Interviews de M. Raymond Barre, député UDF apparenté, dans "Ouest-France" du 17 avril 1997 et "Le Progrès" du 30, sur la nécessaire baisse des charges sociales, sur l'Union économique et monétaire et sur la dissolution de l'Assemblée nationale.

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Média : La Tribune Le Progrès - Le Progrès - Ouest France - Presse régionale

Texte intégral

Date : jeudi 17 avril 1997
Source : Ouest-France

Ouest-France : Le débat sur l'Europe et l'euro pourrait diviser profondément l'opinion s'il venait dans un contexte électoral. Faut-il découpler lancement de la monnaie unique et législatives ?

Raymond Barre : Certainement pas. La France a été le pays qui s'est le plus engagé sur le calendrier. La France et l'Allemagne ont adopté une série de dispositions qui ont été approuvées soit par le Parlement, soit par le peuple. Ce serait une démarche très fâcheuse pour la crédibilité européenne de la France si nous prenions l’argument des législatives pour retarder l'union monétaire.

Ouest-France : Peut-on faire l'euro néanmoins sans ouvrir un grand débat national ?

Raymond Barre : Le grand débat a eu lieu. Ceux qui vous disent que les Français ne comprennent pas, emploient des arguments tout à fait inadaptés. Quand je regarde certains sondages, je constate que les Français ont très bien compris. Mais ils font une liaison entre l'entrée dans l'Union européenne et les difficultés auxquelles ils ont à faire face. Ce qu'il faut expliquer c'est que si nous devons prendre des mesures douloureuses sur la sécurité sociale, ce n’est pas à cause de Maastricht. Nous devions le faire parce que nous ne pouvions plus continuer sur la lancée précédente. Maastricht ou non, il eût été indispensable, en 1995, de mettre en œuvre une politique rigoureuse.

Ouest-France : Peut-on à la fois alléger le fardeau des prélèvements (impôts et charges) et ramener les déficits budgétaires et sociaux dans les normes de Maastricht ?

Raymond Barre : Nous ne pouvons pas vivre très longtemps avec 3 % de déficit chaque année. Cela signifie un effort fiscal plus élevé pour le résorber ou un endettement qui posera des problèmes aussi difficiles que ceux que nous connaissons. En matière de finances publiques, nous aurons un effort prolongé à faire. La France était entrée dans un système ou la preuve du dynamisme était fournie par l'augmentation des dépenses publiques. Nous ne savons plus comment les financer. Voilà pourquoi la priorité est la réduction des dépenses publiques et notamment du poids du secteur public et de la fonction publique d'État et territoriale. En second lieu, nous ne sommes plus en mesure de financer le système de protection sociale. En Europe, la croissance avait permis, dans les années 1950-1970, une multiplication des avantages sociaux. Tous les gouvernements sont désormais engagés dans une politique de réforme. Voyez ce que font les socialistes suédois dont le modèle était présenté naguère comme la référence. Voyez aussi la coalition néerlandaise. Le système français est généralisé et indifférencié. Mettons sur pied un système différencié tenant compte des besoins des conditions de ressource et qui permette d'améliorer la situation des moins favorisés car ce sont ceux qui disposent des revenus les plus élevés qui en sont souvent les plus grands bénéficiaires. Il faut le faire. Alors, est-ce que l'on attend dix ans ?

Ouest-France : Quelles sont les deux ou trois grandes décisions à prendre pour qu'une croissance, même modérée, crée des emplois ?

Raymond Barre : Je suis moins optimiste que ceux qui annoncent le redémarrage de l'emploi par la croissance. Elle ne permettra pas de retrouver des emplois sains et durables. Le coût du travail est trop cher en France parce que les charges pesant sur les employeurs sont trop élevées. Tant que nous n'aurons pas réduit les charges de manière substantielle, généralisée et définitive – de l'ordre de 20 % – les employeurs se trouveront dans un état d'inhibition. Deuxièmement, il y a les rigidités du marché du travail. Il faut une loi qui prévoie une révision quinquennale des conventions collectives. Il faut accepter des dérogations au code du travail et aux conventions collectives lorsqu'un chef d'entreprise conclut avec ses salariés un accord d'entreprise qui aboutit au maintien de l'entreprise et de l'emploi. Il faut réviser la mise en œuvre des plans sociaux. Il a fallu un an à Danone pour obtenir l'approbation par la justice de son plan social ! Notre entêtement à maintenir ces contraintes n'aura d'autre conséquence que d'accroître le chômage et de faire baisser le niveau de vie des Français.

Ouest-France : La vraie difficulté ne tient-elle pas, alors, au manque de courage politique ?

Raymond Barre : Quand je dis cela, on me répond que je suis un professeur chasseur de papillons et que je n’entends rien à la politique… Il est possible de faire des changements profonds, à trois conditions : 1. Expliquer, au niveau le plus élevé, la politique menée, et pourquoi on la mène. Dans les grands moments, le général De Gaulle allait à la télévision et s’adressait au peuple qui répondait. 2. Ne pas proposer de réforme sans que l’on ait auparavant discuté avec les intéressés. Mais si l’on pose la règle du consensus nécessaire, on en fait jamais rien. Il appartient au gouvernement de décider. 3. Il faut s'accommoder paisiblement des réactions, des grèves, et tenir jusqu'à ce que ceux qui protestent finissent par comprendre qu'ils ne peuvent pas changer la politique. Voyez les internes : depuis cinq semaines, ils donnent un triste spectacle. On leur avait accordé dès le départ ce qu'ils voulaient et ils se sont remis en grève, manipulés par des syndicats de médecins corporatistes. Il faut que les Français comprennent qu'ils ne feront pas, par leurs manifestations et pétitions, changer le gouvernement de politique.

Ouest-France : L'accumulation des affaires, à gauche comme à droite, sape la confiance entre la société et ses élus. Faut-il en sortir par une opération « mains propres » à l'italienne ou par une amnistie générale ?

Raymond Barre : Au point où nous sommes, il me paraît difficile d'envisager une amnistie. Ce serait considéré par l'opinion comme un déni de justice. Laissons faire la justice. Je suis persuadé que si certaines affaires sont réglées comme elles doivent l'être, et rapidement, il y aura un esprit nouveau à se créer, y compris dans les milieux de la magistrature qui sont très critiqués.

Ouest-France : L'État prône la réduction des impôts mais les collectivités territoriales continuent de voter des augmentations de pression fiscale largement supérieures à l'inflation. Cette distorsion peut-elle durer longtemps ?

Raymond Barre : Il faut réformer la fiscalité. On ne peut pas, pour le moment, toucher à la TVA mais il faut une réforme profonde de l'impôt sur le revenu car il n'y aura pas de réforme des charges sociales sans passer par celle de l'impôt sur le revenu et de la CSG. Quant aux collectivités, elles seront amenées, elles aussi, à réduire leurs dépenses et donc à diminuer ainsi les impôts. À Lyon, j'ai fixé trois principes : une réduction des dépenses de fonctionnement, une augmentation maximale des taux de 3 % l'an, une garantie d'investissements de deux milliards. Certains ont blâmé ma rigueur. Nous avons retrouvé en deux ans une certaine marge de manœuvre, que je défends avec détermination.

 

Date : mercredi 30 avril 1997
Source : Le Progrès

Le Progrès : Vous étiez partisan d’une dissolution au lendemain des présidentielles. La décision du Président de la République vous paraît-elle encore justifiée ?

Raymond Barre : J'étais effectivement favorable à une dissolution après l'élection présidentielle. Elle offre au Président de la République, pendant les cinq années de la législature nouvelle, une majorité qui le soutient et permet le vote des lois indispensables à la bonne marche du pays. Le Président a pensé devoir respecter sa promesse de ne pas dissoudre. Une telle décision relève effectivement de sa responsabilité. Attendre l'échéance normale de mars 1998 aurait cependant conduit à la paralysie du gouvernement pendant dix mois. Nous aurions vu les opposants à sa politique se lancer dans toutes les surenchères. On sentait bien aussi que la majorité commençait elle-même à manifester des interrogations et des inquiétudes qui ne favorisaient pas l’exercice de l’action gouvernementale. Je pense que c’était le dernier moment où une dissolution était possible.

Le Progrès : Il s’agit toutefois d’une innovation dans la Ve République. Jusqu’à présent, la dissolution ne semblait devoir s’appliquer qu’en période de crise ?

Raymond Barre : Je ne partage pas cette analyse. Lorsque le général de Gaulle a recréé le droit de dissolution, il a indiqué qu'il appartenait au Président de la République de la décider, au moment où il lui apparaitrait nécessaire d'avoir recours à l'arbitrage du peuple. Il est clair que nous sommes arrivés à un moment fondamental pour l'histoire de notre pays. Deux grands enjeux dominent les prochaines années. Le plus important, c'est l'adaptation de la France à ce monde en changement accéléré, dans lequel nous vivons et auquel nous ne pouvons pas échapper. C'est aussi la mise en œuvre de l'engagement européen de la France. Le traité de Maastricht ne concerne pas seulement la réalisation de l'union monétaire et la création de l'Euro. Il définit également les objectifs d'avenir dans les domaines de politique étrangère et de politique de sécurité et de défense. Par ailleurs, l’Union européenne sera confrontée dans les années à venir au problème de son élargissement. Il faut que le Président de la République soit soutenu par une majorité solidaire et cohérente pour disposer sur le plan européen et international de l'influence et de la liberté de manœuvre dont il a besoin. C'est à mon avis le sens profond de cette dissolution.

Le Progrès : Si l'opposition venait à remporter les législatives, la Président devrait-il accepter une cohabitation ?

Raymond Barre : J'ai toujours considéré la cohabitation comme contraire à l'esprit des institutions de la Ve République. Celles-ci sont efficaces quand le couple Président-Premier ministre fonctionne dans des conditions de confiance et d'harmonie. Les deux dernières cohabitations ont été, de l'avis général, des périodes d'extrême prudence, sinon d'immobilisme. Je forme aujourd'hui le vœu que les élections fournissent au Président une majorité cohérente et solide ; il existe de bonnes chances pour que tel soit le cas. Dans le cas contraire, il appartiendra naturellement au Président d'apprécier la situation.

Le Progrès : Pensez-vous que le Président de la République doive s'engager directement dans la campagne ?

Raymond Barre : En dissolvant l'Assemblée Nationale, il s'est déjà engagé. Je suis loin de l'en blâmer ; c'est l'esprit de la Ve République. Le général de Gaulle s'est lui-même engagé à diverses reprises.

Le Progrès : Il ajoutait aussi qu'en cas de désaveu des Français, il serait dans l'impossibilité de poursuivre sa mission. Jacques Chirac doit-il, selon vous, suivre cet exemple ?

Raymond Barre : Pourquoi pas, parce que ce serait effectivement vrai.

Le Progrès : Vous dites que nous sommes privés à un moment fondamental pour l'histoire de notre pays. Quatre petites semaines de campagne sont-elles suffisantes pour expliquer les enjeux de cette élection ?

Raymond Barre : Tout à fait s'il s’agit d'expliquer les grands enjeux aux Français. Mais il faudrait, effectivement plus de temps au parti socialiste pour lui permettre de retrouver toute sa crédibilité et jongler savamment entre les promesses d’un programme irréaliste et le sens des responsabilités qu'il ne pourrait éluder si le scrutin lui était favorable. La France a aujourd'hui surtout besoin qu’on lui montre une ligne claire et convaincante.

Le Progrès : Jacques Chirac et Alain Juppé ont axé le début de cette campagne sur le « nouvel élan » dont la France a besoin. Que doit-on mettre sous cette formule ?

Raymond Barre : Cette dissolution se justifie par la nécessité de sortir des vicissitudes de ces deux dernières années. On a bien vu le gouvernement se heurter, dans la mise en œuvre de réformes courageuses, à la réaction des intérêts catégoriels et de tous les conservatismes protectionnistes. La France ne peut pas se payer le luxe de l’immobilisme ; elle ne peut pas différer les réformes indispensables ; elle ne peut pas différer les réformes indispensables ; elle ne peut pas se permettre d’attendre, alors que tous ses partenaires et concurrents se sont engagés sur la voie de l’adaptation et du renouvellement. Ce sera effectivement à la future majorité de soutenir ce nouvel élan.

Le Progrès : Alain Juppé a fixé dimanche soir ses priorités pour les 40 premiers jours de la future législature. Vous approuvez ce programme ?

Raymond Barre : Il est de tradition de faire une liste de mesures immédiates (cent jours ou quarante) quand on absorbe une élection. Celles qui a annoncées le Premier ministre paraissent s’inscrire dans la ligne des réformes nécessaires. Les quarante premiers jours de M. Juppé ne doivent cependant point faire croire aux Français que passé ce délai, la fête recommencera. Le nouvel élan dont nous avons besoin doit se traduire par un effort continu. Et ce n’est pas du jour au lendemain que la France sera remise à niveau de la compétition mondiale.

Le Progrès : Au moment de l’élection de Vitrolles, vous avez approuvé le retrait du candidat de la majorité pour faire barrage au Front national. Si de telles situations se présentent lors du premier tour des législatives, prônerez-vous une semblable solution ?

Raymond Barre : Oui. Je considère que le Front national soutient des thèses et préconise des mesures qui sont incompatibles avec les principes de la démocratie et de la République. Je crois donc que tous les Républicains doivent effectivement s’unir pour faire barrage à cette formation politique qui évoque de fâcheux souvenirs du passé.

Le Progrès : Vous êtes un partisan de l’Euro. En quoi la monnaie unique représente-t-elle une chance pour l’Europe ?

Raymond Barre : J’y vois deux raisons. D’abord, l’espace commercial européen et le marché unique existent. Leur fonctionnement durable ne se conçoit pas avec quatorze monnaies. Ensuite, l’Euro devrait permettre à l’Union européenne de mieux défendre ses intérêts dans un système monétaire mondial dominé par le dollar. Celui-ci restera certainement la monnaie la plus importante dans l'économie mondiale. Il est cependant nécessaire qu'il ne continue pas à jouir du monopole dont il bénéficie depuis la fin de la deuxième Guerre.

Le Progrès : Pourrait-on, comme le demande le parti socialiste, assouplir le fameux critère des 3 % de déficit par rapport au PIB pour rejoindre l’Euro ?

Raymond Barre : Ce critère a été retenu comme objectif à court terme dans une période où les déficits étaient particulièrement élevés ? Ce ne doit pas être un objectif à long terme. Les pays de l’Union européenne l’ont bien compris lorsqu’ils ont accepté le pacte de stabilité budgétaire proposé par les Allemands et les Français. Un pays ne peut pas vivre durablement avec un déficit qui atteint 3 % du PIB. En certaines circonstances, il est en revanche tout à fait admissible que les déficits puissent temporairement dépasser ce seuil des 3 %. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est, comme le précise le traité, que ce critère doit être examiné non pas dans l’instant mais en tendance. Il faudra veiller à apprécier ces tendances sans complaisance. Il ne suffit pas que le déficit en 1997 et 1998 n’excède pas 3 %. Il faut encore que les améliorations constatées s’inscrivent dans une politique durable.

Le Progrès : Pourrait-on toutefois faire quelques exceptions pour permettre à l'Espagne et à l'Italie de rejoindre dès le départ l'Euro ?

Raymond Barre : Je comprends ceux qui souhaitent que ces deux pays importants participent dès le départ à l'Euro. Les efforts qu'ils ont réalisés donnent la preuve du courage de leurs gouvernements et de l'importance qu'ils attachent à leur qualification pour la monnaie européenne. Je crois cependant que l'instauration de l'Euro doit s'effectuer dans des conditions qui assurent sa crédibilité internationale. Dans le cas contraire, nous assisterions à des perturbations sur les marchés internationaux qui ne manqueraient pas de susciter une augmentation des taux d'intérêt, ce dont aucun pays européen n'a besoin. C'est la raison pour laquelle les chefs d'État et de gouvernement, au moment où ils auront à apprécier quels pays peuvent participer au premier groupe, ne devront pas sacrifier les conditions techniques à des considérations politiques.

Le Progrès : Dans quelques heures, les Britanniques vont choisir leur future majorité. Une victoire des Travaillistes ne serait-elle pas de nature à favoriser le parti socialiste ?

Raymond Barre : Je ne crois pas que M. Blair, s’il est élu, mène une politique qui affaiblisse son pays. Il a décidé de ne pas remettre en cause l’héritage de gouvernements conservateurs en ce qui concerne les privatisations, la politique sociale et le rôle des syndicats. C'est la preuve que le Labour Party a effectué des changements doctrinaux qui lui permettent de ne plus être un parti archaïque. J'avais espéré que le parti socialiste français aurait tiré toutes les leçons de son expérience gouvernementale. Il ne l'a pas fait. C'est regrettable parce que la France a besoin d'un parti d'alternance qui soit un parti de gouvernement et non pas un parti de promesses vouées à l'échec et conduit à le renier.