Texte intégral
Date : 9 mai 1997
Source : Les Échos
Les Échos : L’indifférence qui se dégage de la campagne électorale ne vient-elle pas du fait que les partis ont du mal à avancer des solutions novatrices ?
Jean Borotra : J’ai effectivement le sentiment que le message a du mal à passer. D’abord, parce que les solutions requises s’appliquent à un milieu très complexe. Ensuite, parce que le monde politique utilise trop souvent, à droite, ou à gauche, les mêmes mots et le même langage, alors que, derrière cela, se cachent des logiques opposées au plan économique. Mais les gens ont le sentiment que, finalement, il y a peu de différence entre les messages exprimés par des personnes qui, la plupart du temps, sortent du même moule culturel. C’est un des problèmes graves du monde politique, l’absence de diversité des expériences.
Les Échos : Peut-on mobiliser une majorité de citoyens sur l’objectif de diminution des déficits publics ?
Jean Borotra : La réduction des déficits, de l’endettement, la baisse des charges ne sont que des moyens pour réactiver une dynamique économique. Si on fait campagne exclusivement là-dessus, naturellement, il n’y a pas de quoi provoquer une adhésion enthousiaste. Mais tout le monde doit bien comprendre que c’est absolument nécessaire. La ligne de démarcation entre la droite et la gauche est là. La gauche pratique une logique de la restriction économique. Elle constate qu’elle est dans l’incapacité d’élargir le gâteau et elle ne se pose qu’une question : savoir comment on peut le partager autrement. Notre approche est différente : notre responsabilité est de mettre en œuvre une logique de la croissance. À cet égard, il faut jouer sur trois leviers. D’abord, revenir à la priorité industrielle. Ensuite, il fout renforcer la compétitivité des entreprises en baissant les charges qui pèsent sur le coût du travail, et de préférence sur les bas salaires. Je considère que les aides apportées à l’emploi ne sont pas, globalement, suffisamment efficaces pour qu’on puisse les perpétuer dans l’avenir. On dépense 120 milliards d’aides à l’emploi ; il faut les réduire de 60 milliards et affecter 30 milliards à l’abaissement des charges et 30 autres à la baisse du déficit. Enfin, il faut mettre en œuvre une politique beaucoup plus volontariste de création et de réussite des entreprises créées. C’est seulement sur une telle logique de croissance que l’on peut préserver et renforcer notre modèle social.
Les Échos : L’industrie française est-elle bien armée aujourd’hui pour soutenir cette logique de croissance
Jean Borotra : Il faut élargir le socle industriel en renforçant les très grandes entreprises de niveau mondial, qui ont la maîtrise des technologies mûres, et les ouvrir à des partenariats européens et mondiaux. En ce qui concerne les PME, il faut séparer les très petites entreprises des entreprises à potentiel de croissance. Aux premières, il faut laisser plus de liberté, en particulier au plan de l’embauche. Arrêtons le « harcèlement textuel ». Pour les secondes, il importe de « mettre du carburant » dans les mécanismes prévus pour leur développement : aides à l’innovation, accès à la normalisation, etc. Je propose qu’on exonère de la base de la taxe professionnelle deux types de dépenses : celles effectuées dans le domaine de la normalisation et de la certification, et les investissements non productifs.
Les Échos : N’est-il pas légitime de se tourner vers les entreprises publiques et les collectivités locales pour créer des centaines de millions d’emplois, comme le propose le PS ?
Jean Borotra : Quand on me dit : on va créer 350 000 emplois dans la fonction publique, je réponds que cela va coûter 20 milliards de francs. On prend où l’argent ? Si ont créé les 350 000 emplois publics à 70 milliards et qu’on ne fait pas l’ouverture du capital de France Télécom à 50 milliards, il manque 120 milliards. Où les trouve-t-on ? C’est une conception de l’économie assistée. C’est une conception fausse des conditions dans lesquelles peuvent se créer des emplois stables et durables. Il n’y a que la compétitivité, c’est-à-dire l’accès à de nouveaux marchés et la création de nouvelles richesses, qui peut fonder des emplois stables et rendre possible l’effort nécessaire de redistribution. S’engager dans une autre voie, c’est accroître les déficits et l’endettement, et asphyxier l’économie.
Les Échos : Les ratages intervenus dans certaines privatisations, comme Thomson, ne donnent-ils pas des arguments au PS pour remettre en cause ces opérations ?
Jean Borotra : Je m’étonne d’entendre que le PS est prêt à envisager la remise en cause de la décision de fermeture de Vilvoorde par Renault, qui, je le rappelle, est désormais une entreprise privée. Je m’étonne d’entendre M. Jospin expliquer qu’un ne va pas ouvrir le capital de France Télécom, alors que cette entreprise va être confrontée, à partir du 1er janvier prochain, à une situation de concurrence. Trente-cinq ans de vie professionnelle m’ont appris que toutes les entreprises du secteur concurrentiel doivent ouvrir leur capital au privé. C’est le seul moyen pour qu’elles puissent faire face aux conditions de la concurrence et de trouver par leur propre gestion sur le marché les moyens d’assurer leur développement.
Je ne crois pas à l’entreprise citoyenne, qui est un slogan politique mais pas une réalité de l’entreprise. L’entreprise a une vocation : assurer sa pérennité et sa croissance. Et, pour ça, elle doit se donner, dans le respect du personnel, de ses clients, de ses fournisseurs, les moyens de rester compétitive. Sans ça, elle ne remplit pas son rôle. Le politique a une seule mission : créer l’environnement adéquat au développement des entreprises et laisser en paix les patrons dans leurs responsabilités, pourvu que l’entreprise fasse respecter, par le dialogue, la cohésion sociale nécessaire à son bon fonctionnement.
Date : 14 mai 1997
Source : Les Échos
Les Échos : Il y a aujourd’hui débat politique avec les socialistes sur l’ouverture du capital de France Télécom. Cette opération est-elle vraiment indispensable ?
François Fillon : Totalement. Le discours tenu par les socialistes est irréaliste, dangereux pour l’entreprise et vraisemblablement inspiré par leur accord électoral avec le PCF. Aujourd’hui, personne ne remet en cause l’ouverture du marché des télécoms, pas plus que le changement de statut de France Télécom. Le 1er janvier, notre opérateur national à un rendez-vous inéluctable avec la concurrence. La question est donc de savoir si France Télécom aura les moyens de se battre à armes égales. En Europe, pratiquement tous les opérateurs sont privatisés ou en voie de l’être. On n’imagine pas que France Télécom soit le seul opérateur restant propriétaire intégrale de l’État. Ce serait une contrainte insupportable et le risque rapide d’une remise en cause des accords internationaux, notamment avec Deutsche Telekom et Sprint.
Contrairement aux socialistes français, les sociaux-démocrates que je rencontre régulièrement à Bruxelles, notamment ceux d’Europe du Nord et des Pays-Bas, sont beaucoup plus libéraux que nous ! Même en Italie, les socialistes s’engagent résolument pour la privatisation de leur opérateur téléphonique, la STET. Il y a un décalage formidable entre l’évolution réalistes des partis socialistes en Europe et celle du PS en France. Cela se voit de façon très claire sur France Télécom.
Les Échos : Le calendrier actuel est-il impératif ?
François Fillon : Nous n’avons pas de mou dans le calendrier. Il faut absolument que l’ouverture du capital ait lieu avant l’été. D’abord parce qu’il ne faut pas déstabiliser l’entreprise dans son effort de préparation à la concurrence, ensuite parce qu’il y a d’autres privatisations qui attendent en Europe. Notre créneau sur les marchés financiers est l’un des derniers disponibles. Enfin, l’emprunt Balladur arrive à échéance en juillet, il était important de permettre à ces épargnants de pouvoir réinvestir leur patrimoine.
Les Échos : Quelle part du capital sera mise sur le marché ?
François Fillon : Le Gouvernement fera ses choix en fonction de l’état du marché. Si, à la mi-juin, le marché est porteur comme aujourd’hui, les 50 milliards annoncés ici ou là sont réalistes. S’il est moins porteur, ce sera moins. On ne peut, en tout cas pas sérieusement, annoncer aujourd’hui des chiffres plus précis.
Les Échos : Prévoyez-vous toujours de placer une deuxième tranche ultérieurement ?
François Fillon : C’est toujours envisagé. Cela permettra aussi d’éventuelles participations croisées avec les alliés de France Télécom.
Les Échos : Alain Juppé vous a récemment chargé de concocter un plan pour le développement du multimédia. Va-t-il passer aux oubliettes ?
François Fillon : C’est vrai, j’avais préparé un projet. Le Premier ministre l’avait validé. La dissolution de l’Assemblée nationale a empêché qu’il soit présenté en mai. Il est prêt à l’emploi. Notre idée de base est que l’État, comme dans tous les autres pays, doit jouer un rôle incitatif dans les domaines de l’éducation, des foyers, des entreprises et de l’administration. Sur l’éducation, nous voulons réaliser en trois ans l’équipement complet des collèges, de façon que chaque élève puisse utiliser au moins une heure par semaine un ordinateur multimédia. Au départ, il s’agit de mettre un ordinateur pour quinze élèves. Cette mesure coûtera de l’ordre de 3 milliards de francs, qui pourraient être supportés à parts égales par les entreprises, les collectivités locales et l’État. L’objectif suivant, à horizon de cinq ans, est que chaque enfant ait sur son bureau un terminal multimédia.
En ce qui concerne l’équipement des foyers, nous sommes persuadés qu’il est possible d’obtenir avant l’été cette baisse de la TVA de 20,6 % à 5,5 % sur les CD-ROM et les services en ligne promise par Jacques Chirac. Si la directive européenne ne peut être modifiée rapidement, nous pourrions le faire en assimilant les CD-ROM et les services en ligne notamment à des droits d’auteurs taxables à 5,5 %.
Les Échos : Et les entreprises ?
François Fillon : Les enjeux pour nos entreprises sont considérables. Notre idée est d’élargir les aides actuelles à l’innovation aux technologies de l’information. Dans le cadre des fonds régionaux d’aide au conseil (FRAC), une PME pourra être aidée à créer un site internet, mettre son catalogue en ligne et faire du commerce électronique. De même, l’embauche d’un cadre sur ce sujet pourra être soutenue par l’aide au recrutement des cadres (ARC). Enfin, en ce qui concerne les administrations, les services, notamment ceux qui touchent aux formulaires à remplir, type Urssaf ou déclaration de revenus par exemple, devront être mis en ligne. Si le nouveau gouvernement le veut bien, ce plan peut être mis en œuvre dès l’automne prochain. Je suis convaincu qu’avec un effort de 3 à 4 milliards de francs, dans les trois ans qui viennent nous pouvons, si ce n’est rattraper intégralement notre retard, du moins redresser la courbe. Il y va de la croissance et des emplois futurs.