Texte intégral
Ouest-France : Les députés discutent des 35 heures : pensez-vous que la loi puisse être une clef pour l’emploi ?
Laurent Fabius : Il y a une double lecture possible des 35 heures. Pour certains, c’est une grande conquête sociale. Pour d’autres, une machine à déréguler. D’où les controverses actuelles. Pour moi, le bon usage de la réduction de la durée du travail, c’est une réforme gagnant-gagnant, ce qui veut dire la recherche maximum de l’emploi et une diversité de réponses à une non moins grande diversité de situations.
Ouest-France : Croyez-vous qu’il y ait compatibilité entre la perspective du plein-emploi et l’application des 35 heures ?
Laurent Fabius : L’emploi dépendra d’abord de la vigueur de la croissance. La réduction de la durée du travail peut, elle aussi, y jouer un rôle, mais ce sera fonction de toute une série de paramètres très divers. Le Gouvernement agit pour cette compatibilité.
Ouest-France : Un des grands dossiers des années à venir, c’est la réforme des retraites : comment voyez-vous la création d’une épargne-retraite ?
Laurent Fabius : Je suis favorable au maintien du système dit de répartition qui a fait ses preuves, mais je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas créer des mécanismes de complément, que j’appelle des fonds partenariaux de retraite, constitués par accords de branche ou d’entreprise, pour mieux garantir la sécurité des retraites. Ces fonds devront s’investir, au moins pour moitié, dans les entreprises françaises, et être garantis contre une inversion des cours de bourse.
Pourquoi les salariés français travailleraient-ils plutôt pour des retraités californiens que pour eux-mêmes ou pour le développement de nos entreprises ? Profitant de la bonne conjoncture, je souhaite que cette réforme raisonnable puisse intervenir.
Ouest-France : Autre grand sujet sur lequel le Gouvernement reste dans le flou : la fiscalité. Vous avez réclamé une baisse des impôts : de quels impôts ?
Laurent Fabius : Quand un homme politique vous parle de baisser les impôts, pour savoir s’il est cohérent, interrogez-le donc sur les dépenses. On ne peut pas en effet durablement baisser les recettes sans regarder ce que l’on fait du côté des dépenses. Un effort de maîtrise a commencé d’être accompli dans ce domaine : j’encourage le Gouvernement à le poursuivre. Pour les impôts, j’avance plusieurs propositions précises. Alléger la taxe d’habitation pour le contribuable, en supprimant la part régionale, puis départementale de cette taxe que l’État compenserait, pour ne garder que la part communale. Passer au système de la retenue à la source pour l’impôt sur le revenu et rendre celui-ci plus juste. Choisir de nouvelles baisses ciblées de TVA. Alléger les charges sur les emplois peu qualifiés, car ce sont ceux-là qui permettent de lutter contre le noyau dur du chômage.
Ouest-France : Le congrès de l’Internationale socialiste aura lieu en novembre, à Paris : si vous aviez à définir brièvement les caractéristiques du socialisme français aujourd’hui, que diriez-vous ?
Laurent Fabius : Il existe un élément transversal dans tous les mouvements socialistes ou sociaux-démocrates : l’action pour plus de justice sociale. C’est une constante de la gauche : son socle d’exigence. Il y a aussi les spécialités françaises : le rôle de l’État avec, en particulier, la place nécessaire des services publics et de l’aménagement du territoire, un système éducatif à améliorer pour constituer un facteur efficace d’égalité des chances, et la dimension laïque à préserver, elle aussi spécifique à la France.
Ouest-France : Le débat politique français ne vous paraît-il pas un peu trop fermé sur lui-même ?
Laurent Fabius : Oui, je suis frappé de voir combien notre débat politique porte presque uniquement sur les questions économiques, voire financières alors que, dans ces domaines, notre marge de manoeuvre se réduit. Des problèmes aussi essentiels que le système de santé, l’éducation, l’efficacité de l’État, la sécurité, l’intégration, dépendent de nous, mais sont peu abordés. Tout se passe comme si les politiques français s’intéressaient plus à ce sur quoi ils ont moins de prise, et moins à ce sur quoi ils peuvent exercer une influence. On peut et on doit changer cela.
Ouest-France : Si le socialisme français n’a pas, ou n’a plus, de dimension « messianique », conserve-t-il une utopie ?
Laurent Fabius : Je pense que oui. Par exemple, est-il suffisant de réunir à l’ONU les gouvernements s’il n’y a pas aussi des représentants des peuples qui puissent dire : voilà ce que nous vivons, pensons et proposons ? L’émergence d’un parlement mondial est une utopie positive. Nous irons dans cette direction. C’est déjà le cas pour la justice pénale qui, peu à peu, réussit à pourchasser sur la planète dictateurs et bourreaux, ce qui était impensable il y a quelques années. Puisque la plupart des questions sont devenues internationales, les réponses politiques doivent l’être aussi : environnement, santé, droits de l’homme, lutte contre la drogue. Dans ce contexte, faire de la politique signifie être vigilant, proposer des solutions, savoir résister, faire partager une conviction. C’est dans cet espace que les jeunes sont appelés à s’engager.