"Le risque nul n'existe pas"

Le Monde : La sécurité transfusionnelle est-elle actuellement maximale ?

Philippe Douste-Blazy : Elle est maximale, mais la sécurité absolue en médecine n'existe pas. En ce qui concerne les collectes de sang, nous allons dans les prochains jours éditer un manuel de bonnes pratiques. Pour ce qui est du contrôle des dons, il faut nous assurer que tous les contrôles possibles, tous les tests, dont l'utilité est incontestable, aussi sophistiqués soient-ils, soient effectivement pratiqués. La sécurité transfusionnelle n'a pas de prix.

Le Monde : En ce qui concerne l'aléa thérapeutique, on a l'impression que nous sommes entrés comme par inadvertance dans le monde de la responsabilité sans faute. Il a fallu l'affaire du sang et le vote, sous le coup de l'émotion, d'une loi d'indemnisation pour que tout le système de responsabilité bascule. N'est-on pas allé un peu trop vite ?

Philippe Douste-Blazy : Aujourd'hui, il me semble que le seul moyen de sauvegarder la relation médecin-malade est d'adopter une loi sur l'aléa thérapeutique, c'est-à-dire sur les éventuels dommages causés par un geste, diagnostique ou thérapeutique, sans qu'il y ait faute du personnel soignant. Un texte de loi sera mis en chantier dans les prochaines semaines. L'intérêt d'une telle loi serait de préciser la responsabilité médicale et paramédicale en cas de faute, négligence ou imprudence. Elle faciliterait en particulier le règlement amiable de telles affaires, évitant des contentieux longs, complexes et coûteux.

Son principal objectif sera d'édicter des mesures destinées à indemniser les victimes d'accidents médicaux qui ne peuvent prouver qu'une faute est à l'origine du dommage. Pour qu'elle protège les victimes, mais aussi les professions médicales et paramédicales, qui craignent une mise en cause systématique pouvant paralyser leur action au détriment du malade, une indemnisation ne pourrait être envisagée que si les conséquences de l'accident médical sans faute prouvée sont exceptionnellement graves. Sans cette loi, nous allons nous retrouver un jour dans un système à l'américaine, avec des avocats qui attendent les malades à la sortie des hôpitaux.

De la part du médecin, il n'y a pas d'obligation de résultats, mais une obligation de moyens, une obligation d'information. Quoi qu'on fasse, le risque nul n'existe pas.

Le Monde : Quand les lois sur la bioéthique pourront-elles être définitivement votées par le Parlement ?

Philippe Douste-Blazy : Les trois lois sur la bioéthique ont été adoptées en première lecture à l'Assemblée nationale en 1992. Le Sénat va maintenant les examiner. L'ensemble de la communauté scientifique est attachée à ce que la France se dote d'un cadre législatif dans ce domaine, qu'il s'agisse des registres épidémiologiques, si importants en recherche (il y va du respect du secret médical et de la confidentialité), ou des transplantations d'organe, et cela concerne les deux grands principes qui régissent les dons : la solidarité et la générosité entre tous les Français.

Le Monde : Un rapport de Médecins Sans Frontières, appelé Hôpital hors la loi, dénonce l'aggravation de l'inégalité dans l'accès aux soins. Que comptez-vous faire pour inverser la tendance ?

Philippe Douste-Blazy : C'est une de mes priorités. Notre devoir est de nous assurer de l'accès aux soins pour tous. Ceux qui demeurent en marge de la protection sociale doivent absolument être pris en charge médicalement dans de bonne conditions. Il faut être très ferme sur le rappel de ces principes. J'y veillerai. Je ne doute pas cependant que les directeurs d'hôpitaux soient soucieux de leur mission de service public.