Texte intégral
La Croix - 30 avril 1997
La Croix : Est-il possible de concilier libéralisme et solidarité ? L’économie de marché, sans garde-fou, conduit-elle à autre chose que l’enrichissement des plus riches et l’appauvrissement des plus pauvres ?
Alain Madelin : Allons donc, c’est tout le contraire ! Jamais nous n’avons eu autant de chômeurs, de pauvreté, de précarité. Ce n’est pas le résultat d’une politique libérale mais de plusieurs décennies d’étatisme et de dirigisme. La meilleure façon de lutter contre la pauvreté, c’est de créer des richesses et des emplois nouveaux.
La Croix : La France est-elle donc allée trop loin dans la redistribution ?
Alain Madelin : L’État-providence d’hier ne marche plus. Les sécurités d’hier sont devenues les insécurités d’aujourd’hui. Nous sommes passés de la civilisation de l’usine à la civilisation du savoir. Une nouvelle vague de croissance forte, riche en emplois, se prépare dans le monde. Pour découvrir et bénéficier de cette nouvelle croissance, nous avons besoin de libérer notre société afin de faciliter le changement. Il nous faut inventer de nouvelles libertés et, dans le même temps, de nouvelles sécurités. Chez les libéraux, c’est d’ailleurs une tradition. Ce sont eux, on l’oublie souvent, qui sont à l’origine de la création des mutuelles, des protections contre la maladie, de la loi sur les syndicats…
La Croix : Qu’entendez-vous par « nouvelles libertés » ? Faut-il par exemple supprimer le Smic et plus généralement accroître la flexibilité ?
Alain Madelin : Je n’aime pas le mot flexibilité, car il évoque l’idée du salarié jetable. De nouvelles formes de travail et d’emplois sont en train d’apparaître. Aujourd’hui, ce ne sont plus les usines qui fournissent les gros bataillons de l’emploi mais les PME et le travail indépendant. C’est pourquoi je pense qu’entre l’extrême rigidité de contrats à durée indéterminée de moins en moins souvent offerts et l’extrême précarité des CDD ou d’emplois au rabais subventionnés, il y a un espace pour la liberté contractuelle.
Lorsque j’étais ministre des entreprises, j’ai créé un statut du travailleur indépendant. J’ai libéré et permis le développement du travail indépendant, tout en renforçant la sécurité, en donnant à ces travailleurs la même Sécurité sociale que tous les Français et un système d’assurance chômage. J’ai ainsi montré que l’on pouvait conjuguer liberté et sécurité.
Je me suis, par ailleurs, toujours opposé à l’idée de supprimer le Smic. Pour des raisons culturelles, sociales, et peut-être aussi parce que, étant issu d’une famille de smicards, je sais ce que c’est que de vivre avec un salaire minimum. Au surplus, baisser le Smic pour le rapprocher un peu plus du RMI, c’est décourager le travail et enfermer des familles entières dans l’assistance. J’ai été l’un des premiers à avoir défendu l’idée d’un revenu minimum. Mais je constate, à l’évidence, qu’il y a un déficit d’insertion. Ceci est inacceptable.
La Croix : Alain Juppé propose de réduire le nombre de fonctionnaires de 5 000 par an. Est-ce suffisant ?
Alain Madelin : Nous sommes un pays surétatisé et nous devons, bien sûr, réduire les effectifs de la fonction publique. Tous les pays le font, quelle que soit leur couleur politique. Comme le disait Pierre Bérégovoy, mieux vaut un peu moins de fonctionnaires, mieux motivés et mieux récompensés. Sans licencier, en recrutant seulement deux fonctionnaires pour trois départs en, « discours social », retraite, on pourrait réduire les effectifs de 20 000 par an. Mais, pour cela, il est indispensable de favoriser la mobilité interne à la fonction publique. Si je supprime les frontières ou le contrôle des prix, je dois pouvoir redéployer les effectifs là où il manque des fonctionnaires.
La Croix : En matière de solidarité, quelle mesure faudrait-il prendre d’urgence au lendemain des élections ?
Alain Madelin : Il ne faut pas laisser des familles entières s’installer dans l’exclusion. Chaque fois qu’on le peut, transformons les revenus d’assistance en revenus d’activité afin d’éviter que les gens ne se sentent inutiles à la société, rejetés, et ne s’enferment dans l’assistance. Il faut, avec les municipalités, développer des tâches d’utilité sociale mais au sein d’un vrai parcours d’insertion avec, à côté, une formation ou la possibilité d’un autre travail.
Mais la meilleure voie pour retrouver la cohésion sociale, c’est de multiplier les vrais emplois dans de vraies entreprises. Il existe 1,9 million de petites entreprises. Imaginez que chacune d’elles recrute en moyenne une personne ! Cela fait plusieurs années que je propose un chéquier-emploi en trois volets : un contrat de travail simplifié, un chèque pour la rémunération et un chèque unique de charges sociales forfaitaires.
La Croix : La dissolution a été précédée de rumeurs sur une inflexion libérale de la politique économique. Depuis, Jacques Chirac et Alain Juppé ont vigoureusement dénoncé l’ultralibéralisme. Que faut-il en conclure ?
Alain Madelin : Ce que je propose, c’est une voie libérale tempérée, qui consiste à remettre la France en mouvement, à conjuguer liberté et sécurité. Au fond, je me situe entre Helmut Kohl et Tony Blair. Et parfois, Tony Blair va plus loin que moi…
France 3 - jeudi 1er mai 1997
France 3 : L’association de ces deux mots, gaullisme et social, ça vous semble la bonne voie ?
A. Madelin : Ce que vous avez vu à Port-Marly, c’est l’association d’un discours libéral – très libéral – d’Édouard Balladur et, en même temps, d’une très forte préoccupation sociale. Je crois vraiment que, aujourd’hui, si l’on veut plus de social il faut aussi un plus libéral. La précarité, le chômage, l’exclusion, la pauvreté, nous l’avons au terme de plusieurs décennies de dirigisme. Tout le monde comprend que ce n’est pas avec un peu plus de dépenses publiques, avec un peu plus de réglementation, que l’on va résoudre ce problème, mais avec un peu plus de liberté.
France 3 : Vous dites « un discours très libéral » en parlant de celui d’Édouard Balladur, mais on a quand même le sentiment qu’après les craintes évoquées à propos d’un virage ultra-libéral, la majorité a un petit peu infléchi son discours. Cela ne doit pas tellement vous ravir ?
A. Madelin : Je vous invite à regarder au-delà de nos frontières. Nous sommes le 1er mai, c’est aujourd’hui le jour des élections en Grande-Bretagne et je trouve que Tony Blair donne un sacré coup de vieux à M. Jospin. Si je regarde le programme de Tony Blair pour l’Angleterre, entre ce qu’il propose de faire et ce qu’il propose de ne pas défaire de l’héritage conservateur voilà un programme qui me conviendrait parfaitement pour la France…
France 3 : Vous voteriez Tony Blair ?
A. Madelin : … qui allie parfaitement le côté libéral et le côté social. D’une certaine façon – ce sont les observateurs qui l’ont écrit – M. Blair est parfois plus proche de M. Madelin que de M. Jospin. Donc je crois qu’aujourd’hui, il faut regarder ce qui se passe dans le monde et ne pas avoir peur des mots.
France 3 : Depuis le début de cette campagne, on entend beaucoup la formule du « nouvel élan » que tous les ténors de la majorité utilisent, mais on a parfois le sentiment que ce nouvel élan n’est pas le même pour tout le monde ?
A. Madelin : Pour moi c’est un nouvel élan de liberté. J’ai essayé de placer ma campagne sur ce thème d’élan de liberté. Nous sommes aujourd’hui le 1er mai, c’est aussi la fête du travail – je crois vraiment au travail et à la récompense du travail –, et aujourd’hui le problème qui mine la société française, qui entraîne tant d’injustices et tant de désespoirs c’est effectivement la panne du travail. Libérer le travail ça veut dire quoi ? Prenez une femme qui voudrait être couturière à domicile, extrêmement difficile ! Prenez quelqu’un qui voudrait exercer un petit métier et se mettre à son compte, extrêmement difficile ! Prenez un tout petit artisan qui voudrait embaucher une personne, extrêmement difficile parce que lui n’a pas le droit à l’erreur, au contraire de ceux qui dirigent le Crédit Lyonnais. Je crois que libérer les énergies c’est ce qui peut nous permettre de retrouver le chemin de la mobilité sociale et du progrès social dans notre pays.
France 3 : Votre but personnel c’est de participer à un gouvernement pour agir ou alors c’est de garder votre célèbre liberté de pensée, et même liberté de parole ?
A. Madelin : Je tiens à garder absolument ma liberté de pensée et de parole. J’attendais ce nouvel élan depuis longtemps et je souhaite qu’il puisse être mis en oeuvre pour notre pays et j’essaie, en tout cas, de participer pleinement à la campagne pour donner cette chance à la France.
France 3 : Et vous souhaiteriez participer pleinement au gouvernement ?
A. Madelin : Pleinement à la campagne ; le reste, nous verrons plus tard.