Texte intégral
Date : mardi 13 mai 1997
Source : RTL
Olivier Mazerolle : La ville de Cosne-sur-Loire a découvert avec stupeur les actes probables de pédophilie commis par un instituteur qui était à la fois bien noté et vénéré. Y a-t-il eu, pendant ces 30 années, une faute de l’Éducation nationale ?
François Bayrou : J’ai du mal à avoir une réponse précise sur le sujet. Il était à la retraite depuis quatre ans. Évidemment, du temps de la responsabilité que j’ai exercée, je n’ai pas d’éléments précis. Je veux simplement dire ceci : je ne crois pas qu’il y ait davantage de ces cas. Simplement, le voile se lève. Et c’est bien que le voile se lève. Trop d’enfants, quelquefois de familles, se sont tus pendant trop longtemps. Il faut que l’Éducation nationale, puisqu’elle est la plus grande institution que rencontrent les enfants, que fréquentent les enfants, soit particulièrement non seulement vigilante mais déterminée à lutter sans aucune faiblesse et avec des règles simples. Je vous en propose trois, et j’en propose trois à l’Éducation nationale : lorsqu’on entend quelque chose, on saisit la justice ; deuxième règle : si, dans l’enquête, quelqu’un est soupçonné – sans le condamner bien entendu, puisque c’est à la justice de le faire – on suspend au moins sa présence auprès des élèves ; troisième règle : si quelqu’un est condamné, il est radié.
Olivier Mazerolle : Ces règles sont appliquées ?
François Bayrou : Ce sont trois règles simples qui sont appliquées, qui sont en tout cas aujourd’hui les instructions données à l’Éducation nationale.
Olivier Mazerolle : Lionel Jospin a contre-attaqué sur le terrain de la morale : « Voter pour la droite, a-t-il dit, c’est donner la prime au mensonge, notamment le mensonge des promesses non tenues.
François Bayrou : Le mensonge et l’immoralité, à supposer que ces mots aient un sens en campagne électorale – je me méfie des déclarations outrancières – en dehors de cela, le mensonge, c’est naturellement de faire croire aux Français qu’on va pouvoir arranger leur situation, fournir une réponse, leur proposer un chemin pour sortir des difficultés de la crise avec des remèdes qui ne marchent et qui n’ont marché nulle part et qui ne marcheront jamais. Exemple : les 35 heures sans diminution de salaire et même avec augmentation de salaire – on a un peu de mal à s’y retrouver dans les promesses du programme socialiste – c’est un remède fallacieux, destiné à faire croire aux Français que la situation peut s’arranger sans efforts et donc, d’une certaine manière, à les tromper. Nous sommes en compétition économique mondiale, pour ne pas dire en guerre économique mondiale. Dans cette guerre économique mondiale, on ne peut pas s’en tirer en évitant les efforts que les autres font.
Olivier Mazerolle : Lionel Jospin parle de la hausse des impôts qui n’avait pas été annoncée pendant la campagne présidentielle.
François Bayrou : Il a fallu rétablir l’équilibre. L’équilibre avait été, lui, annoncé pendant la campagne présidentielle.
Olivier Mazerolle : Vous espérez, durant cette campagne, une nouvelle intervention du président de la République. Mais quel est son rôle précisément dans cette campagne ? C’est lui le chef de campagne ?
François Bayrou : Sous la Ve République, le président de la République inspire et entraîne les Français. Il a un rôle qui n’est pas seulement un rôle éloigné : il a un rôle d’entraînement. C’est ce rôle d’entraînement que le président de la République exerce. Il l’a fait au moment de la dissolution de l’Assemblée nationale en expliquant les enjeux. Il l’a fait par son intervention écrite. J’espère qu’il le fera avant le premier tour par une autre intervention publique.
Olivier Mazerolle : Selon un sondage Louis Harris, quatre Français sur cinq n’ont pas lu cette intervention écrite.
François Bayrou : Parce que, naturellement, tous les journaux ne l’ont pas reproduite. La presse quotidienne n’a pas, en France, la pénétration qu’elle a dans d’autres pays. C’était un mode d’expression que le président de la République avait choisi pour faire réfléchir. Les médias en ont suffisamment parlé pour que tout le monde en ait eu connaissance.
Olivier Mazerolle : Qui tient le gouvernail du programme de la majorité ? On entend des libéraux comme Alain Madelin, François Léotard ou Édouard Balladur, d’un côté ; de l’autre, on entend Philippe Séguin et Charles Pasqua, hostiles à une limitation du rôle de l’État. Au milieu, il y a Alain Juppé qui semble faire la synthèse.
François Bayrou : On ne peut pas représenter la majorité d’un pays sans que des difficultés différentes puissent s’exercer ou se faire entendre. Accordez-moi qu’il y a, dans chacun des deux camps, pour le moins des sensibilités différentes ! Je crois même que le camp de gauche est profondément divisé. Il est normal qu’il y ait des sensibilités différentes. Nous seulement, il faut l’accepter, mais il faut le souhaiter. Simplement, il faut qu’il y ait une cohérence. Cette cohérence, elle est définie à la fois par le programme de l’UDF et du RPR. On peut toujours discuter sur tel ou tel point mais il y a une cohérence d’ensemble. De cette cohérence, les responsables des deux grandes formations, ceux qui sont élus, et le Premier ministre qui conduit la campagne électorale, sont garants.
Olivier Mazerolle : On parle beaucoup de changement de méthode de gouvernement : Valéry Giscard d’Estaing en avait parlé ; Alain Juppé, en présence de Valéry Giscard d’Estaing, en a parlé hier soir ; vous-même en avez parlé. Qu’est-ce qui pourrait changer après ces élections ?
François Bayrou : Ces élections marquent, comme toutes les élections, mais spécialement au moment que nous sommes en train de vivre, une nouvelle étape, le début d’une nouvelle étape. C’est ainsi d’ailleurs que les Français souhaitent les entendre. Ils voient à la fois qu’il y a une règle du jeu, des contraintes, des forces mondiales qui sont en train de s’exprimer et que nous devons les connaître pour déterminer notre chemin et qu’il y a, en même temps, un projet français, un projet de société qui peut réunir les Français. Ce projet de société sera la nouvelle étape. Il n’ira pas sans une pratique démocratique nouvelle. Dans notre démocratie, c’est fini le temps où des gens décidaient d’en haut pour que d’autres obéissent en bas, où des experts prétendaient détenir la vérité en haut alors que l’expérience était ignorée en bas. Ce temps-là est fini. C’est cette inversion qui fait qu’on fait confiance au terrain, à ceux qui sont dans la responsabilité de la vie quotidienne. C’est cette inversion que nous appelons démocratie de participation, en reprenant les mots du général de Gaulle, qui va marquer le grand changement, le grand basculement de l’entrée dans le XXIe siècle. C’est là, en faisant confiance aux gens – permettez-moi de dire que c’est la méthode que j’ai utilisée pour faire la réforme de l’université –, en faisant en sorte que des réformes soient non subies, mais voulues.
Olivier Mazerolle : Qu’est-ce qui va changer, concrètement ?
François Bayrou : J’ai essayé de vous l’expliquer. Au lieu d’avoir des décisions solitaires prises par des experts, on a des décisions préparées avec des gens qui vont les vivre. Si vous dites que ça ne change pas, c’est que probablement il y a deux ou trois aspects de la société française qui sont ignorés ou oubliés. Je crois qu’il y a là de quoi montrer concrètement que quelque chose de différent est en train de naître dans la société, dans la démocratie française.
Olivier Mazerolle : Ce ne sera pas seulement des promesses ?
François Bayrou : Je viens de vous citer un exemple où cela n’a pas été seulement des promesses mais des réalités.
Date : mercredi 14 mai 1997
Source : Europe 1
François Bayrou : La multiplication des informations sur ce genre d’affaires dramatiques (les affaires de pédophilie, ndlr), et profondément choquantes, indique que le voile est en train de se lever. En réalité, elles sont, hélas, de tous les temps. On a vu même récemment l’une d’entre elles, celle de Cosne-sur-Loire, qui durait, dit-on, depuis 30 ans. Mais on n’osait pas en parler. D’une certaine manière les victimes avaient plus honte encore que leurs agresseurs. Et cette honte, cette peur d’en parler, était une alliée de ces agresseurs. On en a parlé et on a bien fait. Maintenant, le voile se lève. Alors je crois qu’il était important de montrer que pour que le voile continue à se lever, pour que personne ne soit protégé, tout le monde doit prendre sa part du travail. Et l’Éducation nationale doit prendre sa part aussi.
I. Moryoussef : Alors justement qu’est-ce qu’il faut faire ?
François Bayrou : Alors bien entendu il faut le faire avec prudence. Il ne faut pas qu’il y ait une psychose. Tout le monde se souvient de ce film avec Jacques Brel qui s’appelait « Les Risques du métier » où l’on voyait un homme, un instituteur, condamné sur une rumeur. Mais ce que nous avons apporté, c’est une définition très précise de ce qu’il faut faire, et donner des instructions sur ce point. Ce qu’il faut faire, c’est quoi ? Trois choses. Premièrement, si on a un soupçon, il faut qu’il y ait signalement. On saisit l’autorité compétente pour qu’on approfondisse les choses et qu’on ne ferme pas ses oreilles, qu’on ne fasse pas l’autruche en mettant la tête dans le sable. Deuxièmement, s’il y a confirmation et, en particulier, mise en examen, même avant le jugement – et sans vouloir juger à la place de la justice – il faut que les personnes en question soient exclues de la présence des enfants. Troisièmement, quand il y a condamnation, il faut qu’il y ait radiation. Autrement dit une procédure très simple qui ne se perd pas dans le sable mouvant administratif et qui consiste à éviter la complicité du silence.
I. Moryoussef : Votre circulaire ne dit pas un mot des enseignants. Or, les dernières affaires qui ont frappé les imaginations impliquaient des instituteurs ?
François Bayrou : La circulaire est entièrement consacrée aux enseignants. C’est entièrement de cela qu’elle parle. Pour les enseignants, il y a deux choses importantes : les procédures d’alerte d’un côté, et les procédures de précautions à prendre si jamais un enseignant vient à être impliqué dans ces choses-là.
Date : mercredi 14 mai 1997
Source : Le Figaro
Le Figaro : Les sondages vont et viennent. Ils sont aujourd’hui, à nouveau, favorables à votre camp. Mais un échec n’est jamais à exclure. Comment l’envisager, deux ans seulement après l’élection de Jacques Chirac ?
François Bayrou : Je crois que la majorité va gagner parce que les Français sont parfaitement conscients de ce qu’a été l’échec historique de la très longue expérience socialiste : échec économique, échec social. Même si pour la plupart d’entre eux, la majorité n’est pas apparue comme ayant résolu les problèmes sur tous les tableaux.
Le Figaro : Particulièrement sur un « tableau » essentiel puisqu’il avait été peint par Jacques Chirac lui-même, celui de l’abolition ou, du moins, de la résorption de la fracture sociale…
François Bayrou : Le procès perpétuel que l’on fait au président de la République sur ce sujet, je le ressens comme injuste. Je n’étais pas dans l’équipe du premier jour de Jacques Chirac, vous le savez. Je n’en suis que plus à l’aise pour dire qu’il ne se passe quasiment pas de Conseil des ministres sans que le président ne remette le sujet de la fracture sociale sur la table, sans ménager ses ministres. Il l’a fait pour les réquisitions d’immeuble au profit des plus pauvres. Il l’a fait pour les logements d’urgence. Il l’a fait pour les magasins de proximité qui font naître de la convivialité. Il l’a fait pour l’égalité des chances à l’école. C’est une constante de sa vision de la société.
Ce procès est injuste mais il mérite réflexion. Il signifie qu’un certain nombre de Français imaginent, rêvent que les combats sociaux justes devraient faire oublier les impératifs de bonne gestion et d’équilibre. Comme s’ils vivaient perpétuellement avec l’illusion qu’il existait quelque part une hotte du père Noël dans laquelle il suffirait de puiser pour tout résoudre. Or il n’y a justice durable que s’il y a bonne santé du pays. Et j’ai le souvenir précis que Jacques Chirac pendant la campagne présidentielle a constamment défendu cet équilibre.
Le Figaro : Le bilan serait donc un des atouts de la majorité de la campagne…
François Bayrou : La situation politique française depuis 20 ans se caractérise par un phénomène simple : le désarroi des Français leur a fait changer de majorité à chaque élection. En disant que je crois en la victoire de la majorité, je prédis donc un événement qui, en lui-même, sera une révolution. Ce choix traduira une maturité. Je ne vous dis pas que ce sera une adhésion enthousiaste et exaltée. Mais en pesant les deux projets et la crédibilité des deux équipes, les Français donneront l’avantage à l’équipe de la majorité. Parce qu’elle est plus cohérente et crédible dans ses engagements.
Le Figaro : La droite serait « crédible » et la gauche « floue » ?
François Bayrou : Je n’ai jamais parlé de flou pour les socialistes car je crois leurs engagements, hélas, parfaitement transparents. Je prends quatre exemples. Je trouve très claire l’annonce qu’on ne privatisera pas Air France et France Télécom. C’est le plus mauvais service à rendre à l’entreprise ! Elle n’est pas floue l’idée des 35 heures payées 39 et même avec augmentation de salaire. Mais c’est le plus mauvais service à rendre à l’emploi ! L’abrogation des lois Pasqua-Debré, c’est clair : mais c’est le plus mauvais service à rendre à la société française et aux immigrés ! La création de 700 000 emplois : c’est tout aussi clair ! Les socialistes croient que l’on peut créer l’emploi par la dépense publique, les impôts et les dettes, alors que nous croyons, au contraire, que l’emploi, de longue durée et stable, se crée par l’économie.
Le Figaro : Le projet de la majorité peut-il marquer comme le souhaitent un Denis Tillinac ou un Nicolas Sarkozy une « rupture » ?
François Bayrou : L’idée d’une rupture est minoritaire. Les responsables de la majorité et, avec eux, une partie importante des Français souhaitent qu’on ne leur mente pas sur la politique à conduire, que l’on affiche le cap – une France forte, dans une Europe forte – pour qu’un projet de société généreux soit porté par une économie vivante.
Le Figaro : Les discours sur le libéralisme donnent le tournis. On ne sait plus s’il doit être « tempéré », « ordonné », « corrigé », « maîtrisé » ou tout bonnement ce qu’il est…
François Bayrou : Je ne comprends pas ces disputes théoriques. Nous sommes en train de vivre, il faut en être conscient, non pas une, mais deux guerres mondiales simultanées. Il y a une guerre mondiale économique. Elle est impitoyable et on ne peut pas y survivre et la gagner en méprisant les lois de l’économie. Cela c’est le bon libéralisme. Or à mes yeux, on ne peut pas gagner la seconde guerre, celle des valeurs, en ne suivant que les lois de l’économie. La loi exclusive de l’économie conduirait à une société uniquement matérialiste. Nous aurions perdu la guerre des valeurs. Dans les deux cas, l’Europe est notre chance et notre arme principale. Elle peut nous assurer le succès économique et aussi, si nous sommes conscients et forts, porter notre projet de valeurs humanistes : générosité, altruisme, communauté. Je crois profondément que ce système de valeurs humanistes, si nous savons l’affirmer, peut servir de fédérateur à l’ensemble du projet de société européen.
Mais ces deux guerres mondiales sont intimement liées. Nous n’avons aucune chance de gagner le combat sur le projet, si nous ne le gagnons pas sur le plan économique. Il n’y a aucune chance qu’une éventuelle victoire économique soit acceptée à long terme par les citoyens si elle ne repose pas sur la conviction que l’économie est au service d’un élan généreux
Le Figaro : Du « nouvel élan », nous sommes passés à « l’élan partagé ». Que signifie ce glissement ?
François Bayrou : C’est très simple. Cela signifie que la dynamique en soi ne sert à rien si elle n’est pas soutenue, affectivement, par ceux qui en sont les acteurs. Il y a dans la politique une dimension humaine et affective et c’est ce partage qui est indispensable.
Le Figaro : Valéry Giscard d’Estaing n’a-t-il pas vu juste en insistant sur le désir des Français d’être gouvernés autrement ?
François Bayrou : Valéry Giscard d’Estaing a raison. Il a traduit avec force une attente profonde. On a voulu, à tort, donner à ses propos une intention malveillante. C’est au fond ce que veut dire « nouvel élan », « élan partagé ». Ces élections ouvrent une étape nouvelle. Les Français ne veulent plus subir leur destin et les réformes qui le préparent comme ils le font depuis 30 ans. Ils veulent en être les acteurs, réalisant ainsi d’une certaine manière le vœu prémonitoire du général de Gaulle quand il a défini la participation. Participer ce n’est pas seulement être consulté mais assumer une vraie coresponsabilité de tous les instants.
Cette méthode nouvelle de gouverner prend sans doute un peu de temps. Mais elle se révèle plus efficace que la méthode que l’on croit brutale et qui n’est que maladroite, méprisante pour les acteurs et, par nature, vouée à l’échec. La réforme de l’université, pour la première fois depuis des décennies, a été adoptée à la quasi-unanimité et n’a pas jeté les gens dans la rue.
Le Figaro : En deux ans à Matignon, Alain Juppé a-t-il su montrer qu’il souhaitait cette participation ?
François Bayrou : Oui. Les accusations contre lui sont injustes et presque indécente. Mon expérience de travail partagé avec lui est tout autre : il est amical dans la vie et, dans l’action, pénétré d’intérêt général. Peut-être une certaine timidité passe-t-elle pour de la distance. Mais je me garde de confondre ce qui est, chez lui, réserve et ce qui est, souvent, chez d’autres, démagogie et flatterie.
Le Figaro : Quels sont les points les plus convaincants du projet de la majorité ?
François Bayrou : La priorité des priorités est la baisse des charges, concentrée, non pas seulement sur les bas salaires, comme on le dit improprement, mais sur les centaines de milliers d’emplois qui n’existent pas encore parce que le niveau actuel du coût du travail empêche qu’on les crée. Ce sont de vrais emplois sous-tendus par un besoin économique qui n’est pas valorisable au niveau exorbitant qu’atteint actuellement l’addition salaires plus charges.
Le deuxième point fort, c’est la libération des initiatives dans l’économie française : l’emploi dépend autant de la capacité d’initiative que de son coût. Cette capacité a deux grands soutiens : la création d’une Europe forte avec une monnaie qui soit une arme aussi puissante que le dollar et, à l’intérieur de notre société, le droit à la récompense du travail, des initiatives et de la créativité qui passe, en particulier, par la baisse d’une certain nombre d’impôts.
Le Figaro : La dissolution voulue par le chef de l’État ne sera pas sans influence sur les institutions. Jusqu’où faudrait-il aller ?
François Bayrou : La dissolution est évidemment un indice d’évolution des institutions. Jacques Chirac se place sur la ligne d’un président entraîneur et capitaine de l’équipe plutôt que sur celle d’un président arbitre. La Ve République offre les deux options. Mais cette question institutionnelle est posée, il faudra forcément réfléchir aux dispositions institutionnelles qui formeront l’architecture de ce régime plus présidentiel. C’est une évolution de très grande importance et qui ne peut pas se limiter à des gadgets.
Le Figaro : Vous pensez à la limitation du cumul des mandats ?
François Bayrou : Entre autres, sans doute. Il y a une attente juste, celle de donner plus de poids à la décision politique dans notre démocratie. Mais les réponses doivent être bien pesées. Donne-t-on plus de poids aux politiques en les « technocratisant », en les éloignant des responsabilités locales ? Le crois le contraire. Je préférerais des dispositions simples pour vraiment limiter à deux mandats, un local, un national, et pas un de plus. Mais si j’étais le gouvernement, comme on dit au café du commerce, je préférerais des politiques qui ont les pieds dans la terre et dans la réalité sociale pour opposer une expérience de vie à une logique de dossier.
Date : jeudi 15 mai 1997
Source : RMC
Philippe Lapousterle : Vous vous êtes fait un peu désirer dans cette campagne ? Vos amis s’inquiétaient : où est François Bayrou ?
François Bayrou : C’est qu’ils ne participaient pas aux quelque quatre-vingts réunions que j’ai eues depuis le début de la campagne. Mais vous savez, il y a un problème en France : quand on est en province, un élu de province – je suis élu des Pyrénées – et que l’on fait campagne chez soi, les Parisiens ont quelquefois le sentiment que l’on n’est pas en France. Alors, je leur rappelle que les Pyrénées, c’est en France.
Philippe Lapousterle : Mais il y a quelques élus de province que l’on n’accusait pas de retenue. Confirmez-vous que vous avez adressé une circulaire aux établissement d’enseignement public et privé concernant la protection des enfants maltraités, après la découverte d’affaires graves de pédophilie en France ? Pourquoi avoir attendu si longtemps ?
François Bayrou : On avait travaillé avant mais l’opinion se rend bien compte que quelque chose se passe autour de ces phénomènes de maltraitance, autour des agressions d’enfant. Et ce n’est pas qu’il y ait probablement davantage d’agressions d’enfant, c’est que le voile se lève. Enfin, on se décide à parler, après tant et tant de silence. Et il faut que l’Éducation nationale, à sa place, sans céder à une psychose, contribue elle aussi à tout ce qui peut lever le voile et ne se laisse pas enfermer dans la loi du silence. C’est pourquoi j’ai fixé trois règles simples. La première, c’est : lorsqu’on entend quelque chose, on le signale et on ne cherche pas à se cacher la tête sous l’aile. La deuxième, c’est : lorsqu’une accusation est confirmée ou en tout cas qu’un soupçon est confirmé, suspension immédiate, de la présence des élèves, des enseignants qui pourraient être concernés ; et la troisième : lorsque quelqu’un est condamné, radiation.
Philippe Lapousterle : Application quand ?
François Bayrou : Application immédiate et notamment pour le signalement. Dernier mot enfin : bien entendu, il faut aussi se méfier de la rumeur. Jacques Brel avait fait autrefois un film qui s’appelait « Les Risques du métier » et qui racontait une rumeur de cet ordre qui manquait emporter la vie l’instituteur qu’il incarnait à l’écran. C’est aussi un risque. Toutes les rumeurs ne sont pas fondées.
Philippe Lapousterle : Qui va vérifier ?
François Bayrou : Les services d’enquête normaux, de police en particulier et de gendarmerie. Mais le fond du problème, c’est celui-là : ne pas contribuer à la loi du silence. Pendant longtemps, les victimes avaient si profondément honte qu’elles étaient, d’une certaine manière, les meilleurs alliés de leurs agresseurs.
Philippe Lapousterle : Un mot sur la réforme que vous avez signée et dont vous êtes légitimement fier. On entend maintenant les syndicats Unef et Unef-ID, qui viennent de renouveler leurs bureaux, dire qu’ils feront grève à la rentrée. Êtes-vous certain que la réforme s’appliquera ? Vous survivra ?
François Bayrou : Je suis certain que la réforme s’appliquera et si vous avez lu les délibérations de ces syndicats étudiants, ils disent quelque chose qui, au fond, est à la fois nouveau et profond. Ils disent : nous exigerons l’application de la réforme de quelque gouvernement que ce soit. Et c’est très encourageant lorsqu’une réforme devient la propriété de ceux pour qui elle est faite, qu’ils veulent la défendre envers et contre tous. Moi, je trouve que c’est un très bon signe et très encourageant ; au-delà il y a toujours, dans les syndicats étudiants, une manière de présenter les choses : il faut toujours présenter les choses de manière un peu conquérante.
Philippe Lapousterle : Campagne électorale, « où est le programme ? » demande M. Jospin régulièrement depuis quelques jours, dans chacune de ses interventions publiques. Pourquoi ne pas avoir publié un programme distribué à tout le monde ?
François Bayrou : On a publié un programme distribué à tout le monde et j’ai lu hier qu’un député avait pris l’initiative de lui envoyer. Je trouve cette initiative heureuse.
Philippe Lapousterle : On a entendu vos amis, Valéry Giscard d’Estaing, M. Méhaignerie, d’autres au RPR, M. Toubon, M. Raoult par exemple, faire savoir le désir de voir M. Juppé quitter la tête du gouvernement si la majorité remportait les élections. C’est le moment précis que vous choisissez, M. Bayrou, pour soutenir M. Juppé de manière haute et forte. Est-ce que ce serait une bonne nouvelle pour vous, si la majorité remportait les élections, que M. Juppé soit nommé par le président de la République à Matignon ?
François Bayrou : C’est la décision du président de la République.
Philippe Lapousterle : J’ai bien compris, je vous demandais si ce serait une bonne nouvelle ?
François Bayrou : C’est la décision du président de la République et rien n’est pire que de polluer la campagne, qui est une campagne projet contre projet, en en faisant une campagne nom contre nom, personne contre personne et en allant, spéculant de radio en radio, sur qui pourrait, le jour venu.
Philippe Lapousterle : Et pourtant, des responsables le font ?
François Bayrou : Oui mais je n’en suis pas, chacun son style. Qui pourra, le jour venu ? Celui que le président de la République considérera comme étant en situation de conduire la politique de la France, article 20 de la Constitution.
Philippe Lapousterle : Votre campagne, et la campagne de la majorité, est associée aux slogans « Le nouvel élan » ou « L’élan partagé. » Quelles devraient être, d’après vous, les premières décisions urgentes que devraient prendre la nouvelle majorité et le nouveau gouvernement ?
François Bayrou : Moi, je ne pense pas qu’il faille poser les choses dans ces termes de si grande urgence. Si on a dissous l’Assemblée nationale, si on fait de nouvelles élections, c’est pour avoir cinq ans. Il est important d’avoir un calendrier. Alain Juppé a dit quarante jours, six mois, cinq ans. C’est important mais ce qui est encore plus important, c’est d’avoir le sentiment qu’on a le temps et qu’on peut labourer profondément. Il faut marquer la nouvelle étape par un pas différent, par un style différent, par une manière de gouverner qui tienne compte des aspirations des Français, et qu’Alain Juppé lui-même – et je suis de cet avis – met sous le signe de la démocratie de participation. C’est-à-dire qu’il faut que les gens du terrain aient une plus grande place dans les décisions qui vont se prendre. Elles ne sont pas prises contre eux, elles ne sont pas prises sans eux, elles sont prises avec eux. Pour le reste, à mon avis, l’urgence c’est l’emploi et l’urgence pour l’emploi, c’est la baisse des charges.
Philippe Lapousterle : L’emploi précisément. C’est le drame numéro un de tous les Français. La gauche promet, si elle est élue, 700 000 emplois en deux ans. Cela peut intéresser quand même quelques Français. Combien d’emplois la majorité promet-elle ?
François Bayrou : Je ne promets pas et nous ne promettons pas parce que c’est à coups de promesse dont on vérifie ensuite qu’elles ne se tiennent pas – je pense au million d’emplois que François Mitterrand promettait en 1981 – que l’on décourage. Et les Français ne participent pas à la vie démocratique.
Philippe Lapousterle : On est incapable de leur assurer des emplois supplémentaires ?
François Bayrou : Pas du tout ! Je pense qu’il y a des gisements de plusieurs centaines de milliers d’emplois disponibles à condition que ce soit de vrais emplois, c’est-à-dire des emplois payés par l’économie et non pas des emplois payés par les contribuables ou par la dette. Parce que si je comprends bien : quand on a un déficit important, qu’on annonce qu’on ne fera pas d’impôts nouveaux, toutes les dépenses supplémentaires seront affectées sur le déficit et donc sur la dette de la France. Le déficit, ça n’existe pas : un franc de déficit, c’est un franc de dette, un franc que vous empruntez à l’étranger, exactement comme un ménage emprunte à sa banque quand il ne peut pas faire les fins de mois. C’est exactement la même chose. Eh bien, je dis que les vrais emplois, ce sont des emplois créés par l’économie et qui sont ainsi soutenus par une activité réelle. Or, moi, ce que je remarque en campagne électorale – c’est ma quatre-vingt ou quatre-vingt-cinquième réunion, je ne sais plus – c’est que l’on rencontre très souvent des artisans, des responsables de petites et moyennes entreprises, des agriculteurs qui disent que, du travail, ils en auraient. Simplement, le travail qu’ils auraient, ils ne peuvent pas le payer ce que coûte le Smic plus les charges, c’est-à-dire 9 400 francs pour 5 000 francs qui reviennent réellement au salarié. C’est sur ces charges-là, sur ce qui renchérit le coût du travail qu’à mon avis, il importe de concentrer les efforts pour que se débloque ce gisement d’emplois.
Philippe Lapousterle : Pourquoi ne pas l’avoir fait ?
François Bayrou : On l’a fait un peu puisqu’on a baissé de 15% les charges sur le Smic. Parce qu’il fallait d’abord rétablir les équilibres.
Date : jeudi 15 mai 1997
Source : Sud Ouest
Sud Ouest : L’UDF semble dans cette campagne faire preuve d’une certaine timidité à propos de l’Europe. Est-ce pour ne faire nulle peine, même légère, au RPR ?
François Bayrou : J’ai dû faire, depuis le début de la campagne, quelque cinquante ou soixante réunions publiques. L’Europe, son avenir et son destin ont été mon thème principal parce que je crois que c’est la question principale. Nous assistons à une grande réconciliation que j’attendais depuis longtemps entre ceux, dans la majorité, qui croient à la France et ceux qui croient à l’Europe. Tout le monde se rend compte que c’est désormais la même foi. La polémique y perd, mais la France y gagne.
Sud Ouest : Tout de même… Des conceptions différentes de la construction européenne continuent à coexister. Comment résumeriez-vous le débat ?
François Bayrou : Deux projets pour l’Europe sont en présence. L’un dont l’objectif est économique et qui s’assigne pour mission de favoriser le développement des affaires. C’est la vision traditionnelle des Anglais. L’autre projet porte sur une Europe puissante impliquant à la fois une économie en expansion et un idéal de société. C’est le modèle français et allemand, c’est le modèle conçu par les grands leaders démocrates-chrétiens qui ont fait naître la grande aventure européenne. Cette question est plus d’actualité que jamais, elle conditionne même, pour moi, l’avenir du projet européen.
Sud Ouest : En quoi les conceptions « sociales-libérales » de Force démocrate sont-elles si éloignées de celles du PS ?
François Bayrou : Rien n’est plus vide de sens que le débat de mots entre libéral et social. Si l’on veut que la solidarité, la générosité soient notre idéal commun, il faut que nous ayons, tous ensemble, les moyens de cette générosité. Qui peut croire que l’on puisse durablement distribuer ce que l’on ne réussirait pas à créer ? Pour partager, il faut qu’il y ait quelque chose à partager. Le monde entier s’en est rendu compte : regardez Tony Blair. L’opinion publique le sait aussi. Sur ce point, les jours qui viennent en apporteront la preuve, le Parti socialiste est en retard sur les Français, y compris sur ceux des Français dont la conviction est à gauche. Ceux-là ne croient pas plus que les autres au programme du PS. Ce retard va coûter très cher au parti de M. Jospin.
Sud Ouest : Votre méthode de négociation a été remarquée au ministère de l’Éducation nationale. Est-ce qu’elle pourrait réussir ailleurs ?
François Bayrou : L’Éducation nationale était un formidable laboratoire pour cette pratique nouvelle. Depuis des années, pour ne pas dire des décennies, toutes les réformes proposées dans ce secteur s’étaient soldées par des accidents, et quelquefois des accidents graves. Or, je ne voulais pas me résoudre à accepter l’opinion généralement répandue selon laquelle les enseignants, les universitaires, les étudiants étaient en réalité des conservateurs uniquement préoccupés de corporatisme. Je pensais qu’au contraire, tous ceux que je connaissais, et j’en connaissais beaucoup, étaient généreux et épris d’idéal. Dès lors, pour moi, le problème était dans la méthode.
Avec le soutien continuel d’Alain Juppé, j’ai donc essayé une autre approche. Je la résume : on ne peut plus décider en haut et attendre du terrain « en bas » qu’il se contente d’obéir. Ce sont des pratiques d’un autre temps. On voit aujourd’hui que cela a marché. Cette pratique n’est pas autre chose que la participation, définie par le général de Gaulle, et qui, c’est vrai, n’avait pas souvent été pratiquée dans la réalité. Cela peut-il s’appliquer ailleurs ? Je le crois. Et même, j’ai la conviction qu’il n’y a pas d’autre chemin possible. Les blocages sont tels qu’il faut changer d’approche, imaginer un « élan partagé » au lieu de l’élan imposé.
Sud Ouest : Pour être plus précis, êtes-vous candidat à d’autres fonctions que celles que vous occupez ?
François Bayrou : Dans ces affaires, je ne fais pas de plan. Je n’ai qu’une loi, c’est le vers de Victor Hugo : « L’avenir, l’avenir, l’avenir est à Dieu. » Et, entre nous, c’est comme ça qu’il est dans les meilleures mains.
Sud Ouest : Comment expliquez-vous, pour en revenir à l’éducation, qu’autant d’affaires de pédophilie éclatent en même temps (lire aussi en page faits divers) ?
François Bayrou : Tout le monde l’a compris. Il se passe quelque chose de très important. Le voile se lève enfin sur des drames si lourds que les victimes en étaient amenées à se taire autant que les coupables. D’une certaine manière, ces victimes innocentes avaient plus honte encore que n’auraient dû avoir honte leurs agresseurs.
Le mur du silence est enfin brisé. L’Éducation nationale a sa part à prendre de cette transparence enfin obtenue. J’ai édicté trois règles simples. Tout doute, tout soupçon doit d’abord profiter aux enfants. Sans condamner sur des rumeurs, il faut signaler tout bruit inquiétant et lancer des enquêtes. S’il y a renforcement du soupçon, en particulier mise en examen, il faut, sans préjuger de l’avis de la justice, suspendre la présence auprès d’élèves des fonctionnaires qui pourraient être concernés. S’il y a condamnation, il faut qu’il y ait révocation. Nous devons aide et protection aux enfants qui nous sont confiés.
Sud Ouest : Votre première campagne s’est déroulée à Pau en 1978. Presque vingt ans après, celle d’aujourd’hui vous paraît-elle aussi morose qu’on le dit ?
François Bayrou : Je suis surpris par un paradoxe. Tout le monde dit, à l’envi, que la campagne n’intéresse pas. Or, il n’y a jamais eu autant de candidats, 20% de plus qu’en 1993, et, je le vérifie en Béarn, jamais autant de participation aux réunions. Ce que je crois, c’est que les Français ont parfaitement compris ce qui va se jouer, le nouveau visage de l’avenir qui est en jeu. Pour eux, l’enjeu est grave, et c’est parce qu’il est grave qu’ils vont faire le choix le plus courageux et le plus lucide.