Texte intégral
M. Bilalian : Monsieur le Premier ministre, bonsoir.
M. Juppé : Bonsoir.
M. Bilalian : Merci d'avoir accepté ce premier entretien de campagne sur France 2, face à notre Rédaction.
Je vais tout de suite commencer par une question toute simple : qu'est-ce qui a fait changer d'avis le Président de la République à propos de la dissolution, entre ce qu'il disait au 14 juillet dernier : « pas de raison d'avancer les échéances » et la décision qu'il a prise hier ?
M. Juppé : Il y a plusieurs mois que le Président de la République réfléchit à l'évolution de la situation dans notre pays. Il a d'ailleurs, durant cette période, beaucoup consulté, beaucoup discuté. Nous avons eu l'occasion d'en parler ensemble. Il en a parlé avec beaucoup d'autres responsables politiques. Il m'est apparu, comme à beaucoup d'entre nous d'ailleurs, que nous entrions dans une période un peu de ralentissement, si je puis dire. Les élections étaient prévues pour mars 1998, et comme c'est toujours le cas, en tout cas très fréquemment le cas dans une grande démocratie, il y a un peu d'attentisme qui se dégage, c'est l'attentisme pré-électoral, comme on dit. Or, que se passait-il en France ? Notre économie était en train de redémarrer et nous avions besoin d'accélérer les choses.
Nous sommes à un taux de croissance qui est bien meilleur que celui de l'année dernière, mais un nouvel élan est nécessaire. Et ce nouvel élan d'où pouvait-il venir ? Certains avaient parlé d'un remaniement ministériel, d'autres envisageaient d'autres solutions. Le Président de la République a pensé que la meilleure manière de provoquer ce choc, de donner cet élan, c'était tout simplement de donner la parole aux Français et donc d'anticiper les élections législatives.
Il y a une deuxième raison pour être, tout à fait, sinon complet du moins plus précis sur ma réponse, c'est que nous avons, dans l'année qui vient, dès le mois de juillet, puis ensuite à la fin de l'année, l'année prochaine, de grandes échéances européennes. Et le Président a pensé que pour donner à la France et à son Gouvernement toute la force de négocier et de bien défendre les intérêts de la France, il valait mieux là aussi donner la parole au peuple.
M. Carpentier : Monsieur le Premier ministre, il se dit tout de même que, vous, personnellement, vous avez beaucoup insisté pour que cette décision soit prise ?
M. Juppé : Je vous l'ai dit : « Le Président a longuement réfléchi au cours des mois qui viennent de s'écouler. Je lui en ai parlé, bien entendu ! nous en avons parlé ensemble, mais il en a parlé avec beaucoup d'autres responsables et il a pris sa décision ». C'est, aux termes de la Constitution, une décision personnelle du Président.
M. Bilalian : Quel risque prend le Président de la République en prenant cette décision ?
M. Juppé : Je ne poserai pas le problème en termes de risque. C'est un acte, d'abord, authentiquement démocratique que de donner la parole aux Français. Ce qu'il souhaite, c'est ressourcer un peu la Majorité de l'Assemblée Nationale pour que cet élan dont nous avons besoin, ce nouveau souffle, je ne dirais pas « ce changement de politique » – on y reviendra peut-être – mais cette deuxième étape dans une politique dont il avait tracé le cap en 1995, soit donné par le peuple lui-même.
Mme Chabot : En cas de victoire de la Gauche, est-ce que l'autorité du Président de la République ne sera pas un peu plus affaiblie ? La Gauche d'aujourd'hui est prête à cohabiter, certes ! mais quand on prend effectivement le risque de la dissolution, en cas de cohabitation, on n'est pas dans la même figure qu'à une échéance normale ?
M. Juppé : Vous vous adressez au chef de la Majorité, c'est ma fonction qui le veut, admettez que je ne me place pas dans l'hypothèse d'une défaite. Je suis convaincu, pour toutes sortes de raisons dont nous aurons sans doute l'occasion de parler, que la Majorité peut et doit gagner.
Mme Chabot : Les questions que beaucoup se posent est : au fond, que ferez-vous avec une Majorité, de toute façon, plus courte, que vous n'avez pu faire depuis 1995 avec cette immense Majorité ?
M. Juppé : Les temps changent, heureusement ! Que s'est-il passé depuis 1995 ? Nous avons dû faire face à un certain nombre d'urgences et de difficultés, il a fallu redresser la situation. Le Gouvernement d'Édouard Balladur, de 1993 à 1995, avait commencé à le faire bien, mais en cohabitation, ce qui n'est jamais une bonne solution parce qu'on est toujours freiné. Or, l'héritage était très lourd. La période 1989-1993 a été une très mauvaise période pour la France, pour ses finances, mais aussi pour son économie et, de façon générale, pour son statut dans le Monde. Il a donc fallu redresser la situation, et cela nous a amené à prendre des décisions difficiles. Il a fallu du courage, entre 1995 et 1997 et aujourd'hui, pour faire un certain nombre de changements.
Cette période est maintenant derrière nous. Je crois pouvoir dire, et d'ailleurs c'est ce que pense la plupart des observateurs, que la situation de l'économie française est maintenant assainie. Alors, on va passer à une nouvelle étape qui va permettre de miser davantage sur la liberté, sur l'initiative, sur la création, ce dont nous avons besoin pour, précisément, créer des emplois et faire reculer le chômage.
Vous voyez donc la séquence. Il y a eu cette période. La rigueur est derrière nous et c'est, maintenant, une période de développement et de dynamisme qui devrait s'ouvrir.
Mme Laborde : On voit parfois en France, Monsieur le Premier ministre, que la réforme passe mal. On sort d'un long conflit avec les internes. Il y a eu, il y a quelque temps, un certain nombre de problèmes avec la retraite des fonctionnaires. Peut-on concilier modernité et acquis sociaux ? Qu'est-ce qui reste comme grand chantier de réforme à venir ?
M. Juppé : C'est vrai que réformer, c'est changer. Et quand on change, on dérange des habitudes. Mais ce qui me frappe, et vous l'avez sans doute observé aussi depuis deux ans, c'est que les Français ont bien conscience aujourd'hui qu'on ne peut pas rester immobile. Le Monde, autour de nous, se transforme à une vitesse extraordinaire et cela va continuer. C'est d'ailleurs une bonne chose parce que cela va dans le sens du progrès, il faut donc s'adapter.
Les réformes réussissent petit à petit. La réforme de notre secteur public est en train de réussir. Regardez ce qui s'est passé à France Télécom et qui permet aujourd'hui une baisse très significative des tarifs du téléphone. Les Français profitent de la réforme. Idem pour EDF, les tarifs d'électricité vont baisser sensiblement, et c'est le résultat des réformes que nous avons mises en place.
Je pourrais donner d'autres exemples ...
Mme Laborde : ... C'est de la privatisation plus que de la réforme.
M. Juppé : Non, c'est de la réforme. Sur France Télécom, on ne va pas rentrer dans le détail, c'est aussi l'ouverture à une certaine forme de concurrence, c'est aussi la déréglementation. C'est un vrai changement, une vraie évolution en profondeur.
De même sur l'assurance-maladie, qui – je le demande, ce soir, un peu solennellement – a une alternative à proposer à ce que nous faisons ?
J'observe de plus en plus que tous ceux qui y ont réfléchi sont d'accord sur l'objectif. Alors, on peut discuter sur les modalités, nous sommes prêts à discuter. Mais sur l'objectif de ce que nous avons mis en place, personne ne propose autre chose, sauf alors à privatiser la Sécurité sociale, ce qui serait une catastrophe ou l'étatiser ...
Mme Laborde : ... Ce que vous refusez comme hypothèse ?
M. Juppé : Totalement. Et également l'étatiser, qui serait aussi une catastrophe.
Vous me dites : « y a-t-il d'autres réformes ? », il y a encore beaucoup de changements à faire. Prenez l'Éducation nationale, il a fallu deux ans pour mûrir la réforme, et elle a fait l'objet d'une concertation tout à fait exemplaire qui a abouti à une décision quasiment unanime de ceux qu'elle concerne, c'est-à-dire les professeurs, les étudiants eux-mêmes. Et maintenant il va falloir la faire. On a, si vous voulez, décidé de son principe, il faut rentrer dans la phase opérationnelle. Vous voyez qu'on a beaucoup de travail encore.
M. Carpentier : Avec tout ce que vous venez de dire, vous pensez que vous avez plus de chance de gagner aujourd'hui qu'en mars 1998 ?
M. Juppé : Il ne s'agit pas de savoir si on a plus de chance de gagner ou pas, il s'agit de savoir ce qui est bon pour le pays. Et le Président de la République a bien expliqué, hier soir, qui lui paraissait meilleur pour la France de rentrer, dès aujourd'hui, dans cette nouvelle étape, de donner dès maintenant ce nouveau souffle, de donner dès maintenant au Gouvernement français plus de force dans les négociations internationales que d'attendre un an. Ce n'est pas pour gagner qu'on fait cela, c'est parce qu'on pense que c'est bon pour le pays. C'est pour gagner aussi, mais ce n'est pas le seul objectif.
M. Bilalian : Pour en finir avec les raisons, Monsieur le Premier ministre, et avant de parler de la suite, vos adversaires, comme les socialistes et, de manière plus dure, le Front National, disent que si vous organisez des élections en ce moment, c'est pour prendre tout le monde de court. Et puis encore plus, pour ne pas être rattrapés par certaines affaires qui pourraient toucher votre formation politique, le RPR.
M. Juppé : C'est totalement absurde ! Je ne vois pas en quoi les élections pourraient interrompre le cours de la Justice. Il y aura une Justice après les élections comme il y en a une avant, et les procédures se dérouleront naturellement.
Quant à dire qu'on prend de court, moi, j'entends les formations politiques s'exprimer depuis des mois et des mois sur tout cela. On savait très bien qu'il y avait des élections, elles se sont préparées, j'imagine ! Tout le monde était, d'une manière ou d'une autre, prêt.
M. Carpentier : Oui, mais, sur les affaires, cela n'arriverait pas en période de campagne électorale d'ici le mois de mars 1998.
M. Juppé : Ce n'est pas moi qui décide du programme de travail des juges. Franchement, dans ce domaine, je ne pense pas que l'Opposition actuelle ait beaucoup de leçons à donner à qui que ce soit.
Mme Chabot : Vous avez dit tout à l'heure : « on entre dans une nouvelle période ». On dit que cette nouvelle période va correspondre à un virage libéral : moins d'impôts, moins d'État, plus d'initiatives. Cela rappelle quelque chose. Et on dit : « Voilà ! ». Virage libéral ou pas libéral dans votre politique ?
M. Juppé : Le Président de la République a été élu, vous vous en souvenez, en 1995. Il a marqué un cap, il a fixé une direction. Il ne fait pas du slalom, il ne fait pas des zigzags. On ne va pas tout d'un coup, aujourd'hui, changer de direction et prendre un virage hyper-libéral ou ce qu'on voudra. C'est tout à fait différent.
Il y a eu une première étape, je l'ai dit, qui était l'étape du redressement, la rigueur est derrière nous. Maintenant, c'est l'étape de la dynamisation de l'économie qui nécessite cet élan venu du peuple. Il ne s'agit pas de prendre un cap différent et de faire une politique opposée à celle qui a été menée jusqu'à présent.
Par exemple, prenons les impôts. Je voyais tout à l'heure dans votre petit sujet qu'on indiquait que nous avions augmenté massivement les impôts en 1995, on a oublié de dire qu'on les a aussi baissés, je pense aux charges sociales sur les petites et moyennes entreprises. Il fallait le faire parce qu'il y avait des déficits considérables. Et cela a eu d'ailleurs un résultat dont on ne parle jamais, qui est formidable pour tous ceux qui veulent emprunter, qui a été la chute des taux d'intérêt à un point qu'on n'avait jamais vu avant. Voilà un résultat qui a été engrangé. On en rêvait avant, on l'a fait.
Maintenant, le Président de la République l'a dit, on a un peu commencé mais on va continuer, l'étape qui vient, ce n'est pas de changer de direction, c'est d'engager après ce redressement un allégement, une baisse pour être plus simple, des impôts et des charges parce que nous en avons désormais les moyens. Voilà la nouvelle étape.
M. Carpentier : Pourtant dans votre Majorité, Alain Madelin, je le cite, évoque aujourd'hui un changement de pratique gouvernementale et demande que la France s'engage dans une voie vraiment libérale.
Mme Chabot : Il est isolé là-dessus ? Cela n'engage que lui ?
M. Juppé : Vous savez, la Majorité est diverse. Il y a une tendance libérale, il y a une tendance gaulliste, il y a une tendance démocrate-chrétienne, cela fait la richesse de cette politique et nous nous retrouvons sur l'essentiel.
D'un certain point de vue et même de façon tout à fait déterminée, je crois à la liberté. Je crois à la liberté d'entreprendre. Je crois que la solution au problème du chômage viendra de la création d'entreprises, viendra du développement, de l'innovation. C'est de cela que cela viendra. Alors, si c'est cela être libéral, je suis libéral, bien entendu. Mais s'il s'agit de mettre à bas notre protection sociale, je ne suis pas hyper-libéral.
Mme Laborde : Donc, en fait, vous ne changez pas de politique économique, vous espérez un nouvel élan, mais avec la même politique économique ?
M. Juppé : La politique économique que le Président a proposée aux Français est passée par une première étape, elle est terminée, nous en engageons une deuxième.
Mme Laborde : Par exemple, sur la baisse des impôts, on sait qu'il y a un plan de réduction des impôts de 75 milliards sur 5 ans. Sur cette réduction des impôts, pourriez-vous aller plus loin ou plus vite ? Est-ce une des pistes, par exemple, ou pourrait-il y avoir quelques perspectives de changement ?
M. Juppé : Tout d'abord, je voudrais rappeler que cela a commencé et que le premier tiers provisionnel de cette année a permis d'enregistrer cette baisse assez significative, notamment pour les familles. Alors, nous allons continuer.
Le sens d'une campagne électorale, ce n'est pas d'entrer dans le détail, dans le calendrier de ce qui va se passer pendant 5 ans, c'est de fixer une direction. L'engagement est clair : il n'y aura pas de nouvelles hausses d'impôts, il y aura des baisses d'impôts.
Mme Laborde : Pas de nouvelles baisses d'impôts, autres que celles qu'on connaît déjà ?
M. Bilalian : Il y aura une certaine accélération peut-être ?
M. Juppé : Il peut y avoir une accélération. Il peut y avoir aussi, en matière de charges sociales, par exemple, une extension des dispositifs très efficaces que nous avons mis en place pour l'industrie textile.
Mme Laborde : L'allégement Juppé.
M. Juppé : Vous savez, sur le textile, on a sauvé des milliers d'emplois grâce à l'allégement des charges. Il est possible que, dans le prochain budget, nous puissions étendre ce système dans des conditions efficaces. Cela sera la pratique gouvernementale des prochaines années. Ce qui compte dans la campagne, c'est de bien faire le choix. Certains proposent d'augmenter les dépenses et ils augmenteront donc les impôts, c'est inévitable !
Nous, nous disons : « nous avons fait le redressement. Nous allons maintenant maîtriser les dépenses et nous baisserons les impôts ». Voilà un choix un clair.
Mme Laborde : Cela dit, un allégement des charges, ça coûte !
M. Juppé : Oui, bien sûr, mais c'est pour cela qu'il faut faire des économies.
Quand je vois certains promettre, par exemple, de faire reculer le chômage en créant 700 000 emplois publics, je dis que cela ne peut pas se faire si on n'augmente pas les impôts. Il faudra donc des augmentations d'impôts.
M. Bilalian : Parlons justement du chômage.
Mme Chabot : Comment fait-on pour créer des emplois, Monsieur Juppé ? Parce que, dans votre discours de politique générale à l'Assemblée, vous demandiez à être jugé sur l'emploi.
M. Juppé : Oui, c'est vrai !
Mme Chabot : Au fond, ce Gouvernement n'a pas réussi, un peu comme ses prédécesseurs, et cela a un côté totalement désespérant pour les Français qui se disent : « on n'arrivera jamais à créer des emplois dans ce pays, pourquoi ? ».
M. Juppé : Je ne crois pas qu'on puisse dire tout à fait cela, on crée des emplois. Il ne faut surtout pas laisser entrer dans la tête des Français qu'on ne crée pas d'emplois ...
M. Carpentier : ... Pas assez.
M. Juppé : Bien sûr, pas assez. Je ne vais certainement pas dire que les objectifs que nous avons fixés sont atteints, ils ne sont pas atteints. C'est la raison pour laquelle il faut une nouvelle étape, mais nous créons des emplois.
Tout ce que nous avons fait depuis 1993 et 1994, Monsieur Balladur, puis moi, l'allégement des charges, le développement de la formation en alternance pour les jeunes, les emplois de proximité, les actions en faveur des petites et moyennes entreprises, tout ceci a commencé à donner des résultats. Il y a maintenant cinq mois consécutifs que le chômage des jeunes se réduit, pas assez, mais la direction est prise. Et en 1997, pour la première fois depuis longtemps, nous allons créer en France plus d'emplois que nous n'en supprimons. Il faut passer à la vitesse supérieure. Ce que nous avons fait, ne suffit pas. Que peut-on faire de plus ? – c'est ce que j'ai essayé d'expliquer cet après-midi –, ce que l'on peut faire de plus, c'est de parier sur l'entreprise, sur la création d'entreprises, sur le développement d'entreprise, sur la croissance.
Partout où cela a réussi – et même chez nous, dans les périodes où cela a réussi –, l'emploi est toujours venu là. Et c'est donc un ballon d'oxygène par l'allégement des prélèvements, par la simplification des procédures, par moins de tracasseries, par moins de formalités que nous voulons maintenant développer.
Nous avons là aussi un petit peu commencé. Un petit exemple : nous avions promis d'alléger la feuille de paye. Remplir la feuille de paye pour beaucoup de petits patrons, c'est une véritable corvée, parce qu'il y a souvent 25 lignes. Eh bien, ça y est ! Nous l'avons réduite de moitié. Il y a encore beaucoup à faire. Voilà un peu la direction !
M. Bilalian : Il s'agit bien d'alléger la feuille de paye, pas le contenu de la feuille de paye ?
Mme Chabot : Pas le salaire ?
M. Juppé : Non. D'alléger le nombre de lignes qu'il y a sur la feuille de paye sans modifier l'addition.
D'ailleurs à ce propos, permettez-moi, puisque vous me tendez la perche, de faire une petite parenthèse. Il y a une chose qui est passée un peu inaperçue au mois de janvier dernier : par le basculement des cotisations sociales sur la CSG, nous avons en réalité augmenté le montant de la feuille de paye d'un petit quelque chose, de 0,45 %, mais qui n'est pas nul !
Mme Chabot : Sur l'emploi, il y a deux mots qui reviennent tout le temps ces derniers mois puisque le débat était quand même un peu engagé : flexibilité, réduction du temps de travail. Vous, vous dites quoi ? Plus de flexibilité ou réduction du temps de travail ?
M. Juppé : Réduction du temps de travail, oui, si c'est fait intelligemment. Et nous avons commencé de le faire intelligemment avec la loi de Robien, c'est-à-dire du « sur-mesure » quelle est la situation de l'entreprise ? Qu'est-ce qui est bon pour elle ? Qu'est-ce que l'on peut apporter de chaque côté ? Du côté des salariés, du côté de l'entreprise ? Si c'est bon pour la collectivité, on le fait.
Mais la démarche que l'on nous propose à l'heure actuelle, 35 heures obligatoires pour tout le monde, c'est-à-dire ce qui a déjà été fait il y a quelques années, dans les années 80, je crois que ce n'est pas une bonne méthode.
Donc, oui à la réduction – aménagement du temps de travail, intelligemment.
Quant à votre première question : la flexibilité. Je n'aime pas beaucoup ce mot parce que cela veut dire fragilisation, précarité et suppression ...
M. Carpentier : C'est déjà un petit peu le cas en France ....
Mme Laborde : Oui, il y a beaucoup de flexibilité.
M. Juppé : Justement ! C'est bien pour cela que ce n'est pas la peine d'en rajouter. Il y a déjà beaucoup de souplesse et vous savez que les deux tiers des embauches, parce qu'il y a beaucoup d'embauches, se font en contrat à durée déterminée, c'est-à-dire avec un système qui est souple.
Donc, je crois que la solution ou le problème n'est pas là. Le problème est de voir quels sont les vrais freins à l'embauche : qu'est-ce qui dissuade vraiment un employeur qui a envie d'embaucher, qui a besoin d'embaucher, de le faire ? Parce que cela existe ! Il faut regarder précisément, et je crois que la piste est beaucoup plus dans la lutte contre les tracasseries, contre les formalités inutiles que dans une précarité ...
M. Bilalian : Monsieur Juppé, il nous reste une petite dizaine de minutes, je voudrais que vous répondiez encore à pas mal de questions, notamment une question qui est en forme d'attaque de vos adversaires si vous faites les élections, là, maintenant, au mois de mai, parce que l'année prochaine le budget de l'État sera en mauvaise posture, par exemple la Sécurité Sociale, le déficit ne sera pas jugulé. On parle de 50 milliards au lieu des 30 prévus ?
M. Juppé : Tout ceci, c'est de la propagande pré-électorale ....
M. Bilalian : Ce sera tenu ? Le déficit sera tenu ?
M. Juppé : Bien sûr. Le déficit de la Sécurité Sociale est tenu, et la réforme a déjà réussi sur un point, c'est que les dépenses ne dérapent plus depuis 6 ou 7 mois. Donc, nous avons réduit le déficit de moitié par rapport à 1993-1994 et nous continuerons dans ce sens.
Quant au budget, bien sûr que ce n'est jamais facile à faire un budget ! Mais il n'y aura pas d'impôts nouveaux, le Président de la République l'a dit aux Françaises et aux Français, hier soir, solennellement. Nous tiendrons cet objectif ...
Mme Laborde : Et les 3 % ?
M. Juppé : .... non pas parce que c'est inscrit dans un Traité, mais parce que c'est le bon sens. Parce que, s'il y a trop de déficits, il y a des dettes. Et quand il y a des dettes, il faut les rembourser.
Mme Laborde : Vous tiendrez en 1997 et en 1998 ?
Mme Chabot : Il faut tenir plusieurs années ?
M. Juppé : Oui, bien sûr ! Je disais que l'une des spécialités de nos adversaires socialistes, c'est de faire beaucoup de déficits et beaucoup de dettes, et ensuite de nous « refiler » le bébé. Cela s'est passé en 1985-1986. Cela s'est passé en 1993-1994. Il faudrait arrêter cette séquence.
M. Bilalian : Monsieur Juppé, justement, venons-en à l'Europe, et ce qui est un des gros thèmes de campagne, visiblement cette année pour vous, pas question de renoncer à l'euro, pas question de change, la date, pas question de changer les critères ?
M. Juppé : Non, pas question de faire tout cela, pourquoi ? Parce que c'est l'intérêt des Françaises et des Français. Si l'on change la date ou les critères, cela veut dire qu'on ne le fera jamais !
Mme Chabot : Et cela, c'est affreux ?
M. Juppé : Oui ...
M. Bilalian : Monsieur le Premier ministre, vous savez que votre adversaire, Monsieur Jospin, dit : « Si l'euro doit amener de la rigueur dans ce pays, on peut y renoncer ou tout au moins le reporter dans le temps » ?
M. Juppé : Monsieur Jospin a été un personnage très important dans le gouvernement des années 1991-1992, qui a voulu l'euro, il était au pouvoir à cette époque-là. Et puis ensuite le peuple français a ratifié cela.
Et aujourd'hui qu'est-ce que je vois ? Par pur électoralisme, pour se mettre d'accord avec Monsieur Hue et avec Monsieur Chevènement, Monsieur Jospin trahit ses convictions. Je trouve que ce n'est pas bien et que ce n'est pas une attitude d'homme d'État, et d'ailleurs cela crée au sein du Parti Socialiste des turbulences très fortes, parce qu'il y a chez les Socialistes des européens convaincus qui ne comprennent pas ce virage purement politicien de celui qui est leur leader.
Mme Chabot : Monsieur Juppé, pour que tout soit clair, vous tiendrez les 3 % de déficit imposés ? Il n'y aura pas de tour de vis supplémentaire ?
M. Juppé : Il n'y aura pas de tour de vis fiscal, c'est clair. Nous aurons une gestion des dépenses publiques qui sera sérieuse. On dépense trop dans notre pays. L'augmentation des dépenses publiques, depuis des années et des années, nous a placés en tête de tous les pays développés. Alors, il faudra dépenser mieux. Il faudra réformer l'État. Il faudra diminuer par exemple le nombre des ministères pour mettre davantage de services au contact de la population, là où c'est utile sur le terrain.
Bref, il y a des choses à faire. Ça ne se fera pas tout seul, bien entendu, mais l'on peut y arriver ! Et les Français en bénéficieront.
Je vous ai dit tout à l'heure qu'ils en avaient bénéficié par la baisse des taux d'intérêt, c'est en maîtrisant les dépenses que nous pourrons baisser les impôts. Nous le faisons pour les Français, cela.
M. Carpentier : Malgré tout, s'il y avait quand même un dérapage budgétaire, ce n'est pas totalement à exclure que vous ne soyez pas dans les 3 % l'an prochain, il faudra bien, de toute façon, faire de la rigueur ? Vous ne pouvez pas le dire parce que vous êtes en campagne électorale, mais il y aura peut-être un petit tour de vis qui arrivera ?
M. Juppé : On ne fera pas de la rigueur, on fera du dynamisme. Parce que maîtriser les dépenses, cela ne veut pas dire forcément de la rigueur. Vous croyez que la vigueur, c'est l'augmentation des dépenses ? L'augmentation des dépenses, ce sont des impôts, un jour ou l'autre. C'est cela la vraie rigueur. Parce que cela conduit à forcément serrer la vis.
Quand on est sérieux sur les dépenses, ce n'est pas de la rigueur. Au contraire, on se dégage une marge de manœuvre pour baisser les déficits et pour baisser les impôts. C'est là qu'est le choix.
La vision socialiste qui est conservatrice et passéiste, c'est toujours plus de dépenses. Et, un jour, c'est plus d'impôts, forcément !
M. Carpentier : Oui, mais moins de dépenses, c'est moins de relance de l'activité ?
M. Juppé : Cela part du principe que la seule relance de l'activité peut venir de la dépense publique. La relance de l'activité vient de ceux qui créent des entreprises, parfois des toutes petites entreprises.
Mme Laborde : Les très petites entreprises.
M. Juppé : C'est pour cela que j'ai souhaité que nous mettions en place un statut spécifique de la toute petite entreprise, celle qui a un ou deux ou trois salariés ...
Mme Laborde : Celle qui a 1 salarié.
M. Juppé : – 1 parfois –, statut fiscal et social pour tenir compte du fait que quand on a 1 salarié, on n'est pas Péchiney ou Rhône-Poulenc et qu'on ne peut pas gérer les choses de la même manière. Il faut en tenir compte.
Mme Chabot : Vous avez dit tout à l'heure : la rigueur est derrière nous. Vraiment les Français aimeraient bien en être convaincus ?
M. Juppé : Je le pense sincèrement. Si je le dis, c'est parce que Je le crois, c'est parce que l'on a fait des choses difficiles, courageuses et que, maintenant, nous pouvons envisager l'avenir avec plus de sérénité.
Regardez ! Ce ne sont pas uniquement des convictions intimes : en 1995, nous étions à la croissance zéro ; premier semestre 1996 : 1 % ; deuxième semestre : 2 % ; aujourd'hui 2,5 %. Et tous ceux qui font des prévisions – je suis prudent – disent : fin de l'année, début de l'année prochaine : 2,8 %, 2,9 %.
Vous voyez bien que le redémarrage se fait. Et maintenant ce qu'il faut, c'est l'accélérer.
M. Bilalian : Monsieur Juppé, je reviens à la campagne. Vous avez désigné votre adversaire qui est le Parti Socialiste. Et le Front National, dont on parlait beaucoup il y a quelques semaines, on a l'impression que les leaders de la majorité ne veulent pas en parler, mais cela vous pose un problème tout de même ?
M. Juppé : Je ne crois pas que l'on puisse dire cela ! J'ai entendu le Président de la République dire hier soir que le combat pour les valeurs, c'était quelque chose d'important. Je l'ai dit moi-même. C'est d'ailleurs aussi l'une des raisons de la dissolution ....
M. Bilalian : Quelle sera votre attitude face au Front National pendant cette campagne ?
M. Juppé : Vous la connaissez. Je crois que la réponse a déjà été apportée depuis très longtemps : nous n'avons rien de commun avec la « philosophie » ou les « valeurs » que défend ce Parti qui nous attaque d'ailleurs avec une haine, tout le monde l'a observé hier soir, extraordinaire. Je ne vois pas comment l'on peut se poser la question !
Ils nous ont choisis pour cible et pour adversaire, et nous n'avons pas en commun les mêmes valeurs.
M. Carpentier : Vous ne craignez pas un mauvais report de voix des électeurs du Front National au 2ème tour, qui iraient plutôt voter pour le Parti Socialiste ou s'abstenir plutôt que pour vous ?
M. Juppé : Je ne crois pas ! De toute façon, je ne vais pas me mettre à changer de position pour avoir le meilleur report de voix ! Je crois que c'est en restant soi-même que l'on convainc les électeurs de vous rejoindre. Et je fais confiance au bon sens des électrices et des électeurs. Lorsque le choix, ce sera le conservatisme socialiste, les vieilles recettes qui ont toujours échoué partout, que l'on abandonne, d'ailleurs, ailleurs, sauf en France, et puis la modernité, le mouvement, le changement, je crois que les Français de bonne volonté choisiront, choisiront bien !
M. Carpentier : Même ceux qui votent pour le Front National ?
M. Juppé : Tous, même ceux qui votent socialiste.
Mme Chabot : Sur ce thème de la modernité ou du choix de civilisation disait Lionel Jospin, hier soir, dans cette campagne, vous êtes prêt à débattre avec lui ?
M. Juppé : Bien sûr ! C'est un vrai choix de civilisation, effectivement, c'est le choix entre les vieilles recettes collectivistes et étatiques, toujours plus de dépenses publiques, dont on a vu les résultats, je l'ai dit, et puis un choix de modernité. Cela mérite, effectivement, qu'on en débatte.
Mme Chabot : Donc, vous débattez avec lui ?
M. Juppé : Bien sûr !
Mme Chabot : Et vous acceptez le face à face pendant cette campagne ?
M. Juppé : On verra sous quelle forme De toute façon, on est déjà face à face.
M. Bilalian : Deux dernières questions rapides, si vous voulez bien, Monsieur le Premier ministre peut-on encore faire campagne aujourd'hui, 4 ans après les élections de 1993, sur le bilan socialiste ?
M. Juppé : Oui, parce que – on ne fait pas campagne sur cela, d'abord, permettez-moi de vous le dire – il n'est pas soldé. Mais je ne fais pas campagne sur le bilan socialiste, je fais campagne sur un projet. Si vous m'avez bien écouté cet après-midi devant les députés, j'ai consacré les 9/10ème ...
M. Carpentier : Vous avez eu le temps de l'évoquer ?
M. Juppé : Évidemment ! Parce qu'ils sont là, on ne peut pas les ignorer. Je voulais simplement dire que j'ai fait mon discours essentiellement sur un projet d'avenir.
M. Bilalian : Dernière chose, la majorité est derrière vous, unie, on l'a vu cet après-midi, vous y faisiez référence. Si vous gagnez, vous restez à Matignon, vous désirez rester à Matignon comme Premier ministre ?
M. Juppé : Le Président de la République m'a demandé en 1995 de conduire une action difficile, une action de redressement – j'en ai parlé –, il a fallu à certains moments disons du courage. Cela n'a pas été simple. Je l'ai fait. Aujourd'hui, en tant que Premier ministre, je suis naturellement, c'est la philosophie de nos institutions, le chef de la majorité, et je vais assumer cette responsabilité. Je vais me mettre à la tête de cette majorité pour faire campagne. J'ai commencé cet après-midi et je vais aller sur le terrain.
Et puis le soir des élections - nous les gagnerons, j'en suis convaincu là, le Président, le soir ou le lendemain, constituera une nouvelle équipe.
M. Bilalian : Mais je suppose que vous avez envie de continuer cette action ?
M. Juppé : Le Président constituera une nouvelle équipe, avec un Premier ministre, c'est son choix.
M. Bilalian : Et s'il vous demandait votre avis ?
M. Juppé : ... Et, moi, je ne suis candidat à rien, sauf à conduire la bataille ...
M. Carpentier : ... jusqu'en 2002, Alain Juppé ?
M. Juppé : ... aux élections et à la gagner. Après, le Président décidera, c'est son pouvoir, à lui et à lui seul.
M. Bilalian : Monsieur le Premier ministre, je vous remercie.
Merci d'avoir répondu à nos questions. Je pense que nous aurons l'occasion de nous retrouver tout au long de cette campagne.
Merci de nous avoir suivis. À bientôt.
Bonsoir. Excellente soirée sur notre chaîne.