Article de Mme Christiane Lambert, présidente du CNJA, dans "Jeunes agriculteurs" de novembre 1997 et interview dans "Jeunes agriculteurs" hors série de 1997, sur la PAC, l'agriculture française face aux enjeux européens et les perspectives de l'élargissement de l'Union européenne.

Prononcé le 1er janvier 1997

Intervenant(s) : 

Média : Jeunes Agriculteurs

Texte intégral

Jeunes Agriculteurs : novembre 1997

Paquet Santer : rendez-vous manqué avec la modernité ?

En octobre, la tournée des capitales européennes du commissaire Fischler a fait escale à Paris.

Sa mission : convaincre que son projet de réforme de la Pac est le seul possible, et que dans ses propositions « géniales » l’Europe verte court tout droit à sa perte !

Malgré tous ses efforts, le commissaire n'est pas parvenu à convaincre le CNJA.

De son propre aveu, le paquet Santer sert avant tout à anticiper les négociations de l'OMC et l'élargissement aux pays de l'Est, et non à promouvoir un « modèle agricole européen » s'émancipant du mondialisme libéral qu'imposent les États-Unis.

Dans ces conditions, la tentation du refus pur et simple de toute réforme existe. Nous n'avons pas à capituler devant ce que l'on veut nous présenter comme inéluctable. Mais si le rejet en bloc constitue une attitude syndicale confortable, est-elle bien responsable ?

Bien sûr que non. Il y a la place pour une réforme qui ne soit pas forcément pire que l'existant, mais qui aille au contraire dans le sens de l'intérêt des jeunes agriculteurs. Pour cela, la Pac 2000 devra répondre présent aux trois rendez-vous de la modernité.

Le premier rendez-vous, c’est celui des marchés et du revenu. La Commission est claire : c'est au marché de décider des cours et des volumes, ce qui suppose la baisse générale des prix et la disparition des filets de sécurité. Quant à la chute du revenu, elle sera un peu amortie par des aides... et encore et toujours par la restructuration !

La vision du CNJA est tout autre : il faut renforcer la segmentation des marchés pour cultiver la plus-value loin des cours mondiaux partout où cela est possible. Mais sur certains marchés, il faut aussi faire le pari d'augmenter le revenu en accroissant les débouchés par un ajustement des prix d'intervention.

Car pour le revenu, il faut faire feu de tout bois et abandonner l'opposition stérile entre « le cours mondial pour tout le monde » et le « dogme du prix le plus élevé possible pour tous les produits ».

Le deuxième rendez-vous, c’est la reconnaissance de toutes les facettes de l'économie agricole, et sur ce point, la Commission se moque de nous ! Inclure un volet « rural » dans le budget agricole, pourquoi pas si ces fonds servaient véritablement à rétribuer les nouvelles missions de l'agriculture, comme le CNJA l'a proposé au dernier congrès. Au lieu de cela, le commissaire parle de « broutilles » rurales, qui pourront inciter les agriculteurs à changer de métier ! Décidément, nous ne sommes pas sur la même planète...

Le troisième rendez-vous de la modernité, c'est bien sûr celui de l'emploi et des hommes. Or, M. Fischler le dit à mots à peine voilés, il y a trop d'agriculteurs en Europe ! Son projet implique alors une purge par la baisse du revenu et l'adaptation de ceux qui le peuvent encore. Drôle de vision des « grands équilibres agricoles » ! Quant aux candidats au métier, qu'ils se rassurent, on pense à eux, l'Europe ne supprimera pas la DJA ! Mais encore ?

Ainsi, alors que le chômage est notre plaie commune, l'Europe verte travaille à exclure les plus jeunes et les plus vieux ! Une telle désinvolture fait insulte au combat du CNJA pour replacer l'homme au cœur des choix agricoles.

Vous le voyez, la pente sera dure à remonter pour faire triompher une alternative positive aux visées de la Commission. Mais la cause n’est pas perdue. D’ici le sommet des chefs d'État de décembre prochain, qui statuera sur le paquet Santer, le CNJA saura se faire entendre.

 

Jeunes Agriculteurs : 1997 (hors-série)

« Oui à une Europe qui met l’homme au cœur de son développement »

1. Le CNJA a toujours soutenu la construction européenne et a essayé d'en être un interlocuteur sincère. A-t-il eu raison au regard de l'histoire de l'agriculture des trente dernières années ?

Oui, sans aucune réserve. D'abord, l'Europe nous a apporté un bien inestimable, la paix. On a un peu tendance à l'oublier. Ensuite, l'Europe c'est une communauté d'hommes qui ont créé un projet économique de grande ampleur et dont les bénéfices ont été partagés dans tous les pays.

La politique agricole commune a été un projet stratégique pour assurer l'approvisionnement alimentaire, puis pour affirmer la place de l'Europe au plan international. L’expansion des marchés a permis à l'agriculture de se développer.

2. Avec la Pac, les agriculteurs ont été les citoyens européens les plus concernés par l'Europe. Et pourtant, ils la dénoncent à la première occasion. Comment expliquez-vous ce malentendu ?

« C'est la faute à Bruxelles » est un refrain que les gouvernements ont parfois entonné un peu trop facilement lorsqu'ils ont été incapables d'expliquer ou de faire accepter une adaptation nécessaire ou une nouvelle législation. Certaines crises agricoles ont eu pour cause l'impréparation de décisions pourtant capitales. Je pense à l'élargissement à l'Espagne ou au Portugal pour les fruits et légumes.

De même, l'attitude de certains États a pu être à l'origine d'une incompréhension de l'Europe, par exemple l'Italie pour la dévaluation monétaire compétitive ou bien la gestion laxiste des quotas laitiers.

Mais en réalité, l'agriculture française, première exportatrice de l'Union, a su utiliser au mieux les politiques proposées aux États, pour stimuler et orienter la production. Je ne suis malheureusement pas sûre que l'on ait fait aussi bien avec les politiques socio-structurelles, mais il va falloir s'y engager sans réserve car elles vont se développer.

Pour coller à l'histoire, il faut maintenant adapter la politique agricole et rurale aux enjeux extérieurs qui sont incontournables (élargissement, accélération des échanges internationaux) et aux attentes internes plus qualitatives (sécurité alimentaire, emploi, environnement, territoire).

3. Avez-vous une perception différente de l'Europe, selon que vous exercez vos responsabilités syndicales à Paris ou que vous êtes sur votre exploitation de Maine-et-Loire ?

Non, absolument pas, l’Europe, je la vis au quotidien en tant qu'agricultrice. Je citerai deux cas précis qui concernent mon exploitation. Pour les cours des porcs charcutiers par exemple, l'influence des autres pays européens (notamment les cotations au Danemark, aux Pays-Bas et en Allemagne) est considérable, car les paysans de ces pays ont des stratégies commerciales très offensives.

Second exemple, l'environnement. Tous les règlements sur les normes de stockage, d'épandage, ou sur le bien-être des animaux (animaux en liberté, surface disponible, transport) sont des débats très actuels que nous avons anticipés dans la conception de nos bâtiments d'élevage. Ceux-ci sont donc en règle avec la législation en vigueur en Europe, et même en avance pour la liberté des porcs à l'intérieur des bâtiments, qui sera obligatoire en 2002.

4. Quels bénéfices attendez-vous, dans les prochaines années, de la construction européenne pour l'agriculture ?

Je pense d'abord à l'avènement de l'euro. Après le grand chambardement que sera sa mise en route, nous bénéficierons tous d'une plus grande stabilité monétaire, d'un assainissement des relations commerciales et d'un contrepoids stratégique à l'influence de la zone dollar.

Mais, au-delà de l'Union économique et monétaire, l'affirmation d'un vrai modèle européen fédérateur, intégrant les pays de l'Est et ouvert au monde, permettra à l'agriculture française de faire jouer à plein ses atouts essentiels (sol, climat, culture, technologies) que beaucoup de pays nous envient. L'approche sociale, qui fait peu à peu son chemin, permettra moins de distorsion de concurrence pour nos agriculteurs, et plus de compréhension et de proximité entre l'Europe et les citoyens.

5. Les pays de l'Est sont souvent présentés comme des épouvantails aux agriculteurs de l'Ouest. Les craintes sont-elles fondées ? Quel bénéfice pouvons-nous attendre de l'adhésion de ces pays ?

Après des années d'isolement, ces pays émergent d'un très grand retard agricole et sont prêts à copier des modèles existants pour progresser plus vite. En réalité, les situations sont très différentes d'un État à l'autre et il n'y a pas de recette miracle. Mais il y a un besoin très fort de structuration de la représentation des agriculteurs (syndicalisme, mutualisme, coopération) d'Europe de l'Est, sinon ils seront les exécutants de sociétés capitalistes qui ne verront que leur intérêt propre dans ce qu'elles pensent être un nouvel eldorado. L’enjeu, c’est surtout que ces pays soient des partenaires et non des concurrents.

6. La France a su, jusqu’à présent, communiquer à ses partenaires une certaine idée de l’agriculture. Quelle idée aimeriez-vous, demain, qu’elle fasse partager aux nouveaux venus dans l’Union ?

L’idée force que la France peut faire partager, notamment aux jeunes de ces pays qui cherchent leur voie, c'est que le développement passe par la responsabilité humaine. Après tant d'années d'oppression, il incombe aux agriculteurs d’être responsables de l’outil de production agricole.

Pour faire passer ce message, il faut miser sur la formation des jeunes, les échanges et les stages. Une Europe puissante et durable ne pourra pas se résumer à un grand marché de l'Atlantique à l'Oural, aussi performant soit-il. Il faut avant tout une communauté d'idées et d'idéal, fière d'elle-même, sans complaisance ni arrogance vis-à-vis du reste du monde. Cela passe notamment par un véritable modèle agricole, reflet d'un modèle social européen qui place l'homme et ses capacités d'initiatives au cœur du développement.

7. Ne regrettez-vous pas que l'Europe ne prenne pas mieux en considération l'un des chevaux de bataille du CNJA, l'installation des jeunes ?

C'est une erreur historique ! 60 % des agriculteurs ont plus de 50 ans ! Tout se joue dans cette décennie. L’Europe verte va-t-elle se tromper d'histoire alors que l'Europe semble devenir plus sociale, plus humaniste et veut sortir du « tout économique », qui engendre l'incompréhension des Européens ? Il y a bien quelques signes d'espoir : l'exemple français fait son chemin, un rapport de la Commission a été fait sur l'installation ; nos idées progressent au Conseil européen des jeunes agriculteurs (Ceja) et quelques pays tentent d'élaborer des chartes pour l'installation. Mais le paquet Santer nie les hommes. Et revoilà l'Europe des paradoxes. Les jeunes agriculteurs la réfutent. Ils attendent de l'Europe qu'elle soit ambitieuse pour sa jeunesse.