Interview de M. Jean Glavany, ministre de l'agriculture et de la pêche, dans "L'Humanité" le 15 septembre 1999, sur la surproduction des fruits et légumes, le conflit des prix entre producteurs et distributeurs, la protection des consommateurs contre les risques alimentaires, la défense d'un modèle agricole européen tourné vers développement rural et la qualité des produits en opposition à un modèle américain productiviste.

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Média : L'Humanité

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Q - Crises à répétition, mobilisations paysannes contre la grande distribution, critiques à l'égard de la politique agricole commune, négociations difficiles avec l'Organisation mondiale du commerce : comment le gouvernement entend-il aborder ces enjeux ?

Malgré un dynamisme certain, l'agriculture française est confrontée à une série de crises sectorielles. Quelles en sont les causes et que préconisez-vous pour en sortir ?

Jean Glavany. - Il n'y a pas d'explication unique à cette situation. En fruits et légumes, il y a des phénomènes cycliques de surproduction liés à une météo assez favorable. De plus, ce secteur de production demeure assez désorganisé avec beaucoup de petits producteurs isolés face à la grande distribution. Du fait de certaines pratiques commerciales discutables, les rapports entre les producteurs et les distributeurs sont souvent assez tendus. Je pense plus particulièrement aux ristournes concédées sur les prix de vente et au coût de la promotion sur catalogue imposé aux producteurs. Nous sommes donc face à un certain nombre de causes très diverses qui se sont conjuguées et qui donnent les résultats que l'on sait au détriment des producteurs.

Q - Après bien d'autres, les producteurs de lait expriment actuellement leur mécontentement…

Jean Glavany. - S'agissant de la baisse du prix du lait, les choses sont un peu plus simples car les producteurs sont mieux organisés. Mais nous trouvons là des causes internationales. Les crises asiatiques et russe ont pesé sur le prix des produits laitiers et il y a là aussi quelques problèmes avec la grande distribution. Là, nous assistons plutôt à un jeu de billard à trois bandes. Entre les producteurs et les distributeurs nous trouvons les industriels de la transformation. S'agissant du porc nous sommes encore confrontés à un problème différent, à savoir une absence totale de maîtrise de la production au niveau européen avec le développement des grandes porcheries industrielles. Bref, chaque crise a ses causes spécifiques et appelle des traitements également spécifiques. Il reste un point commun : toutes se traduisent par des difficultés pour les producteurs avec la baisse des cours et des revenus.

Q - Quelles solutions préconisez-vous ?

Jean Glavany. - Elles sont multiples. Il nous faut d'abord utiliser les moyens d'intervention dont nous disposons au niveau communautaire. Pour le prix du lait, j'ai demandé à Franz Fischler, le commissaire européen à l'Agriculture, d'user de tous les instruments d'intervention dont il dispose pour soutenir le prix du lait à la production. Pour le porte et les fruits et légumes, sans véritable organisation commune des marchés, il faut surtout utiliser les instruments de maîtrise de la production. Disant cela, je ne pense pas seulement à des mesures quantitatives mais aussi qualitatives.

Q - Par exemple ?

Jean Glavany. - Dans la surproduction des fruits et légumes, il y a aussi le fait que la demande des consommateurs est de plus en plus ciblée sur la qualité, je pense notamment à leur souhait d'avoir des fruits cueillis à maturité et commercialisés au fur et à mesure. Dans bien des cas, les producteurs ne sont pas encore organisés pour faire face à cette demande des consommateurs. Or cette année, de nombreux magasins ont exigé d'être livrés en fruits mûrs, prêts à consommer immédiatement. Et on a constaté que les producteurs n'étaient pas suffisamment préparés pour répondre à cette exigence. Surtout que cette cueillette sélective pour livrer du prêt à consommer au jour le jour augmente les coûts de production. Tout cela a provoqué cette année des troubles assez considérables. C'est pourquoi il faut absolument favoriser l'organisation économique des producteurs.

Q - Les grandes et moyennes surfaces sont en train de devenir les bêtes noires des agriculteurs qui les accusent de « brigandage commercial ». Comment comptez-vous intervenir sur cette question ?

Jean Glavany. - Attention aux termes que nous employons : il n'est pas question de partir à la chasse aux boucs émissaires. Nous allons essayer d'instaurer des codes de bonne conduite entre la distribution et les producteurs, éventuellement à travers la loi. Je ne veux pas accuser les grandes surfaces parce que c'est d'abord là que vont les couches sociales les plus défavorisées pour trouver les produits meilleur marché en rapport avec leur pouvoir d'achat. Quand les producteurs sont organisés ça marche toujours mieux, comme dans les secteurs de l'endive ou la pomme de terre. A trop se plaindre de la force des autres on masque aussi ses propres faiblesses. Cela étant, il y a parfois dans les grandes surfaces des pratiques très contestables.

Q - Précisément, certains syndicats paysans, et plus particulièrement la FNSEA, disent que vous vous contentez trop de reconnaître la réalité des problèmes sans contribuer à les résoudre. Acceptez-vous ce reproche ?

Jean Glavany. - La FNSEA me reproche – ce sont ses termes – un manque de lisibilité. J'ai envie de lui dire : reprenez la loi d'orientation agricole. Elle touche à tous les sujets agricoles et elle est extrêmement claire politiquement. Je dis donc à Luc Guyau : si vous voulez lire ma politique, lisez la loi. Je n'ai pas d'autre politique agricole que celle là. On me reproche l'absence de cogestion. Or, autant je suis prêt à recevoir Monsieur Guyau autant qu'il le faudra –, autant en République, il n'y a pas de cogestion entre un gouvernement démocratique et les corporations. Et quand on me reproche d'être trop politique, dois-je rappeler, qu'effectivement, je ne suis pas un responsable professionnel mais un élu du suffrage universel, particulièrement attentif au monde rural et agricole.

Q - José Bové, syndicaliste de la Confédération paysanne, vient de passer plusieurs jours en prison pour s'en être pris à un des symboles de la volonté des États-Unis de dominer le commerce mondial de l'alimentation. Peut-on ainsi continuer de libéraliser la mise en marché des produits agricoles et alimentaires ?

Jean Glavany. - Sur le fond, cette contestation est tout à fait respectable. Je crois que nous sommes à un tournant européen et international. En Europe, après la guerre, on a construit la politique agricole commune (PAC) sur une idée simple, voire simpliste : produisez et nourrissez l'Europe. Cette Europe n'était plus autosuffisante. Elle avait un besoin quantitatif et on a bâti un système d'encouragement aveugle à la seule production. La France est ainsi devenue la plus grande puissance agricole d'Europe, la deuxième au niveau mondial. Maintenant, le combat est dépassé car l'Europe est largement autosuffisante et doit geler des excédents. Il faut donc refonder la PAC, ce contrat entre l'Europe et les agriculteurs. Il s'agit de produire mieux, en ayant de bonnes pratiques agricoles, non plus marquées par le productivisme mais par un meilleur respect de l'environnement, une meilleure prise en compte des zones rurales avec la nécessité d'y maintenir l'emploi. Il s'agit de favoriser des modes de production plus respectueux du milieu rural et de l'environnement.

Q - Une meilleure qualité des produits ?

Jean Glavany. - Oui, pour répondre à l'exigence de sécurité alimentaire des consommateurs. C'est le visage qu'il faut prendre au niveau européen : refonder le pacte avec les agriculteurs. Cela suppose aussi de refuser le productivisme que voudraient nous imposer les Américains et défendre le modèle agricole et alimentaire européen face à ces pressions. Le meilleur symbole est le débat sur le boeuf aux hormones. Les Américains veulent nous imposer sur notre marché du boeuf dopé par des produits pharmaceutiques qui sont, selon nous, dangereux pour la santé. Nous, c'est à dire l'Europe, le refusons. Ça, c'est bien un exemple de la résistance qu'il faut mettre en place face à un certain modèle agricole dont nous ne voulons pas. De ce point de vue, la protestation de la Confédération paysanne à l'égard de l'hégémonisme américain est une démarche que je partage sans aucune réserve.

Q - On peut cependant voir une contradiction entre votre conception de la refondation de la politique agricole commune et l'essence libérale de la dernière réforme de la PAC, acceptée par la France…

Jean Glavany. - C'est vrai que la réforme va moins loin dans ce tournant que la loi d'orientation agricole en France. J'ai envie de dire que la PAC a pris le même tournant mais plus timidement en inventant ce qu'on appelle maintenant le deuxième pilier de la PAC qui s'appelle le développement rural. D'autre part, en nous offrant un outil nouveau, facultatif, la modulation des aides permettant de plafonner les aides publiques européennes pour les très gros producteurs, de les redistribuer aux petits. J'y vois un enjeu majeur. La nouvelle PAC ne l'impose pas mais nous permet de le faire.

Q - On a tout de même envie de vous demander : jusqu'où ne pas aller trop loin dans la prochaine négociation de l'OMC ?

Jean Glavany. - C'est ne pas accepter qu'au nom de la libéralisation, on nous impose tout et n'importe quoi. De ce point de vue, l'exemple du boeuf aux hormones est majeur. Certains disent que nous faisons là du protectionnisme. Moi, j'affirme que nous protégeons nos consommateurs. Vouloir déverser chez nous des organismes génétiquement modifiés c'est exactement le même problème. La pression des consommateurs va être très utile, et pas seulement des consommateurs européens, celle des américains aussi. Leurs associations de consommateurs nous disent de résister, de ne pas permettre en Europe ce qu'elles n'ont pas pu empêcher aux États-Unis. On a quand même des points d'appui dans la négociation de Seattle. En même temps, dans la libéralisation des échanges au niveau mondial, il faut également entendre les pays en développement, les pays pauvres, quand ils nous disent qu'avec nos subventions à l'exportation nous bridons leur développement par une concurrence déloyale. Il nous faut donc aussi évoluer la politique agricole européenne de manière à mieux respecter la souveraineté alimentaire de ces pays. Ils nous le demandent.

Q - Après vingt-sept mois de gouvernement des attentes se font jour dans l'opinion. Plusieurs formations de la majorité plurielle se font plus pressantes sur certains dossiers à l'égard du gouvernement. Comment réagissez-vous ?

Jean Glavany. - La majorité est plurielle et ne peut donc, par définition, être uniforme. On ne peut pas se féliciter de la richesse, de la chance que constitue son existence et, en même temps se plaindre que ce pluralisme s'exprime. C'est une grande réussite des forces de gauche que de faire vivre depuis plus de deux ans ce pluralisme de la majorité : il faut y veiller très jalousement, tous ensemble. Cela veut dire que j'admets très bien que l'on dise des socialistes qu'il ne faut pas qu'ils soient hégémoniques, qu'il faille imposer à chacun le respect scrupuleux de l'identité de l'autre, il faut aussi dire à certains de ne pas procéder par oukase, par chantage. Le respect des formes est très important pour bien vivre ce pluralisme.

Q - Et comment le gouvernement compte-t-il répondre aux attentes sociales de cette rentrée ?

Jean Glavany. - Je crois très profondément que la mission des gens de gauche est, d'abord et avant tout, de lutter contre les inégalités. Nous avons de ce point de vue un devoir particulier, ultra-prioritaire, c'est la lutte contre le chômage : parce que c'est vraiment le problème majeur de la société française, la plus grande des inégalités. Tout ce qui nous distrait de cet impératif-là, nous fait faire fausse route. On doit donc toujours y revenir. 353 000 chômeurs de moins qu'il y a deux ans c'est très bien, et ce résultat n'est pas le fruit du hasard. Mais il en reste presque 2,8 millions, beaucoup trop. Pour moi, y compris dans l'agriculture, il faut hâter le pas sur ce chemin essentiel. Quand ces attentes sociales-là s'expriment, je les trouve tout à fait légitimes.

Q - Mais comment hâter le pas, concrètement ?

Jean Glavany. - Il faut veiller scrupuleusement à avoir la meilleure croissance possible. Et puisque nous avons compris, ensemble, que cette croissance était non pas liée à une politique de l'offre mais à une politique de la demande - et donc à la consommation – il faut veiller, scrupuleusement au pouvoir d'achat des salaires et des minima sociaux. Si on a des marges de manoeuvres pour baisser les impôts, il faut commencer par réfléchir à ceux qui pèsent sur les consommateurs, en particulier les plus défavorisés. Pour moi, c'est par une logique de soutien à la croissance par la consommation et le pouvoir d'achat des couches sociales les plus défavorisées, celles qui consomment le plus, proportionnellement, qu'il faut commencer. Après, il y a des politiques spécifiques de soutien de l'emploi – l'ARPE, les emplois-jeunes, la réduction du temps de travail – à propos desquels il ne faut pas perdre de vue les objectifs de création d'emploi. On peut encore en imaginer d'autres, toujours avec l’obsession de la résolution du problème du chômage.