Interview de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, dans "Le Monde" du 25 août 1999, sur ses propositions pour une modernisation de la vie politique, la réforme des retraites et la baisse des prélèvements obligatoires, son attachement à l'équilibre de la majorité plurielle et sur son intérêt pour le débat sur les diverses voies de la social-démocratie.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Q - Maintenant que vous êtes sorti d'une période où vous vous étiez imposé un “devoir de réserve”, comment allez-vous vous y prendre pour, selon votre formule, “aider le gouvernement à réussir” ?

• « En l'aidant à tracer le futur. Le président de l'Assemblée nationale n'a pas à intervenir sur tout, au jour le jour ; il n'a pas à se substituer au gouvernement ; il doit remplir sa fonction, essayé de faire avancer le débat de fond et l'action de moyen terme. J'ai la chance de posséder l'expérience à la fois du législatif et de l'exécutif, ce n'est pas inutile. Et puis, la période y invite : de notre société monte, chacun le répète, une profonde demande de sens, à la fois signification et direction ; je veux contribuer à y répondre. »

Q - Depuis l'élection présidentielle de 1995, le parti socialiste paraît apaisé. Pour autant, chaque fois que vous vous exprimez, certains de vos camarades y voient une offensive contre le gouvernement…

• « Cet apaisement, cette unité comptent beaucoup dans notre bonne image auprès de l'opinion. Veillons à les préserver, à les renforcer, même ! Pour autant, cela ne doit pas entraver notre liberté de discuter et de proposer. Puisque, sur un certain nombre de sujets, j'ai mes idées propres - que partagent d'ailleurs pas mal de personnes, socialistes ou non, il est tout à fait normal que je dise ce que je pense. C'est le contraire qui serait étonnant. »

Q - Lionel Jospin ne risque-t-il pas d'être victime, comme l'espère la droite, d'un phénomène d'usure lorsqu'il aura passé cinq années à Matignon ?

• « Je me demande si on n'est pas en train d'oublier la chronologie du calendrier politique. Après les échéances municipales et cantonales de 2001, ce sont les élections législatives qui viendront en premier dans le calendrier prévu, et pas l'élection présidentielle. Il faut d'abord gagner les législatives avant d'envisager autre chose.

Les ingrédients du succès sont connus : réussir ce que nous avons entrepris ; engager, pour la deuxième phase de la législature, de nouvelles formes indispensables ; continuer à gouverner d'une façon efficace et cohérente ; présenter, le moment venu, un projet convaincant. La durée est un atout parce qu'elle permet de réaliser. C'est évidemment vrai pour le gouvernement de Lionel Jospin. »

Q - Quelles sont, à vos yeux, les réformes indispensables ?

• « D'abord, l'équilibre des retraites : nous devons essayer de traiter cette question très difficile d'une façon multiparité. Ensuite, la réforme de l'État, ce qui signifie à la fois un acte II de la décentralisation, une meilleure efficacité des dépenses publiques et l'allègement correspondant des impôts et des charges, ainsi qu'un service public vraiment public et moderne. Troisième chantier, l'aménagement des territoires, avec, là aussi, des dispositions à prendre : en ville, les tensions, notamment sur la sécurité, sont potentiellement explosives ; à la campagne, beaucoup ressentent à la fois un manque d'attention et un excès de réglementation.

Enfin, la gauche devrait engager, à mon sens, une politique nouvelle d'“éducation permanente” pour accompagner les mutations du nouveau siècle et développer vraiment l'égalité des chances. Sans oublier que nous devons réussir la réforme des institutions européennes avant tout élargissement de l'Europe ; sinon, l'Union européenne si diluera. Pour mener à bien tout cela, il nous faudra sans doute plus qu'une législature. D'où - j'y reviens - l'atout de la durée. »

Q - La modernisation de la vie politique - cumul des mandats, réforme du Sénat, durée des mandats - va-t-elle être renvoyée à l'élection présidentielle ?

• « Je ne connais pas encore le calendrier exact qui sera le nôtre. En tout cas, la modernisation de la vie politique est nécessaire. Aux dispositions souvent citées, j'en ajouterai trois, par transparence et par cohérence : le statut des élus, la reconnaissance du vote blanc et la mise à jour de la législation sur les sondages. Il serait bon d'avancer aussi sur ces points. »

Q - Le gouvernement a-t-il fait une erreur en privilégiant une réduction généralisée de la durée du travail à 35 heures ? D'autres mesures vous paraissent-elles plus efficaces, dans une période de croissance, pour lutter contre le chômage ?

• « Partons d'abord du fait essentiel : le chômage a reculé. Pas encore assez, sans doute, mais c'est tout de même un résultat significatif, nouveau et très encourageant. Le bilan de cette première partie de législature est incontestablement positif. Toutes les pièces efficaces doivent être utilisées, sans exception.

Personnellement, dans cette affaire des 35 heures, je mets l'accent sur deux notions liées entre elles. D'une part, le souci du “gagnant-gagnant” : la réforme ne réussira que si les salariés et les entreprises y trouvent leur compte ; sinon, ce serait une opération de dupes. D'autre part, la souplesse : on ne peut pas traiter à l'identique le groupe PSA et le garage du coin de la rue. J'insiste souvent, là où elle est possible, sur la semaine de travail de quatre jours, parce qu'elle comporte une dimension “sociétale”. Elle peut contribuer à modifier les temps sociaux, c'est à dire favoriser une des grandes évolutions à venir. »

Q - Les recettes fiscales supérieures aux prévisions vous renforcent-elles dans l'idée qu'au-delà des « baisses ciblées » de TVA attendues le moment est venu d'abaisser sensiblement les impôts pour les ménages et pour les entreprises ?

• « Oui. Les surplus de recettes doivent être affectés en trois tiers : le premier vers les baisses d'impôts, le deuxième vers la réduction du déficit, le troisième vers le financement des retraites. Déjà, l'allègement de la TVA sur les travaux dans le logement serait excellent : positif pour l'emploi, dissuasif à l'égard du travail clandestin, socialement juste. Si une nouvelle marge existe, des baisses de charges complémentaires sont envisageables, par exemple en matière de taxe d'habitation, qui est le plus injuste des impôts. L'important est la direction d'ensemble : il faut, dans un contexte désormais ouvert, diminuer les prélèvements qui pèsent sur notre société et sur notre économie. Cela favorisera l'activité, donc l'emploi. La gauche ne court pas beaucoup de risques d'être battue par la droite, mais elle peut l'être par les impôts et par les charges. »
 
Q - A court terme, faut-il revoir les équilibres de la majorité « plurielle » ?

• « Les hommes politiques n'écoutent pas assez. A la rentrée, je continuerai mon tour d'horizon avec les dirigeants des diverses formations, de la majorité et de l'opposition. Ce qui me frappe, quand je compare l'une et l'autre, c'est que, avec le système majoritaire, l'alliance à gauche est efficace, dans la mesure, où il existe en son sein un pôle plus vaste que les autres, alors qu'à droite l'éparpillement tend à s'installer, entraînant une rivalité destructrice entre formations. Cette topographie politique impose au PS de respecter avec d'autant plus d'exigences ses alliés. La majorité doit évidemment être unie, mais il ne faut pas seulement que la majorité soit plurielle, il faut aussi que son équilibre permette à toutes ses composantes de se sentir à l'aise et solidaires. Ce qui signifie que, si un pôle est plus puissant que les autres, le respect concret envers chacun doit être égal. »

Q - Vous vous réclamez d'un socialisme moderne, tendance « efficace » et non tendance « libérale ». Vous vous êtes démarqué du manifeste Blair-Schröder. Les socialistes français auraient-ils intérêts, néanmoins, à s'inspirer de la « troisième voie » britannique ?

• « Les théories des uns et des autres ne ressemblent pas toujours à leurs pratiques. Voyez Tony Blair : en France, on considère souvent qu'il mène une politique de droite ; mais par rapport à la Grande-Bretagne, où il gouverne, instituer un salaire minimum, donner priorité à l'éducation, créer des emplois-jeunes avec le produit d'un impôt sur les entreprises privatisées, ce n'est pas vraiment l'archétype de la droite ! Quant à nous, ne pourrait-on trouver dans notre action, en cherchant bien, certains éléments qui ne sont pas tous - heureusement, d'ailleurs - inspirés des directives de Jules Guesde ou de Rosa Luxembourg ? Bref, débat-on de ce qui se dit ou de ce qui se fait ? Quand on aura déjà clarifié cela, on aura avancé.

Je prône une “gauche moderne”, propulsé par deux moteurs dont aucun ne doit éliminer l'autre. D'un côté, la fidélité aux valeurs de la gauche - solidarité, liberté, laïcité, responsabilité -, de l'autre, la préparation du monde moderne vers lequel nous allons, c'est à dire une réelle compréhension de ce que va être la société du savoir, la construction de réponses planétaires à des questions - alimentaires, sanitaires, militaires, financières - qui le sont désormais aussi et une vraie mise en application de l'éco-développement. Avec, pour la France, une double spécificité : l'État y a, historiquement, construit la nation, ce qui rend d'autant plus nécessaire et délicate sa réforme ; et la France - comme l'Europe - doit porter un message universel.

Je m'intéresse évidemment au débat sur les diverses voies de la social-démocratie : la première, la deuxième, la troisième. Surtout, je souhaite que, absorbés par nos débats, nous n'avalisions pas finalement une voie sans issue satisfaisante, dans laquelle quelques entreprises surpuissantes dicteraient leur au monde, cependant que tout serait subordonné à la logique financière plutôt qu'à l'épanouissement humain. Je m'inquiète du fait qu'un tel modèle est en train de gagner des points, y compris en Europe, où la plupart des gouvernements sont dirigés par la gauche.

Quelle place pour la personne humaine dans tout cela ? La mondialisation a fait éclater le cadre national où s'opérait la régulation social-démocrate. N'est citoyen que celui qui en a les moyens. Dans la social-démocratie comme ailleurs, on est passé souvent de l'économie sociale de marché à l'économie sauvage de marché. Ce que je revendique, c'est une économie régulée de marché et une politique qui ne soit pas entièrement dominée par l'économie, aux plans mondial, européen et national. La politique ne doit pas abdiquer, elle doit aider à fixer les règles. Sinon, la juste distinction entre économie de marché et société de marché deviendra un leurre. »