Interview de M. Michel Rocard, président de la direction nationale provisoire du PS, dans "Libération" du 15 juin 1993, sur le bilan de son action gouvernementale lorsqu'il était Premier ministre.

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Michel Rocard : mes erreurs à Matignon

Le patron des socialistes, initiateur des états généraux du PS, fait la critique de ses années de Premier ministre. Emploi, fiscalité, ville, éducation… Il revient sur ce qu'il a fait et ce qu'il aurait aimé faire, revendique des succès et assume ses échecs. Interview autocritique.

Fautes avouées seront-elles à demi-pardonnés? Pour "Libération", Michel Rocard a accepté de dresser le bilan autocritique de son passage à Matignon. Inédit de la part d'un ancien Premier ministre, l'exercice se veut exemplaire. Car avant de dessiner des perspectives, les militants et les sympathisants socialistes sont eux aussi appelés à établir le bilan critique de la gauche au pouvoir, au cours de leurs états généraux. Après plusieurs semaines de discussions à la base, leurs débats entrent aujourd'hui dans leur phase active. Le week-end prochain se tiendront des états généraux départementaux, suivis une semaine plus tard par des états généraux régionaux. Le processus se conclura momentanément les 2, 3 et 4 juillet à Lyon, ultime étape avant le congrès du PS, en octobre.

Libération : Premier ministre de 1988 à 1991, vous portez une part de responsabilité dans la débâcle des socialistes. Laquelle revendiquez-vous?

Michel Rocard : Évidemment, j'en porte une part et j'ai essayé d'y réfléchir. Dans certains domaines, je me suis astreint à un certain conformisme et c'était une double erreur : d'abord parce qu'on ne doit jamais aller contre sa nature profonde, ensuite parce que le conformisme ne pouvait pas apporter les meilleures réponses et le pourra de moins en moins. Il a pu également m'arriver de pécher par défaut de communication ou par inhibition. La Constitution ne fait pas du Premier ministre le moteur de la puissance publique. Mais il reste que la fonction de commandement qu'il exerce est compatible avec l'innovation.

Libération : Vous avez bénéficié pendant votre passage à Matignon d'une croissance soutenue – chance que n'ont pas eue vos successeurs – et cette croissance, on a l'impression que vous l'avez utilisée sans imagination et sans prévoir qu'elle serait éphémère.

Michel Rocard : J'ai fait mon métier à Matignon en pensant que nous avions dans le domaine de l'emploi des outils classiques qui pouvaient nous suffire. La croissance nous a permis d'obtenir en deux ans une baisse de 250 000 chômeurs. Ce n'était pas un résultat déshonorant. Mais ce n'était que le modeste solde de 800 000 emplois nouveaux créés entre 1988 et 1991. Mon erreur, c'est que j'étais fier tous les mois quand je voyais baisser les statistiques du chômage. À chaque rentrée, on faisait des plans de lutte pour l'emploi qui étaient de nouvelles batteries de mesures d'incitation diverses sur tous les fronts. Les recettes étaient classiques et j'ai eu le tort, parce qu'elles donnaient des résultats, de ne pas comprendre tout de suite qu'elles n'étaient pas à la hauteur d'un problème qu'il faut désormais aborder tout autrement.

Libération : L'erreur, c'est donc, en fait, de ne pas avoir eu l'intuition qu'on était entré dans un autre système où la croissance génère des gains de productivité, donc aussi des pertes d'emploi ?

Michel Rocard : Tout le monde pensait qu'une croissance de 3 % pourrait suffire à réduire le chômage. Or, même avec un tel rythme, il aurait fallu quinze à vingt ans pour résorber complètement le chômage. Je me fais des reproches de n'avoir pas compris, dès ce moment-là, qu'il nous fallait un véritable changement de société, une nouvelle conception du travail et du temps. J'ai donc changé d'avis. Et le discours de Montlouis (1), c'est finalement l'énoncé devant les Français, trois ans plus tard, d'une autre manière d'aborder la question. Les gens sont donc aujourd'hui fondés à me demander : pourquoi pas plus tôt ? Parce que jusqu'en juin 1990, mes résultats, en matière d'emploi, étaient relativement bons et que j'ai eu le tort de m'en contenter.

Libération : Ça signifie que lorsqu'on est au pouvoir, on n'a plus le temps de réfléchir ?

Michel Rocard : C'est si vrai que c'est l'introduction des mémoires d'Henry Kissinger. Quand on accède au pouvoir, on est pris par l'urgence, on vit sur son acquis antérieur. Mais j'ai bien retenu la leçon et je crois qu'on peut y remédier. Au pouvoir, on continue d'apprendre. Et c'est d'ailleurs pour cela que j'ai accepté l'exercice d'autocritique que vous m'avez proposé. En politique, d'habitude, on pratique plutôt le "n'avouez jamais". Moi, je reconnais bien volontiers que le monde a si profondément changé que je ne l'ai pas compris sur le moment. Au moins, maintenant, c'est fait et il serait utile que tout le monde le comprenne autant.

Libération : Pourquoi n'avoir pas profité de la croissance pour mettre en route la réforme fiscale d'ampleur qu'appelait la gauche depuis des années ?

Michel Rocard : Je ne l'ai pas fait, c'est vrai. Mais, à ma décharge, la CSG en est une base. Tout le monde sait que la totalité des Français veulent "la" réforme fiscale mais qu'aucun n'accepte une réforme fiscale précise. L'impôt sur le revenu, il a fallu dix-sept ans pour y arriver, et six ans pour la TVA. Cela étant, je ne me suis pas assez soucié de bousculer le ministère des Finances, par exemple, pour instaurer le prélèvement de l'impôt sur le revenu à la source. C'est pourtant une réforme d'évidence. Car moins l'impôt sera douloureux, mieux on pourra l'équilibrer plus équitablement entre salariés et non-salariés. Il n'y a que la "bastille" finances qui refuse de le comprendre et je n'ai pas pu le lui imposer. Ce qui est sans doute une autre faute, c'est d'avoir modéré mes ambitions et considéré que le système fiscal, on le perfectionne peu à peu, chaque année. J'ai peut-être tort mais je crois qu'une réforme fiscale d'ampleur ne sera possible que si elle figure, avec débat, dans un contrat passé avec les Français lors d'une présidentielle. De plus, je ne disposais de la part du groupe parlementaire de mon parti que d'une confiance parfois discutée. Mais j'ai tout de même, dans ce cadre-là créé la CSG. J'ai mis plus d'un an pour y parvenir, ce qui a signifié de se laisser engluer dans des débats infernaux qui la rendaient impossible à vendre. Sur la CSG, nous avons dû perdre trois ou quatre points dans les intentions de vote alors que maintenant tout le monde a compris que c'est un bon outil.

Quant à la deuxième intention réformatrice que j'avais, celle de commencer à assainir le degré d'injustice de nos contributions locales, sans doute ai-je là aussi tiré trop court. Cette réforme a inquiété tout le monde.

Libération : La fiscalité, c'est votre plus grand échec ?

Michel Rocard : Non, mon plus grand échec, c'est la politique du logement. Quand j'étais à Matignon, on avait encore un différentiel d'inflation vis-à-vis de l'Allemagne – on commençait à peine à découvrir que la France pouvait être monétairement sérieuse –, ce n'était pas encore acquis, ma bonne tête et celle de Pierre Bérégovoy n'y suffisaient pas. Or, il est très difficile de construire quand les taux d'intérêt sont à 11 %. Donc, nous ne pouvions pas mettre en place une politique suffisante de construction de logements sociaux. Dans ces conditions, nous nous sommes mentalement interdit de nous poser la question, là aussi, à son vrai niveau : dans bien des cas, il faut purement et simplement détruire l'architecture criminogène. Ça prendra le temps que ça prendra, mais il est des lieux invivables que l'on ne pourra pas rendre vivables. Il faut refaire de vraies villes, de vraies rues, de vrais logements. À cela, il faut consacrer tous les soins avec des concours internationaux, une vraie recherche de qualité. Bref, dans l'avenir, je proposerai que les grands travaux soient de grands travaux pour les banlieues.

Le reste de la politique de la ville était plutôt bien monté : c'était une bonne idée de se réunir la politique des quartiers sinistrés avec celle de la prévention locale de la délinquance. Mais nous n'avons pas pu trouver très vite les hommes et les femmes de grand talent pour la conduire dans les 400 quartiers concernés, et elle a donc perdu sa vitalité.

Libération : Dès la rentrée 1989, les socialistes ont commencé à mettre au passif de votre gouvernement un "déficit social". C'est une critique qui, avec le recul, vous paraît fondée compte tenu que pendant votre séjour à Matignon, les inégalités ont continué à s'accroître ?

Michel Rocard : Je veux bien assumer l'accusation sur le manque de communication de ma politique sociale. En revanche, je refuse les règlements de comptes mesquins entre les chefs du Parti socialiste.
Le problème des inégalités dans une société est confus dans la mesure où personne ne sait de quoi on parle. J'ai tenté d'attaquer la plus grave, l'inégalité d'accès au savoir. Là, il y a eu une baisse des inégalités. Mais cela, j'en conviens, laisse subsister les inégalités de distribution de patrimoine qui sont, je le crois, les plus porteuses de malaise social dans la classe moyenne salariale française. Sur les inégalités salariales, c'est beaucoup plus compliqué. J'ai corrigé des injustices graves en matière d'inégalités de distribution de salaires dans le bas de la hiérarchie. Et puis, il ne faut quand même pas oublier la création du RMI.

Libération : La fonction publique, elle, a multiplié les grèves pour obtenir des revalorisations de salaire, grèves que vous avez traitées au cas par cas comme si vous manquiez de vision d'ensemble du problème ?

Michel Rocard : Qu'est-ce que vous vouliez que je globalise entre les mineurs de Gardanne, les aiguilleurs du ciel, les infirmières et les lycéens ? La démarche globale, c'est dans le renouveau du service public que je l'ai engagée et en réglant le problème de la grille de la fonction publique. Je suis un peu vif là-dessus.

Libération : Vous l'êtes aussi quand on vous reproche de vous être contenté de distribuer beaucoup d'argent – par exemple dans le domaine de l'éducation – sans avoir mené à bien de grande réforme, en particulier dans le domaine de la protection sociale ?

Michel Rocard : Il y a ce que j'aurais aimé faire et que je n'ai pas pu faire pour des raisons internes au système. Je l'assume. Sur la plus-value fiscale de 35 milliards par an qu'on a eue pendant ces trois années de bonne croissance, on en affecté 17 à l'éducation nationale, 10 ou 12 à la réduction du déficit du budget, le reste à la justice, à la police, aux aiguilleurs du ciel, aux infirmières et aux investissements publics. Le compte y est. C'est bien beau de me dire que je n'en ai pas fait assez mais à condition de me dire aussi comment je pouvais faire plus ou autrement. La priorité à l'éducation, c'était un choix et c'est un succès. Si c'était à refaire, je le referais.

Libération : Vous regrettez de ne pas avoir pu aboutir à une maîtrise des dépenses de santé ?

Michel Rocard : Il y a des dizaines de professions concernées. Nous avons conclu des accords avec certaines d'entre elles. Nous sommes les premiers, et les seuls, à avoir tenté cette politique. Je regrette que mes successeurs de gauche comme de droite, ne m'aient pas suivi. Cette politique est claire et c'est la seule bonne.

Libération : Et les retraites ?

Michel Rocard : Là-dessus, je récuse encore davantage la critique. Ça ne se règle pas par la loi ou le décret. Seulement par la négociation, après un débat large et ouvert, qui prend du temps. Prenez l'allongement à quarante années de la durée des cotisations. Si le gouvernement actuel décidait de manière unilatérale, il y aurait du monde dans la rue, y compris moi. Sur la retraite, je n'ai pas de regrets. J'ai fait ce qui était possible, lancer un débat public avant de négocier et de contracter. Mais j'ai mal apprécié le temps dont je disposais.

Libération : La palabre, la recherche du consensus… L'affaire des retraites ne montre-t-elle pas les limites de ce que l'on a appelé la "méthode Rocard" ?

Michel Rocard : La "méthode Rocard", le "consensus", c'est sorti dans les quinze jours qui ont suivi les accords de Matignon sur la Nouvelle-Calédonie, en juillet 1988. Sur le moment, cela m'a fait plaisir, c'était une erreur car je n'ai pas compris tout de suite que l'on allait confondre contrat et consensus. Je crois à l'expression d'alternative, à l'exercice de grands choix, traduits par des contrats. Le tout avec, naturellement, des oppositions et des conflits. Rien à voir avec le consensus pour le consensus. Or, je n'ai pas su établir clairement cette différence.

Libération : L'absence d'audace, la recherche des angles arrondis, tout cela ne venait-il pas de votre ambition présidentielle ?

Michel Rocard : Calomnie. Quiconque ne pense qu'aux sondages et à la présidentielle ne fait pas la CSG, ne s'encombre pas de taxe départementale sur le revenu, ne remet pas en cause la grille de la fonction publique et ne fabrique pas les mêmes budgets que les miens. Après tout, j'aurais pu partir de Matignon plus tôt, sur une manœuvre flamboyante et flatteuse, si la présidentielle avait été ma priorité.

Libération : Parmi les causes d'échec de la gauche qui peuvent vous être imputables, la loi d'amnistie des délits politico-financiers de décembre 1989 a coûté très cher à la gauche…

Michel Rocard : Jamais je n'aurais dû céder. Je m'en veux. J'ai fini par accepter de croire que l'amnistie qui excluait les parlementaires serait comprise et admise, en regard d'une loi qui a effectivement assaini la vie politique française.

Libération : Le "devoir de grisaille", défini comme une méthode de gouvernement, c'était encore une erreur ?

Michel Rocard : C'était une boutade de trop. Mais la part de vérité y est importante. Plus un problème devient symbolique, plus on est assuré que les décisions politiques le concernant seront des imbécillités. Ça vaut pour l'école privée, les nationalisations, le statut de la Régie Renault et, aujourd'hui, les lois Pasqua sur la sécurité. Quand on réforme bien, sans tapage, on fait du bon gouvernement mais on ne fait pas forcément de la bonne politique.

Libération : Finalement, la caricature que les Guignols de Canal Plus font de vous n'est-elle pas d'une grande justesse, puisqu'elle souligne ce que vous-même revendiquez comme l'une de vos principales erreurs : votre difficulté à communiquer ?

Michel Rocard : Comme toute caricature, il y a l'outrance mais il y a aussi un fond de vérité. Je le médite aussi.

Recueilli par Jean-Yves Lhomeau et Jean-Michel Thénard

(1) Le 17 février, Michel Rocard lançait son idée du "big bang" et expliquait que, lorsque "le travail quitte la société du travail, nous devons amener nos concitoyens à le repenser complètement, à l'organiser différemment".