Texte intégral
Date : mardi 17 décembre 1997
Source : Europe 1
Europe 1 : Les politiques, les juges, le droit et le cas Emmanuelli : votre commentaire hier, c’était : « C’est une sorte de déni de justice. » En quoi ?
Jack Lang : Parce que l’on ressent manifestement que cette décision n’est pas conforme à l’idée qu’on peut se faire de l’équité disons, pour deux raisons : premièrement, c’est une décision juridiquement contestable. Ce matin, F.-O. Giesbert, dans Le Figaro, dit : « une décision indéfendable. » D’éminents magistrats ont exprimé le même sentiment le tribunal correctionnel qui avait jugé Emmanuelli en 1997, je lis un extrait des attendus : « L’intéressé n’a tiré aucun profit personnel, même indirect. C’est lui qui a remis en cause la structure Urba de financement ». Le tribunal ajoute : ‘Aucun manquement à l’honneur n’est à la charge d’homme politique occupée par M. Emmanuelli. » Ajoutons que l’avocat général, devant la Cour de cassation, avait demandé la cassation partielle de la décision, en se fondant sur un principe de droit très important : l’absence de motivation de la décision de déchéance. Il est normal que dans une démocratie, un acte administratif ou un acte judiciaire soit motivés. C’est le minimum qu’on peut attendre.
Europe 1 : Vous pensez qu’elle n’est pas motivée ? Pourtant, on a le sentiment que la Cour de cassation a ses raisons que l’amitié et la solidarité avec Henri Emmanuelli n’ont pas.
Jack Lang : La Cour de cassation dit qu’une décision de ce type n’a pas à être motivée, ce qui me paraît contraire au système de droit qui est le nôtre. Par ailleurs, il y a une deuxième raison qui fait que cette décision n’est pas acceptable, c’est qu’elle est contraire aux principes généraux constitutionnels du droit pénal. Je vous renvoie à la Déclaration de 89 sur la proportionnalité entre les peines et la faute qui a été consacrée par le Conseil constitutionnel comme un principe général de droit constitutionnel. S’il y a eu faute, elle est minime : aucun enrichissement personnel, tout le monde le dit ; elle est collective : Henri Emmanuelli a été un rouage parmi beaucoup d’autres. Par ailleurs, c’est l’évidence, la sanction est anormalement grave. Elle est donc contraire à l’esprit d’équité, au principe supérieur de la justice.
Europe 1 : Collective : ça veut dire que chacun de vous est un peu condamné et que vous avez le sentiment qu’Henri Emmanuelli paye pour tous, comme si c’était un délit socialiste ?
Jack Lang : Personnellement, j’ai toujours déploré ce système de financement du Parti socialiste ou d’autres partis, tel qu’il existait avant la loi de 1990. Les faits remontent avant cette date.
Europe 1 : Au passage, vous aviez de 1981 à 1990 pour faire la loi !
Jack Lang : Sauf qu’il a fallu 30 ans avant que nous ne soyons là pour qu’une telle loi existe. Pour donner un simple exemple : quand le général de Gaulle mettait ses grandes affiches pour le « oui » au référendum – de très belles affiches, d’ailleurs –, par qui étaient-elles financées ? Par le même système ! Personne n’a songé à traduire en justice le général de Gaulle et on avait raison. Mais je reviens à la question essentielle : la décision qui a été prise, qui n’est pas celle qui avait été proposée par le tribunal correctionnel, est une décision qui offense une certaine idée qu’on peut se faire d’une justice sereine et équitable. Je ne veux pas vous renvoyer à Sophocle et Antigone, mais relisons-les pour retrouver les principes de justice.
Europe 1 : La justice a fait son travail en toute indépendance, en l’occurrence.
Jack Lang : C’est certain. C’est incontestable. Mais on peut être indépendant – la Cour de cassation est indépendante – et connaître – toute institution n’est pas à l’abri de cela – un déraillement ou une aberration.
Europe 1 : À qui doit revenir, pour vous, le dernier mot : aux magistrats ou au suffrage universel ?
Jack Lang : Je crois que ce sont deux plans différents. Ce que je crois, c’est que dans notre pays manque – et pas seulement dans le cas d’Emmanuelli, mais pour tous les gens et les inconnus qui sont victimes chaque année d’un arbitraire administratif ou judiciaire – une institution du dernier recours, comme elle existe en Espagne, par exemple, qui s’appelle le protecteur des droits du citoyen. Nous l’avions proposé en accord avec Lionel Jospin dans nos remarques sur la démocratie : ça permettrait, chaque fois qu’il y a vraiment un déni de justice, de pouvoir frapper à une porte indépendante et d’obtenir éventuellement que droit soit accordé à cette personne.
Europe 1 : Il faudra peut-être le faire plus tard, mais en le détachant de l’affaire Emmanuelli.
Jack Lang : Bien sûr !
Europe 1 : Est-ce les politiques qui vont mal ou la justice qui ne va pas bien ?
Jack Lang : Je crois qu’on sort d’une longue période où les gouvernements n’avaient pas voulu réformer profondément la justice, où on ne s’était pas attaqué aux modes de financement des partis. Or aujourd’hui, nous constatons que la gauche est décidée, notamment avec Élisabeth Guigou, à faire une profonde réforme de la justice. Réformer la justice, ça veut dire une justice indépendante, mais aussi une justice limitée par des contrepoids car – je rappelle Montesquieu – « tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser », même un juge.
Europe 1 : Si vous êtes véhément, ce matin, un défenseur aussi fort d’Henri Emmanuelli, n’est-ce pas aussi pour défendre un reste de ce que jurent les années Mitterrand ?
Jack Lang : Je ne comprends pas très bien. Les années Mitterrand ont été celles qui ont été marquées précisément par la fin d’une hypocrisie : établir un financement public des partis politiques et en finir précisément avec des pratiques qui étaient souvent scandaleuses.
Europe 1 : La presse, ce matin, souligne qu’il n’existe qu’une seule et ultime voie : le recours au président de la République.
Jack Lang : François Hollande, en sa qualité de premier secrétaire, a demandé à rencontrer le président, non pas pour lui demander ceci ou cela. Simplement, il s’adresse à l’homme qui dans nos institutions est le garant du bon fonctionnement de la justice. J’imagine – je ne sais pas ce que François Hollande dira au chef de l’État –qu’il lui expliquera à quel point cette affaire, et quelques autres sujets de préoccupation, mettent en cause le bon fonctionnement de la justice.
Europe 1 : Vous dites que c’est inacceptable. Mais le professeur de droit Jack Lang peut-il oublier un instant qu’il est PS ? A-t-il une solution à proposer ?
Jack Lang : Sur le cas précis, je n’ai pas de solution à proposer. Laissons François Hollande en tant que chef du Parti socialiste aujourd’hui entreprendre les démarches qui lui paraitront efficaces et utiles.
Europe 1 : Seule la grâce présidentielle, si elle est demandée et obtenue…
Jack Lang : En tout cas, elle ne l’est pas par Henri Emmanuelli qui est un homme d’honneur, un homme courageux, généreux, un homme reconnu sur tous les bancs de l’Assemblée comme un homme honnête, intègre et probe. Cet homme-là, qu’on a voulu briser, ne va pas, demain, solliciter la moindre grâce.
Europe 1 : Mais le parti ou le responsable du parti peut la demander ? C’est elle seule qui peut lever l’arrêt de la Cour de cassation. Y seriez-vous favorable ?
Jack Lang : Mon sentiment est plus proche de Sophocle que de certains cyniques qui suivent le temps qui va ou la mode de l’instant. Personnellement, oui, mais je n’ai pas à donner un sentiment personnel.
Europe 1 : Après Sophocle et Montesquieu, vous dites quand même plutôt oui !
Jack Lang : Ne mélangeons pas les choses : je n’ai pas à entreprendre de démarche au nom du Parti socialiste, ni à travers vous, ni directement auprès du président de la République.
Europe 1 : À vous écouter, Jacques Chirac pourrait dire, comme François 1er – dont vous publiez une magnifique biographie chez Perrin – « En ma personne gît tout l’honneur du royaume » !
Jack Lang : Oui. C’était après Pavie. Je ne sais pas si c’est d’heureux augure, mais en tout cas, puisque vous évoquez ce livre sur François 1er, on voit déjà à ce moment-là – c’est une vieille histoire -·comment s’établissent les relations entre les cours de justice et le pouvoir : sous l’Ancien régime, et sous François 1er notamment, elles avaient tendance à s’opposer aux réformes et au changement ; François 1er avait réussi, pour construire l’État moderne, à imposer la primauté de l’intérêt général sur toute autre considération de clan ou de caste.
Europe 1 : Dans trois semaines, c’est le deuxième anniversaire de la mort de François Mitterrand. Cela va se passer dans l’indifférence. On l’attaque même moins. On l’oublie, votre Mitterrand, non ?
Jack Lang : Peut-être. C’est le lot qui peut surgir : tout homme a une période de purgatoire. Mais je dirais que les actes forts qui sont les siens continuent. La preuve : cette semaine, on célèbre l’euro, et c’est François Mitterrand, avec Delors et Kohl, qui en a été l’inventeur. Après-demain, vendredi, Jacques Chirac, le président de la République, inaugurera les splendides salles de l’égyptologie et de la Grèce archaïque au Grand Louvre : c’est l’oeuvre de François Mitterrand. Par ses actes, il existe, autant que par les bruits des gazettes.
Date : 19 décembre 1997
Source : L’Hebdo des socialistes - François Hollande
C’est avec émotion, surprise et incompréhension que tous les socialistes ont appris l’arrêt de la Cour de cassation rejetant le pourvoi d’Henri Emmanuelli. Je voudrais tout d’abord, au nom de tous les militants et en mon nom personnel, témoigner de notre solidarité, de notre amitié à Henri Emmanuelli.
Cette décision appelle plusieurs remarques, sans que celles-ci remettent en cause l’autorité de la chose jugée.
Cette décision est controversée en droit car elle est contraire à la réquisition de l’avocat général qui concluait à la cassation de la décision faute de motivations de la décision de privation des droits civiques.
Elle est aussi contraire à la décision qui a été prise par le tribunal correctionnel de Lyon qui avait motivé un refus d’interdiction de droits civiques dans une affaire de même nature.
C’est une décision profondément injuste et disproportionnée. En effet, c’est au titre d’une responsabilité collective, sans qu’à aucun moment son honnêteté personnelle et sa probité n’aient été mises en cause, qu’Henri Emmanuelli a été condamné.
Mais surtout, cette décision est exceptionnellement grave, la déchéance de ses droits civiques pour deux ans rend Henri Emmanuelli inéligible pour quatre ans et cette décision est immédiatement exécutoire.
J’avais demandé, mandaté par le bureau national, à rencontrer le président de la République pour lui faire part de l’émotion du Parti socialiste à la suite de la privation des droits civiques d’Henri Emmanuelli.
Il m’apparaissait normal que cette démarche soit faite auprès du président du Conseil supérieur de la magistrature, afin qu’il sache ce que le Parti socialiste ressentait. Cette démarche n’avait pas d’autre objet que de rechercher toutes les solutions permettant d’éviter à Henri Emmanuelli la perte de ses droit civiques. La décision pleine de dignité d’Henri Emmanuelli, qui a tiré la conclusion de cette longue procédure politico-judiciaire en démissionnant de l’ensemble de ses mandats avant la notification du Conseil constitutionnel, rend cette démarche inutile.
Je ne peux que saluer l’attitude d’Henri Emmanuelli dans cette terrible épreuve humaine qu’il traverse et je lui réitère ma totale solidarité ainsi que celle de tous les socialistes.
Qu’il sache que le Parti reste à ses côtés et qu’il a toujours besoin de lui.
Communiqué de Laurent Fabius, député socialiste de Seine-Maritime, président de l’Assemblée nationale.
Au-delà des conséquences d’une décision qui provoque chez beaucoup surprise et incompréhension, je songe à Henri Emmanuelli. Il est avant tout un militant. Par tempérament, il ne demandera rien. Nous ne devons que davantage lui manifester notre solidarité. Je sais ce qu’il a apporté, par son engagement et son action, à la gauche toute entière et aux socialistes. Je sais ce qu’il peut encore leur apporter. Je sais enfin l’épuisement moral et la douleur silencieuse qu’il éprouve, depuis tant d’années, à lutter, pour son honneur, pour sa famille et pour son parti, afin que s’impose la vérité. Aujourd’hui, comme hier, comme demain, je veux dire à Henri Emmanuelli, mon collègue et mon camarade, mon soutien, mon amitié, ma solidarité, mais aussi mon espoir.