Déclaration de M. Xavier Emmanuelli, secrétaire d’État chargé de l'action humanitaire d'urgence, sur les principes et les propositions du projet de loi de cohésion sociale, à l'Assemblée nationale le 15 avril 1997.

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Intervenant(s) : 
  • Xavier Emmanuelli - Secrétaire d’État chargé de l'action humanitaire d'urgence

Circonstance : Débat sur le projet de loi de cohésion sociale, à l'Assemblée nationale du 15 au 21 avril 1997

Texte intégral

Comme l’a bien montré le président de la République quand il l’a diagnostiquée, la fracture sociale augmente et brise la cohérence et le sens du « vivre ensemble ».

Elle ne s’est pas installée en quelques jours ou en quelques semaines ; elle a mis des années à se constituer, et elle a grandi insidieusement, jusqu’à ce que la souffrance sociale soit trop aiguë, trop perceptible, touchant trop de gens. Alors il a fallu avoir le courage de considérer le phénomène avec un regard nouveau et volontaire. Oui, il existe bien dans notre pays une fracture sociale. Elle est même, comme l’on dit en médecine, « comminutive », c’est-à-dire faite de très nombreuses ruptures. Rupture entre les hommes, rupture entre les hommes et les institutions, rupture entre les institutions elles-mêmes… Et cette fracture est lourde de menaces pour notre démocratie.

C’est bien le sentiment d’appartenance à la communauté nationale qui est atteint et, si l’on n’y prend garde, le risque de perdre l’amour et la pratique des valeurs de la République pourrait gagner de proche en proche.

L’appartenance citoyenne est malade.

Si en médecine, la fracture est désignée comme une lésion osseuse formée par une solution de continuité avec ou sans déplacement de fragments, dans tous les cas elle est d’abord une souffrance. Et je trouve, à ce titre, l’analogie appliquée au domaine social terriblement parlante, car tout y est :
    - la lésion qui est une blessure ;
    - une blessure qui touche l’os : élément constitutif de la charpente, du squelette. Il nous faut tenir debout, il est le fondement anatomique de l’identité et de l’autonomie de l’homme ; s’il y a solution de continuité, c’est ce fondement même qui est atteint.

Qui plus est, cette fracture sociale me semble, je l’ai dit plus haut, être une fracture multiple. Mais cette lésion n’est pas inguérissable. Médecin réanimateur, je ne me suis jamais résigné. Politique, je refuse de croire à la fatalité. La mission du politique est de comprendre, d’accompagner et d’anticiper. Et la souffrance, qu’elle soit organique ou sociale, la souffrance se traite et se guérit.

C’est ce qui fonde ma conviction politique et justifie mon engagement.

Je ne suis ni pessimiste, ni immobiliste, ni passéiste, et c’est très exactement pour cela que j’ai travaillé à ce projet de loi.

C’est un projet ambitieux, mobilisateur, un projet qui, prenant en compte les métamorphoses à l’œuvre dans notre société, affiche une volonté, fixe un cap et réaffirme l’espérance républicaine.

Le fil conducteur qui a présidé à son élaboration est la restauration de la citoyenneté. La méthode qu’il instaure prend acte de l’expérience de plus de dix années de décentralisation et de presque autant d’années de mise en œuvre des premières lois suscitées par l’aggravation de l’exclusion sociale.

Elle tire une large part de son inspiration des nombreuses expériences menée au plus près du terrain, depuis plusieurs années, notamment par les associations.

Elle propose de donner aux acteurs locaux un ensemble de moyens d’outils coordonnés, maillés pour qu’ils inventent eux-mêmes les réponses locales pour l’insertion.

On l’a souvent dit mais il faut le redire, trois principes la fondent :
    - le premier est l’accès de tous aux droits de tous. Il ne peut y avoir deux sortes de droit : celui des exclus et celui des autres, car il ne peut y avoir deux sortes de citoyens ;
    - le deuxième est la volonté de remettre la personne au centre de notre démarche et de notre action : il faut aller au-devant des personnes, et construire avec elles des réponses personnalisées conformes à leur demande. Ce n’est pas à la personne de s’adapter à l’institution mais à l’institution de se réformer pour s’adapter à la personne. Cela nous concerne tous et cela représente sans doute une rupture avec une certaine façon de penser ou de vivre nos institutions ou notre administration ;
    - le troisième est de dépasser définitivement les approches catégorielles « verticales » par le type de public : jeunes, Rmistes, personnes âgées, handicapés… pour développer des réponses d’insertion globales (santé logement, emploi-formation, culture, etc.) dans le cadre de politiques qui résultent de la mutualisation des talents, des compétences et des moyens de tous les acteurs locaux.

Ce projet de loi ne crée pas de droits nouveaux. Il renforce les droits existants.

Je ne sais si l’on aurait fait plus dans une conjoncture moins difficile que celle de la construction européenne et de la reconstruction mondiale que nous traversons. Je ne sais si l’on aurait fait mieux avec les bouleversements culturels et les changements d’habitudes et de coutumes qui nous sont imposés dans nos vies quotidiennes, mais ce que je puis dire c’est que la loi de cohésion sociale est une loi d’orientation qui fixe un cadre et désigne un cap, inaugure une méthode renouvelée, globale, active, de prévention et de réponse à l’exclusion, je pense particulièrement à l’activation des dépenses passives.

Il ne s’agit donc pas de créer du droit pour créer du droit, comme une fuite dans laquelle on se réfugie faute de savoir donner la vie au droit existant, mais sans doute de le faire évoluer pour l’adapter aux problèmes que nous affrontons.

En matière de lutte contre l’exclusion, notre arsenal législatif et administratif est dense : loi sur le RMI, loi Besson, loi sur le pacte de relance pour la ville, plan Périssol pour les logements d’urgence, dispositifs pour les jeunes, pour l’emploi…

L’ambition de ce projet de loi est d’impulser une nouvelle philosophie pour l’action, de créer des chaînons manquants du droit existant (droits civiques, réquisitions, CIL…) et de les mettre en perspective.

À cet égard, je tiens à souligner un des aspects de ce projet de loi, qui ne l’a pas été assez à mon sens jusque-là :
    1) Il prévoit, en son article 51, une évaluation tous les deux ans de l’action menée (fondée sur les travaux de l’Observatoire national de la pauvreté et du Conseil national de la lutte contre l’exclusion).
    2) Il est accompagné, de par la volonté du Premier ministre, d’un programme d’action qui lui donne corps et met en cohérence l’ensemble des dispositifs existants ou à venir concourant à la création de réponses adaptées.

Le programme d’action est en quelque sorte le mode d’emploi, le guide pratique et la concrétisation de la loi.

Bien loin d’un corps de droit figé, le projet de loi instaure donc un processus continu d’action et d’ajustement inscrit dans le temps, qui marque une avancée essentielle à mes yeux puisqu’elle appelle à une mobilisation et à une adaptation permanentes des acteurs aux évolutions de notre société… C’est cette dynamique qui manque souvent à nos institutions quand on les imagine figées une fois pour toute comme des tables de la loi sculptées dans le marbre définitivement.

C’est en cela que la loi qui vous est proposée marque une rupture avec le passé et, prenant appui sur ses enseignements, inaugure une approche renouvelée des modalités d’action fondée sur les principes que j’ai rappelés plus haut.

En dehors des éléments présentés par Jacques Barrot, je rappellerai brièvement, puisque nous les examinons dans le détail dès demain, ce que propose la loi :

I. – Un accès effectif aux droits fondamentaux

La citoyenneté commence par l’exercice effectif des droits (et des devoirs). C’est la base de la cohésion sociale.

Les personnes exclues ou en voie d’exclusion ont perdu leurs repères, ne connaissent généralement pas leurs droits et, livrées à elles-mêmes, ne sont donc pas en capacité de les faire valoir.

Afin d’indiquer clairement la volonté du législateur de rendre l’accès aux droits fondamentaux effectif pour les personnes qui en sont le plus éloignées, ces droits font l’objet des premiers articles du projet de loi.

L’État, les collectivités territoriales et les organismes de protection sociale prendront toutes les dispositions nécessaires pour informer les personnes sur leurs droits et les aider à les mettre en œuvre dans les meilleurs délais.

Un dispositif d’accueil et d’orientation, de veille sociale sera instauré sur tout le territoire.

Un médiateur indépendant sera par ailleurs nommé pour faciliter le règlement des litiges éventuels entre les organismes de sécurité sociale et leurs ayants droit.

La vie familiale sera mieux prise en compte dans les différents dispositifs.

Pour les personnes les plus marginalisées, celles qui sont sans domicile fixe, le projet de loi organise les conditions de leur accès au droit de vote et à l’aide juridictionnelle.

Le projet de loi prévoit en outre que le plan départemental d’insertion et de lutte contre l’exclusion présentera un bilan des actions liées à l’accès à l’aide juridictionnelle et au droit à l’aide juridique, afin d’en suivre l’exécution :

II. – L’accès aux soins et la santé publique

En matière d’accès aux soins, le projet de loi de cohésion sociale constitue le premier volet d’un ensemble qui sera complété par la généralisation de l’assurance maladie.

Il permettra de faire bénéficier d’un examen de médecine préventive les publics qui ne bénéficient pas de la médecine du travail. À terme, ce sont 350 000 à 400 000 bilans qui seront réalisés chaque année, car la loi ne servira la cohésion sociale que si elle intègre la dimension préventive.

Cet effort de prévention doit s’accompagner d’une adaptation à la demande de soins des plus pauvres, car c’est souvent sur le mode de l’urgence que sa manifeste la demande d’aide médicale, sociale ou psychologique, et cette demande s’adresse dans la plupart des cas même si cela n’est pas adapté à l’hôpital. Aussi la loi affirme-t-elle clairement que la lutte contre l’exclusion est une mission du service public hospitalier.

Mais l’effort d’organisation des soins ne doit pas se limiter à l’hôpital. L’accès de toute la population à une médecine de droit commun exige en effet dès aujourd’hui un effort d’organisation spécifique, sans lequel on se résignerait à voir se développer un circuit déjà important de soins parallèles, dispensés par les organisations humanitaires.

L’accès aux soins des personnes en situation de précarité sera donc organisé dans un schéma départemental d’accès aux soins.

Trois orientations devront guider la politique de santé dans le cadre de ce schéma :
    - aller au-devant des besoins, par des antennes sociales dans les hôpitaux, des consultations externes sans rendez-vous, une veille sanitaire dans les hébergements d’urgence et les centres d’accueil des jeunes en détresse ;
    - lier l’établissement des droits et l’accès aux soins, en remettant à plat, dans chaque département, les procédures d’accès à l’aide médicale et en les complétant par des conventions avec les caisses et les mutuelles, sur le modèle de celles qui sont expérimentées dans le cadre de la politique de la ville ;
    - promouvoir de nouvelles formes d’organisation des soins, ordonnées par les besoins des publics en difficulté, qu’il s’agisse des réseaux ville-hôpital impliquant certains dispensaires, de la prise en charge psychiatrique, ou de celle des toxicomanes.

À ces objectifs d’ensemble s’ajoute un souci particulier. Les populations les plus démunies sont particulièrement exposées à la tuberculose. Le retard au diagnostic et l’absence de suivi du traitement accroissent considérablement les risques de transmission et le développement de formes mono ou pluri-résistantes. Afin d’assurer l’efficacité et la coordination des actions dans ce domaine, la loi redonne à l’État la compétence en matière de lutte contre la tuberculose, en offrant un dispositif commun sur l’ensemble du territoire, mieux adapté aux réalités épidémiologiques.

III. – L’hébergement et le logement

Deux idées forces président à ce chapitre :
    - lier l’ensemble des réponses allant de l’accueil d’urgence au logement définitif ;
    - fonder l’action sur la dynamique du partenariat local : État, conseil général, communes, bailleurs, etc. et ne recourir aux « actes d’autorité » de l’État qu’en cas de défaillance de ce partenariat.

La loi et le programme instaurent une véritable continuité dans le domaine du logement, une sorte de service public d’accueil qui va de l’hébergement d’urgence à l’accès au logement définitif, notamment grâce à la construction de 20 000 nouveaux logements d’insertion, et aux dispositions du projet de loi qui confortent les formules par lesquelles une association vient conforter la relation locative en se portant garante d’une personne ou d’une famille en difficulté qu’elle accompagne. Ils traitent à la fois de l’accès au logement et du maintien dans celui-ci.

Pour favoriser l’accès au logement, ce projet permet de réquisitionner des logements appartenant aux personnes morales dans des conditions plus satisfaisantes et plus durables que celles qui prévalent aujourd’hui. Une réforme des attributions de logements sociaux, qui vise à la fois à améliorer l’accès à ces logements aux personnes démunies, à rendre des attributions plus transparentes, par l’octroi à chaque demande d’un numéro d’ordre départemental, et à garantir l’examen prioritaire des demandes les plus anciennes, est également prévue. Cette réforme, que nous avons négociée, le ministre du Logement et moi-même, avec l’Union nationale des HLM, repose principalement sur la signature, dans chaque département, d’un accord collectif unique prévoyant notamment, pour chaque organisme, l’attribution d’un nombre minimum de logements aux personnes démunies. Dès 1997, le mouvement HLM s’est engagé à proposer 50 000 logements à ces personnes.

Le texte développe par ailleurs les possibilités de maintien dans le logement en cas de difficulté, en renforçant les fonds de solidarité logement et en améliorant la prévention des expulsions. Il vise aussi à donner plus de sécurité aux personnes qui occupent un logement dans des conditions précaires en donnant de meilleures garanties aux sous-locataires ou aux occupants d’hôtels meublés.

Enfin, les CCAS qui souhaitent participer au logement d’urgence pourront bénéficier de l’ALT (aide au logement temporaire) et les CHRS voient leur vocation d’accueil et d’insertion réaffirmée et développée.

Tels sont, Mesdames et Messieurs, les éléments de ce projet que je souhaitais vous présenter aujourd’hui.

Si j’en juge au nombre d’amendements présentés, il a d’ailleurs vocation à être débattu et enrichi. Et c’est tout le sens et l’intérêt du travail parlementaire qui s’engage à présent.

Au-delà de la loi, il faut aussi je le crois, changer notre manière de voir. Aucune instance, aucun gouvernement, aucun État n’est dans la toute-puissance. L’État ne peut pas tout, il a besoin de l’engagement des citoyens et la loi n’est qu’un outil pour renforcer la cohésion sociale.

Tout en fonction du regard que l’on porte sur l’autre, de la manière d’être et d’agir. C’est avec les hommes de bonne volonté, et j’en rencontre beaucoup lors de mes visites sur le terrain, que se retisse inlassablement le lien social.

Bien sûr, la cohésion sociale appelle l’adhésion active de tous et l’on sait bien que tous ne répondent pas à l’appel, mais je crois en ce domaine à la pédagogie et à la valeur de l’exemple.

C’est pourquoi j’ai fait le choix de parier sur ceux qui veulent bien se mobiliser, jour après jour, pour que, peu à peu, pour chacun d’entre nous, l’autre (re)devienne vraiment le prochain et que, pour nous tous, tous les autres (re)deviennent vraiment nos frères.

De nos jours, le mot solidarité a remplacé le mot fraternité dans l’action sociale. Ce n’est pas un hasard : on sait bien que le corps social est menacé dans son intégrité, dans son unité. Mais c’est quand même le mot fraternité qui est inscrit au fronton de toutes nos institutions avec la liberté et l’égalité. Il faudrait la retrouver.

Je préfère cette utopie fraternelle, qui fonde l’avenir, au dénigrement, qui dessèche le présent.

Je vous remercie de votre attention.