Texte intégral
France Inter - mardi 4 novembre 1997
S. Paoli : Reprise du dialogue aujourd'hui ou demain ? Après l'échec de la table ronde sur les 35 heures, la rupture des négociations entre les partenaires sociaux sur la question des routiers augure mal non seulement de l'espace social français mais en effet, tout autant, de l'espace social européen. Car le 1er juillet 1998, dans neuf mois donc, le territoire européen sera ouvert à la concurrence du cabotage : un transporteur, par exemple. néerlandais pourra transporter du fret entre Limoges et Brest pour le compte d'une société française. L'incapacité française à la négociation, le non-respect des accords passés, le nouveau blocage du pays un an après les barrages de 1996 qui exaspèrent nos voisins européens ne sont-ils pas des freins au cadre social européen sans lequel l'économie sera incontrôlable ? Sommes-nous immatures ?
M. Blondel : Je le crois d'une certaine façon, pour différentes raisons. La première, c'est que tout le monde a l'air de s’étonner de ce conflit Or, il a été annoncé. On connaissait les revendications, on connaît le malaise général. En définitive, c'est un secteur professionnel dans lequel il n'y a plus ni de réglementation, ni de relations professionnelles saines, ordinaires. Cela prend toujours des allures… J'ai ici la convocation : il faut savoir que c'est une réunion de la commission nationale d'interprétation et de conciliation de la convention collective. Ce n'est pas une réunion de négociation. Et c'est l'autorité, c'est l'État, c'est le ministère des transports qui convoque à la place de convoquer une commission paritaire, qui est une commission traditionnelle, qui est inscrite dans les textes.
S. Paoli : Cela sert à quoi ? Ce que vous allez faire dans une heure et demie, cela sert à quoi ?
M. Blondel : C’est un jeu d'ombre, vous comprenez. Ce n'est pas une commission ordinaire. On provoque une réunion, on ne sait pas très exactement ce dont on va discuter. On met toujours « questions diverses », parce qu'on ne sait jamais, c'est peut-être là que la question la plus intéressante va être posée. Et puis ensuite, on essaye de ne pas avoir des conclusions très claires non plus. Ce n'est pas un procès-verbal signé par les uns et les autres, non. C'est une note synthétique de position à la fin de la réunion. Ce qui permet aux patrons de ne pas appliquer, ce qui permet aux patrons de prendre une certaine distance dans l’application.
S. Paoli : Mais vous les syndicats, pourquoi vous laissez faire ?
M. Blondel : Les syndicats hurlent. Qu'est-ce qui se passe ? D'abord vous avez remarqué que c'est un métier dans lequel on a Ie discours plutôt direct. Ils hurlent, les camarades rouspètent, crient, etc. Mais, en fait, on ne réussit pas à négocier convenablement Mais la responsabilité est à mon avis partagée. C'est à la fois le ministère et c'est à la fois les employeurs. Et je vais vous expliquer les raisons selon moi : c'est notamment le problème de la durée du travail. Car, en fait, tout passe par la durée du travail. Pour savoir si on gagne convenablement, c'est fonction de la durée du travail. Définir très exactement la durée du travail… dans l'esprit des patrons des transports, la loi ne s'applique plus à eux.
S. Paoli : Là vous touchez un point important parce que le transport, j'allais dire par nécessité, ce devrait être un laboratoire social. Le transport est souvent international, le transport est obligatoirement flexible, le transport est déjà dérégulé.
M. Blondel : Il est dérégulé deux fois. Il est dérégulé par la volonté des patrons qui ne veulent pas qu'on décompte les heures de travail comme elles doivent être décomptées. Pour eux, la loi sur les 39 heures - nous n'en sommes que là pour l’instant…
S Paoli : … Nous revoilà dans les 35 heures !
M. Blondel : Non, j'ai dit : la loi sur les 39 heures.
S. Paoli : On va y venir.
M. Blondel : Bien sûr qu'on va y venir. La loi sur les 39 heures ne s'applique pas : un chauffeur routier cela doit faire au minimum 200 heures, pourquoi ? Dites-moi pourquoi. Cela peut faire 160, 169 comme cela peut faire 210 heures. Cela dépend de la charge etc. Deuxièmement la dérégulation vient aussi du phénomène de… c'est la quintessence du libéralisme. Vous savez qu'il y a des entreprises de transport qui n'ont pas de camions, vous savez que des gens ne travaillent qu'avec un ordinateur et qui prennent du fret. Ils savent où se trouve le type - à Rotterdam par exemple - ils l'appellent et ils lui disent : « si tu veux, tu vas à tel endroit, tu as du fret, tu redescends sur Pau avec cela. » C'est une entreprise de transports. Ce matin, il est important que les gens ressentent bien ce métier. On dit au type : « Si tu me prends cela, tu gagnes tant. » Est-ce que je me fais bien comprendre ?
S. Paoli : C’est facile à comprendre et je crois que tout le monde a compris.
M. Blondel : On a des salariés, des patrons et des artisans. C'est déjà une composition particulière avec un état d’esprit : le salarié qui, un jour, rêve d'avoir son camion, devient un artisan - je m'excuse de l'expression mais c'est pour mieux me faire comprendre -, devient poujadiste et est mécontent de tout. Parce que son patron lui dit : « je te donnerai du fret », lui, il pense que c'est une garantie de travail. En réalité, c'est un asservissement, parce qu'il est obligé de prendre le fret de son ancien patron et au tarif de son ancien patron. Tout le monde - je m'excuse parce que le terme va être gros - fait le maquereau de tout le monde dans cette affaire.
S. Paoli : On va faire le maquereau pendant combien de temps ? Est-ce que vous pouvez nous dire, ce matin, à cette heure-ci, que ce conflit sera réglé avant la fin de la semaine ? Nous, on a des rumeurs disant que la médiation de M. Gayssot a plutôt porté ses fruits et qu'on va en sortir assez vite.
M. Blondel : Quelle est la médiation de M. Gayssot ?
S. Paoli : Toute la nuit il a été sur les barrages.
M. Blondel : Alors c'est cela la médiation de M. Gayssot ?
S. Paoli : Non, il a été sur notre antenne hier soir, il vous a vu, il a vu les syndicats.
M. Blondel : Moi, je n'accepte pas, pardonnez-moi, je dis la vérité : je n'ai pas vu M. Gayssot et c'est même moi qui me suis manifesté au ministère en question. J'ai traité directement avec Matignon, avec le conseiller social de Matignon avec lequel d'ailleurs, je le dis clairement, nous avons une nuance très importante : il considère que, ce matin, on doit signer le texte. Ce qui prouve bien qu'il n'y avait pas d'accord. Cela fait deux jours qu'on raconte qu'il y avait un accord mais maintenant il faudrait signer le texte…
S. Paoli : FO quand même se félicitait de l'accord, il y a 48 heures en disant : quel bon accord ?
M. Blondel : Non.
S. Paoli : Si, si, M. Poletti.
M. Blondel : C’est moi qui ai parlé.
S. Paoli : Mais vous aussi d'ailleurs.
M. Blondel : Non. Je n'ai pas dit cela. J’ai dit qu'il y avait des avancées dans cet accord.
S. Paoli : Vous avez dit que c'était très important.
M. Blondel : Non, non, vous confondez avec la CFDT qui a dit que c'était un accord historique.
S. Paoli : Mais M. Poletti était très enthousiaste pourtant.
M. Blondel : Je ne le crois pas. Moi, j'ai l'accord sous les yeux et pour la catégorie la plus importante, - enfin l'accord, ce n'est pas un accord, ce n'est même pas un constat de fin signé ; si les patrons disent, si l'Unostra dit : on n'a jamais dit cela, on ne peut pas le démontrer - pour le coefficient 138, c'est celui qui est le plus important, qui est le plus usité, il gagnait 6 461 francs pour 169 heures. Ils vont gagner 6 784 francs, c'est-à-dire 5 % d'augmentation. Sauf qu'on oublie de dire que dans tous les cas il aura gagné 6 663 avec l'augmentation du SMIC. Alors je vous laisse juge. C'est cela qu'il faut dire aux gens : 6 784 francs pour 169 heures de travail, quand on tient un manche à balai pendant 39 heures par semaine.
S. Paoli : Vous venez de nous dire que vous avez vu directement avec Matignon. On va vers un accord ?
M. Blondel : Je ne crois pas. Je crois qu'on va vers la reprise de la discussion. Je crois qu'il va y avoir des avatars qu'on ne peut pas dominer pour l'instant, que vraisemblablement - parce que nous allons nous y rendre en disant : voilà, cela est la base, c'est l'ouverture de la discussion - or, j'ai l'impression que l'Unostra ne voudra pas aller plus loin et j'ai l'impression que l'UFT va faire du chantage. C'est là qu'il y a un problème puisque nous parlions tout à l'heure des 35 heures. Selon moi, l'UFT est en train de se comporter comme étant la légion étrangère du CNPF. Elle est en train de se bagarrer contre les 35 heures.
S. Paoli : C’est la suite de la table ronde avortée sur les 35 heures qui en train de se jouer maintenant ?
M. Blondel : C’est à mon avis une des expressions dans la réalité. Parce que l'UFT s'est déjà mis à l'an 2000 et aux 35 heures, c'est pour cela qu'elle veut une définition de la durée du travail annuel.
S. Paoli : Les responsables du patronat, ils sont où ?
M. Blondel : Je suppose qu'on va les retrouver. Ils sont allés aux États-Unis, ils viennent de rentrer. Ils sont allés à San Francisco.
S. Paoli : Ils sont rentrés spécialement pour cela, vous pensez ?
M. Blondel : Non, je pense parce que c'était la fin du séminaire de management et il fallait qu'ils apprennent à diriger les entreprises.
S. Paoli : Mais les enjeux européens sont énormes : tout le monde vous regarde. Et si on ne trouve pas un accord en France, comment réguler un espace social européen ?
M. Blondel : Il faut d'abord stabiliser les choses et qu'on parle le même langage avec les mêmes engagements. C'est obligatoire, sinon, on arrivera à ne rien faire au niveau européen. C'est le flou, même pas artistique, le flou dangereux, parce que mes camarades considèrent maintenant qu'au-delà de 200 heures, les chauffeurs routiers deviennent des dangers pour eux-mêmes et pour la circulation. Alors il faut savoir si on laisse cela, si c'est la jungle et là cela va tuer les petits - ne vous cassez pas la tête - cela va faire de plus en plus de dumping et c'est du dumping social, ou si c'est la jungle ou si on arrive à mettre un minimum de règlement. C'est ce que nous réclamons. La négociation, c'est une façon de réguler les choses.
Le Monde - mardi 4 novembre 1997
Le Monde : Les CRS ont dégagé plusieurs barrages de routiers. Le conflit ne risque-t-il pas de dégénérer ?
Marc Blondel : Il faut absolument éviter que la violence ne s'installe dans ce conflit. On ne le réglera pas par la force. Je comprends bien que le gouvernement soit dans une situation difficile, mais je lui demande d'être prudent et de faire preuve d'autorité pour régler ce conflit. Je vais d'ailleurs intervenir immédiatement en ce sens auprès du Premier ministre.
Le Monde : Qu’attendez-vous de l’État ?
Marc Blondel : Qu'il aide à la reprise des négociations par des moyens qui ne soient pas exclusivement financiers, afin de donner satisfaction aux routiers. Je réclame, par exemple, un renforcement des contrôles et je crois qu'on ne fera pas l'économie d'une amélioration des services de l'inspection du travail dans ce secteur, où les relations sociales sont complètement détériorées. Cette profession est livrée à l'anarchie et à la concurrence sauvage. Le patronat n'accepte même plus de faire référence à la loi, et le gouvernement ne se donne pas les moyens de la faire respecter.
Le Monde : Pourquoi l'accord de dimanche matin a-t-il été rejeté ?
Marc Blondel : Il ne s'agit pas d'un accord, mais d'une déclaration du syndicat patronal des artisans-routiers à la fin des négociations. La réponse des routiers a été très claire : c'est insuffisant. Même si le gouvernement a indiqué qu'il généraliserait les mesures d'augmentation des salaires, le problème du comportement de l'Union fédérale des transports, qui fait partie du CNPF, se pose. Le 10 octobre, à l'issue de la conférence sur l'emploi, le CNPF a dit qu'il gelait toutes négociations, y compris au niveau des branches. Depuis, il a confirmé cette position. De là à penser que le comportement de l’UFT répond à cette consigne, il n'y a qu'un pas, que je n'hésite pas à franchir.
Le Monde : Les négociateurs disent pourtant qu'il y a eu des avancées…
Marc Blondel : Il y a eu incontestablement des avancées par rapport aux positions patronales initiales. Je remarque qu'elles sont intervenues à l'annonce par l'État d'un allégement de la taxe professionnelle de 800 francs par camion. Dans une économie libérale, il est pour le moins paradoxal de voir l'État de sortir de l'argent pour trouver une issue à un conflit !
Le Monde : Ce nouveau conflit, après celui de 1996, ne s'explique-t-il pas aussi par le fait que les accords signés ne sont pas toujours appliqués dans les entreprises ?
Marc Blondel : La grosse faiblesse de la profession, c'est effectivement qu'elle n'applique pas ce qu'elle décide. Et ce qui est décidé n'est pas toujours arrêté de manière formelle. En novembre 1996, les chauffeurs ont obtenu la préretraite à 55 ans. On a estimé à 3 500 le nombre de gars qui pourraient partir. Il y a eu 2 500 dossiers déposés et 519 acceptés. Un an après, on n’est pas encore entré dans la phase de réalisation, mais le gouvernement a dégagé de l'argent, et cela va avancer.
En revanche, sur la prime de 3 000 francs, qui était l'ébauche d'un treizième mois, j'avais reçu des assurances du patronat des transports ; mais les patrons ont ajouté : « Pour les entreprises qui le voudront. » Moyennant quoi, 5 % seulement d'entre elles ont versé la prime ! Les patrons de ce secteur sont en situation de négociation commerciale permanente, comme s'ils discutaient le prix d'un déménagement !
Le Monde : Jugez-vous pour autant normal que des routiers bloquent une partie de l'activité économique ?
Marc Blondel : Ce que les routiers font, c'est, avant tout, la grève, et je ne connais pas une grève qui n'ait pas de conséquences sur les autres. Je rappelle que ce n'est pas une grève surprise, puisqu'elle a été annoncée longtemps à l'avance. Si les gars débordent les syndicats, c'est qu'ils avaient préparé la grève, qu'ils étaient frustrés de ne pas y aller. J'ai aussi souvenir que ceux qui ont été les premiers à utiliser ce que certains appellent une dérive de l'action syndicale et à lancer cette idée de blocage, ce sont les patrons eux-mêmes, quand ils avaient utilisé leurs chauffeurs, il y a quelques années, pour protester contre la hausse du prix de l'essence et le permis à point.
Le Monde : L'annonce des 35 heures pour 2000 ne rend-elle pas tous les patrons justement inquiets pour la compétitivité de leurs entreprises ?
Marc Blondel : Qu'est-ce qu'il fait, M. Jospin, avec la durée légale à 35 heures ? En 2000, la durée légale sera de 35 heures. À partir de 35 heures, les gens seront payés en heures supplémentaires, soit 25 % de plus. Si les patrons maintiennent la durée effective à 39 heures, cela leur coûtera 2,86 % de masse salariale en plus, une heure en plus ! Si vous tenez compte de l'inflation, le coût du travail sera le même en l'an 2000 que maintenant. Le patronat fait un pataquès autour de tout cela. Sa réaction est surdimensionnée par rapport à la réalité.
Le Monde : Un pataquès qui gèle toute négociation sociale…
Marc Blondel : Oui, et je suis très en colère contre Jean Gandois, car la conférence du 10 octobre, ce n'était pas que les 35 heures. M. Gandois avait dit « oui » à une négociation sur les minima salariaux. J'avais aussi avancé l'idée de faire partir en retraite les salariés qui ont commencé à travailler à 14 et à 15 ans et qui ont 40 ans de cotisation-vieillesse. Le patronat était d'accord, et le gouvernement avait même proposé une aide, certes insuffisante. 150 000 personnes pourraient partir, cela ferait 150 000 embauches.
Dans le cadre des 35 heures, on aurait pu renégocier le statut des cadres et poser des règles pour éviter un usage abusif du temps partiel. Je suis aussi d'accord pour que l'on redéfinisse les heures supplémentaires, qui représentent l'équivalent de 100 00 à 230 000 emplois à temps plein. En prenant l'hypothèse la plus basse, on pourrait créer 50 000 emplois. Oui, il y avait du « grain à moudre » au niveau interprofessionnel.
Le Monde : On vous a pourtant senti réticent sur les 35 heures…
Marc Blondel : J'ai été le premier à en parler à M. Gandois en 1995. En keynésien raisonnable, ma première revendication, c'est les salaires ; ensuite, une mesure pour les travailleurs les plus âgés ; enfin, les 35 heures. Si l'on conjugue ces trois mesures, on crée un mouvement d'entraînement favorable à l'économie et avec des conséquences que je veux durable sur l’emploi.
Le Monde : Qu’attendez-vous du futur président du CNPF ?
Marc Blondel : Qu'il ait la volonté de maintenir les relations sociales à tous les niveaux, interprofessionnel, dans les branches et dans les entreprises. Mes revendications sont celles du 10 octobre, notamment sur les bas salaires et sur les salariés ayant commencé à travailler très jeunes. D'une manière plus générale, j'attends aussi du patronat des rencontres plus larges, tous les trois mois, pour parler de sujets comme l’Europe.
Le Monde : Certains, au sein du patronat, menacent de quitter les organismes paritaires. Cela vous inquiète-t-il ?
Marc Blondel : Je souhaite que le futur président du CNPF soit opposé à cette thèse et qu'il comprenne l'originalité du système français, caractérisé par une forme de démocratie sociale que l'on ne trouve pas ailleurs. J'attends de lui qu'il arrête une fois pour toutes la position du patronat sur la gestion des régimes paritaires. Je souhaite qu'elle soit positive et qu'il ne nous fasse pas un chantage au départ tous les trois mois. Si la pratique contractuelle s’arrête, les rapports avec les employeurs seront plus localisés au niveau des entreprises, mais aussi beaucoup plus rudes, parce qu'il se bâtiront sur le rapport de forces.
Le Monde : On a le sentiment que vous approuvez la méthode Jospin…
Marc Blondel : Dans la déclaration de politique générale du Premier ministre - mon point de référence pour juger de sa crédibilité -, il y avait des engagements. Pour l'instant, je crois qu'il essaye de les tenir. Il a une certaine morale, et il ne fait pas fi de ses engagements. Par les temps qui courent, c'est assez rare. Cela ne m'empêche pas d'avoir des désaccords fondamentaux avec lui, notamment sur la sécurité sociale.
M. Jospin doit se battre contre la pensée unique née de la mondialisation. Il donne l'impression de vouloir y résister. Est-ce qu'il tiendra ? C'est le problème. Dans l'immédiat, avec les routiers, il est devant une grande épreuve. Je l’attends.
Europe 1 - mercredi 5 novembre 1997
J.-P. Elkabbach : Sur les barrages, on voit des bagarres, des violences, quelques images de haine. Il y a eu un incident sur le barrage de Vitrolles : trois blessés, des types cagoulés. Qu'en pensez-vous ?
M. Blondel : Complémentairement, hier, à Lesquin, deux militants FO : une voiture qui passe, ils ont rattrapé le chauffeur ; les deux types sont à l'hôpital. Je vous rappelle - je ne voudrais pas dramatiser, je n'aime pas ça - qu'au mois de mars 1997, nous avons eu un des nôtres qui est mort, qui a été tué sur un barrage. Ça veut dire que nous arrivons à un moment où, dans l'intérêt commun - je n'aime pas beaucoup utiliser ce terme -, il faut trouver les moyens de faire reprendre le travail, et faire reprendre le travail, ça passe par une certaine satisfaction des gens qui sont en grève.
J.-P. Elkabbach : Dans moins de deux heures, toutes les parties vont se retrouver pour négocier. Est-ce que vous, Force ouvrière, voulez aboutir à un accord, à un vrai accord durable qui remette effectivement tout le monde au travail ?
M. Blondel : À chaque fois que nous rentrons en négociations, c'est avec la volonté d'aboutir. C'est d'ailleurs une des raisons qui… L'affaiblissement de la négociation de nuit - lorsqu'on a parlé de cette déclaration commune -, je peux dire ici clairement que Poletti m'a téléphoné à différentes reprises, qu'il en avait assez, qu'il disait que ça n'avançait pas. C'est moi qui lui ai dit : « Tu restes parce qu'il faut qu'on essaye d'en sortir. » C'était à la veille de la grève.
J.-P. Elkabbach : C'était dans la nuit de samedi à dimanche. C'est vrai qu'on n'a pas compris pourquoi R. Poletti, la vedette FO du feuilleton annuel, dit « Oui » le dimanche matin…
M. Blondel : Vous n'êtes pas gentil avec Poletti en le présentant comme ça !
On l'aime bien…
M. Blondel : Le feuilleton annuel… Si les patrons se comportaient autrement, il n'y aurait pas un feuilleton annuel ! Comment se fait-il que dans cette profession, toutes les fois où l'on parle de salaires, c'est-à-dire une fois par an, ça prenne quelque chose d'extrême, à ce niveau ? Tout simplement parce que les patrons - je vous le rappelle - ne tiennent pas leurs engagements. Je me souviens parfaitement des négociations de 1996. J'ai été un de ceux qui ont initié cette prime de 3 000 francs. Je le dis ici devant tout le monde : la prime de 3 000 francs, elle a été appliquée dans 5 % des entreprises. Si vous pensez que c'est un engagement sérieux !
J.-P. Elkabbach : On l'a souvent dénoncé ici-même. On a le sentiment que les syndicats CFDT, parfois CGT, et FO n'ont cessé de courir après la base, ou que la base était plus dure que les états-majors. Oui ou non ?
M. Blondel : Il n'y a eu qu'une fois où la question s'est posée de cette façon. Je vous rappelle que la grève a été annoncée depuis un mois, que beaucoup de personnes ont pris leurs dispositions. Au moins, cette fois, on ne pourra pas dire que c'est une grève surprise. Ensuite, nous arrivons à la veille de la grève ; nous demandions des négociations, nous les sollicitions bien avant le jour de l'ultimatum. Les patrons n'en voulaient pas ; l'UFT s'en va, c'est-à-dire qu'elle laisse tomber les négociations. À partir de là, on essaye de conclure quelque chose avec l'UNOSTRA. L'UNOSTRA fait une petite avancée. Le lendemain, sur votre antenne, j'ai dit que c'était une avancée. Ensuite, c'est parti sur les lieux de grève. Quand les camarades ont vu ça, ils ont dit « 1,8 % d'augmentation, ça ne me suffit pas. » Voulez-vous que je vous donne les chiffres ? Je vais vous les donner…
J.-P. Elkabbach : On ne va pas négocier ici ! L'UFT, qui regroupe 80 % des patrons routiers, revient négocier. On en fait tout un plat : il est normal, dans un système démocratique et dans une discussion sociale, que tout le monde soit là.
M. Blondel : Je prends le coefficient 138, celui qui est le plus pratiqué. Eh bien, le salaire pour 169 heures, c'était 6 461 francs ; il est devenu 6 784 francs. Ne croyez pas que c'est une augmentation de 5 % négociée, parce que le SMIC est à 6 663 francs. Ça veut dire qu'ils ont 1,8 % de plus que le SMIC. Il y a 200 000 chauffeurs qui sont dans cette situation.
J.-P. Elkabbach : L 'UFT pense aujourd'hui que l'accord est possible sur la base de ce qui était préparé dimanche. Faut-il tout remettre à plat ou parton de cette déclaration de dimanche dernier ?
M. Blondel : On sera bien obligé d'intégrer dans le débat la déclaration de dimanche dernier. Mais moi, je vous dis que dans deux heures, mes camarades vont distribuer une grille avec, du début à la fin, un déroulement de carrière qui commencera au SMIC et se terminera à 10 000 francs. Nous avons préparé le travail hier. Quelques équipes ont travaillé, y compris des équipes avec d'autres professions pour faire quelques parités. On fera cette proposition : on dira : « Maintenant, messieurs, dites-nous ce que vous en pensez et quelle position voulez-vous prendre. »
J.-P. Elkabbach : Vous avez dit que vous souhaitiez qu'on aille vers l'accord. La France peut-elle être libérée avant le week-end ?
M. Blondel : Si la France doit être libérée, je suis du côté de la Résistance. On est bien d'accord ?! Qu'on se comprenne : on utilise les grands mots, etc. ! Pardonnez-moi : vous n'avez pas encore osé utiliser le mot qui me fait sursauter… Mais la notion de libération ! Quand on fait une grève, il y a toujours des conséquences pour quelqu'un.
J.-P. Elkabbach : Quel est le mot qui vous fait sursauter ?
M. Blondel : Je ne le dirai pas. Moi, j'ai des mots tabous, oui ! Qu'on soit bien clair : cette grève a été annoncée depuis un mois.
J.-P. Elkabbach : Cette année, le Premier ministre, M. Jospin, est monté au feu tout de suite. Il donne des garanties avec une loi, un décret, s'engage. Il promet de respecter la parole donnée. A-t-il bien fait de s'exposer de cette façon et de prendre des risques, même s'ils sont calculés ?
M. Blondel : Je crois qu'il a bien fait. Il a pris des risques sous deux formes : l'intervention des forces de l'ordre a été beaucoup plus rapide que d'habitude, et pas obligatoirement aussi agréable qu'on le croit.
J.-P. Elkabbach : Toute l'Europe demandait qu'on ouvre les frontières et qu'il y ait la libre circulation.
M. Blondel : Je fais un constat. Deuxièmement : l'intervention de l'État a été aussi plus rapide que d'habitude. Elle a eu lieu sous deux formes : la première, c'est l'aide - puisque c'est moi qui ai reçu le coup de fil - qui n'est pas négligeable - tout le monde a l'air… La remise en cause de la taxe professionnelle et 800 francs par camion, ce n'est pas la panacée, mais c'est quand même une ouverture qui amène 200 millions dans le débat. Je pense d'ailleurs que peut-être, il faudrait la renouveler, voire l'améliorer. Ce pourrait peut-être aider aux négociations de ce matin. Ensuite, il a fait une déclaration que je qualifierais de politique générale sur ce problème. C'est une bonne déclaration. Je le dis clairement : c'est une bonne déclaration. Au moins il dit, là-dedans, des choses absolument indispensables qui devraient nous servir maintenant de base quand je dis « nous », c'est à la fois les syndicats, les patrons et l'État pour discuter au niveau européen, pour essayer de mettre quelque chose de clair, parce que tant qu'il n'y aura pas de réglementation européenne, nous serons ouverts à la concurrence, au dumping, à n'importe quoi ! Vous savez qu'il y a des entreprises de transport qui n'ont pas de camions ? Ils ont un ordinateur et enregistrent tout simplement les frets, et prennent 10 % là-dessus, bien entendu.
J.-P. Elkabbach : Donc c'est la première épreuve sociale majeure pour le Gouvernement et son Premier ministre. Vous pensez, vous, l'habitué, que MM. Gayssot et Jospin se débrouillent bien, qu'ils gèrent bien ce conflit ?
M. Blondel : Vous n'allez pas me le faire dire ici, je ne vais quand même pas donner des bons points à mes interlocuteurs. Je dis simplement que la déclaration de Monsieur le Premier ministre est une bonne déclaration : elle situe bien le dossier, il a compris. Et puis je crois qu'il s'engage à prendre des dispositions. Sauf qu'il faut bien comprendre que les gens qui sont en grève attendent autre chose que des promesses, il faut qu'on leur amène quelque chose de concret, et le concret, c'est les sous.
J.-P. Elkabbach : Vous avez apprécié que J.-C. Gayssot passe deux heures, la nuit, sur les barrages CFDT ?
M. Blondel : Tout ça fait partie de la communication : pourquoi vous me faites remarquer sur un barrage CFDT ? Vous avez remarqué qu'il y a plein de barrages CFDT. Je vais vous expliquer. Il y a plein de barrages CFDT et il y a la CFDT qui dit : « Allons-y doucement ! » Ça s'appelle de la propagande et la propagande pour les élections prud'homales du mois prochain.
J.-P. Elkabbach : Mais vous, vous n'en faites pas de la propagande ?
M. Blondel : Si, mais moi je le dis, c'est toute la différence. Je dis : « Ici, maintenant, je parle des élections prud'homales. » D'ailleurs si vous me donnez l'autorisation, je vais dire aux gens : « Votez, votez bien et votez FO ! »
J.-P. Elkabbach : La journée sera longue, vous, M. Blondel, vous voulez la levée des barrages le plus vite possible ?
M. Blondel : Moi, je souhaite intervenir à la fois sur les patrons, à la fois sur le gouvernement pour essayer d’obtenir satisfaction et que le résultat permette effectivement, par simple consultation, de dire : oui ça y est, on a obtenu satisfaction, le plus vite possible. Et les choses sont mises en route, maintenant, pour qu’on stabilise cette profession.