Interview de M. Alain Deleu, secrétaire général de la CFTC, à RMC le 26 octobre 1999 sur le mode de financement des 35 heures, les menaces du MEDEF de quitter les organismes paritaires, la question de la représentativité syndicale.

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Philippe Lapousterle : Une petite question sur la visite du président chinois en France. Avez-vous approuvé cette visite et les tapis rouges qui lui ont été mis sous les pieds ? Ou bien vous avez des remarques à faire ?

Alain Deleu : La couleur rouge lui convenait bien. En tant que confédération syndicale, nous n'avons pas à commenter cela. Simplement, il est normal que les grands États de ce monde aient des relations. C'est une bonne chose pour la paix et pour le développement. Cela étant dit, c'est une très bonne chose aussi que la société civile se manifeste pour rappeler les droits de l'homme. Dans mon domaine de compétence, cela me paraît très important d'insister sur ce point.

Philippe Lapousterle : Le gouvernement a pris une décision spectaculaire hier : ne pas piocher, comme il l'avait annoncé, dans les caisses de la sécurité sociale et de l'UNEDIC pour financer les 35 heures. C'est la victoire de qui ?

Alain Deleu : Sans doute celle du paritarisme.

Philippe Lapousterle : C'est un mot abstrait.

Alain Deleu : C'est la victoire un peu tardive d'un minimum de bon [… illisible …] prélever des cotisations pour pouvoir rembourser des cotisations sur un sujet étranger aux cotisations, cela faisait quand même beaucoup. Surtout quand on savait que c'était le moyen par lequel on donnait l'occasion au Medef, qui n'attend que ça, de se retirer des régimes sociaux.

Philippe Lapousterle : Justement, est-ce que ça n'est pas la grande victoire du Medef plutôt que celle du paritarisme ? On a l'impression que les menaces du Medef ont quand même été l'élément déterminant du changement d'état d'esprit de Mme Aubry.

Alain Deleu : Sans doute. Ce qui est vrai, c'est que les patrons ont essuyé un affront cinglant, il y a deux ans, sur les 35 heures, et comme dans toute bonne diplomatie, ils le rendent. Ils ont besoin de regagner les points perdus, il y a deux ans, sur les 35 heures. Cela s'appelle un règlement de comptes, au sens neutre du mot. On règle les comptes. Cela étant dit, qu'a-t-on gagné pendant ce temps-là ? A-t-on avancé sur la Sécu, sur l'assurance chômage ? Toutes les idées qu'on pouvait avoir sur ces sujets, qu'en est-il après ces mois de batailles autour d'un mauvais projet, qu'il fallait rejeter et qui a été rejeté ? Bravo ! On y est arrivé, patronat et syndicats ensemble et c'est très bien. Mais maintenant, que fait-on ?

Philippe Lapousterle : C'est une défaite pour Mme Aubry ?

Alain Deleu : Non ! il ne faut pas dire cela.

Philippe Lapousterle : Il ne faut pas le dire, mais c'est pourtant la vérité ?

Alain Deleu : Le mot « défaite » suppose un rapport de forces. Est-ce qu'on va toujours en France vivre au rythme des rapports de force et des affrontements, des vainqueurs et des vaincus ? Le vainqueur, c'est celui qui trouve un travail. Le vaincu, c'est celui qui le perd. Telle est la réalité, et je ne vois pas pourquoi on doit se battre les uns contre les autres pour avancer sur ce terrain-là.

Philippe Lapousterle : Le gouvernement a mal pris que les syndicats, les centrales syndicales de salariés volent au secours du MEDEF. C'est une sainte alliance un peu étrange ?

Alain Deleu : Ce qui est vrai, c'est que les cinq centrales syndicales, et la CFTC en particulier, tiennent au régime paritaire parce qu'ils ont l'expérience de systèmes qui marchent bien, même si ça n'est pas forcément parfait. En tous les cas, ça marche, tout en responsabilisant les gens. C'est une manière d'attribuer à chacun sa place dans la société. Il fallait le défendre. On a donc voté au secours de la place des salariés, des chômeurs, dans la prise en compte des problèmes sociaux. Le MEDEF est un partenaire, et dieu sait s'il est important, avec les syndicats, et c'est cela qui fait la richesse de notre vie sociale française. Elle est souvent difficile, voire conflictuelle. On n'en avance pas moins ainsi.

Philippe Lapousterle : Êtes-vous certain que le MEDEF accepte, maintenant que cette concession a été faite, de rester dans les organismes paritaires de l'UNEDIC et de la Sécu ?

Alain Deleu : On sait bien qu'au MEDEF, il y a une tendance translibérale, depuis longtemps, à se retirer des régimes paritaires. C'est vrai que la tendance libérale trouve également son écho sur la gauche de l'échiquier politique, avec des centralisateurs qui, au fond, pensent que l'État et le citoyen, c'est bien. Il peut y avoir une alliance objective entre les libéraux et la gauche, les socialistes. Maintenant, au point où nous en sommes, je pense qu'il n'est plus possible au MEDEF de basculer dans cette alliance contre nature. Il ne pourra plus aller aussi loin qu'il le souhaitait. Maintenant, ça n'est pas gagné. On voit le bout de la crise devant, mais il n'est pas encore atteint.

Philippe Lapousterle : Est-ce que vous soutenez la revendication – non acquise encore des patrons – de voir s'appliquer les accords déjà signés avec certains syndicats l'an dernier ? Est-ce que vous, qui avez quelques accords avec eux, vous défendez avec eux, comme pour les recettes, le principe que les accords signés doivent s'appliquer, même si la loi est passée derrière ?

Alain Deleu : Les fédérations CFTC ont voté, ont signé ou n'ont pas signé les accords de branche. Cela dépend des cas. Évidemment, nous jugeons légitime qu'on mette en oeuvre les accords de branche que nous avons signés. Sinon, pourquoi les avoir effectivement signés ? Simplement, sur ce point, on ne va quand même pas mettre à feu et à sang les régimes paritaires sociaux parce qu'à la marge, la loi rabote des dispositions qui peut-être étaient allées un peu plus loin dans les accords de branche. On n'est quand même plus du tout dans le domaine de l'affrontement social total.

Philippe Lapousterle : Cinq syndicats de salariés – CFDT, CGT, FO, CGC et vous-même la CFTC – ont signé deux accords, deux déclarations communes, à quelques jours d'intervalle. Est-ce que c'est du nouveau dans la vie syndicale française ou est-ce que c'est uniquement lié à l'affaire des 35 heures ? Peut-on revoir cela à d'autres occasions dans les mois, les années qui viennent ?

Alain Deleu : Les 35 heures mettent tout le monde devant ses responsabilités. L'entreprise d'abord, puis au niveau des branches, et au niveau interprofessionnel, parce que c'est le réel au sujet duquel on discute. Cette loi vient percuter l'organisation de l'entreprise, des branches, tout le dispositif du réel. Or, dans la réalité, on doit savoir ce que l'on veut. Ou bien l'on est d'accord et on avance, ou bien l'on est en désaccord et on recule.

Philippe Lapousterle : Jusqu'à présent, c'est quand même le désaccord parmi les syndicats.

Alain Deleu : En effet. Prenons l'exemple de la perturbation qui est faite du mode de négociation, avec l'introduction de la démocratie directe [… illisible …] y aller sans crainte. Mais c'est un changement radical des relations sociales dans l'entreprise qui va probablement apparaître à terme comme étant très difficile à gérer. Le fait que la CGT, par exemple, en l'occurrence, n'ait pas suivi sa centrale sur ce point, permet à Mme Aubry de mettre en place ce dispositif qui va créer la zizanie et, au bout du compte, bouleverser le jeu social de l'entreprise sans vrai progrès, et ce avec le risque de syndicats maison, de syndicats jaunes, avec le risque d'affrontements, d'une démocratie directe difficile à contrôler, donc de démagogie…

Philippe Lapousterle : Vous avez perdu cette bataille ?

Alain Deleu : Je crains qu'elle le soit puisque la CGT le veut, pour des considérations qui sont les siennes. Mais j'espère que finalement, on pourra se comprendre là-dessus. Ça n'est pas le cas aujourd'hui.

Philippe Lapousterle : Est-ce qu'au bout du compte votre estimation sur les 35 heures, c'est « une usine à gaz », ou bien cela créera des emplois et c'est une bonne chose pour la vie sociale, pour la vie de l'entreprise, pour les salariés ?

Alain Deleu : C'est difficile de répondre. Pour nous, les 35 heures sont un moyen pour l'emploi et pour mieux vivre. Ça, c'est la théorie, l'objectif. Cet objectif peut-il être atteint ? Il l'est par la volonté des hommes. Il est vrai que la loi étant généralisatrice et, de ce fait, ne pouvant pas fixer un impératif emploi – on a perdu en route l'objectif emploi, il n'y a pas d'obligation d'employer – parce que la loi est généralisatrice, et non pas incitatrice, tout le monde doit y passer. Dans ces conditions, ce sera beaucoup plus difficile. Nous l'avons toujours dit. D'entrée, nous avons dit qu'il fallait une loi qui encourage, qui incite, qui facilité, et non pas une loi qui contraigne parce que c'est compliqué à mettre en oeuvre. On en est là, et l'on continuera à la CFTC à se battre dans le sens de l'emploi et des conditions de vie des gens, sachant que l'on va se heurter à toutes sortes de difficultés. Mais enfin, nous sommes là pour les affronter.