Déclaration de M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur, et interview dans "Le Figaro" le 19 janvier 1998, sur la politique de sécurité de proximité et les contrats locaux de sécurité, le redéploiement des effectifs de police et de gendarmerie, et le recrutement d'adjoints de sécurité, à Paris le 19 janvier 1998.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Réunion de 350 maires en provenance de 26 départements considérés comme "sensibles" au Palais des Congrès à Paris le 19 janvier 1998

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro

Texte intégral

Intervention à la réunion des maires – 19 janvier 1998

Mesdames et Messieurs les maires,

1. Je suis heureux, avec Madame la ministre de l’emploi et de la solidarité, Madame le garde des sceaux et Monsieur le ministre de la défense, de vous accueillir aujourd’hui, en présence de Messieurs les procureurs des ressorts de tribunaux dont dépendent vos communes, et des préfets de vos départements.

Trois mois après le colloque de Villepinte où le Gouvernement a pu, en liaison avec les élus et le monde associatif, enrichir sa réflexion et définir clairement et fermement les premières orientations de sa politique de sécurité dans la droite ligne du discours de politique générale du Premier ministre du 19 juin 1997, il m’a paru important de vous réunir pour que les membres du gouvernement chargés de la mise en œuvre de la politique gouvernementale dans ce domaine puissent s’entretenir avec vous, des problèmes de sécurité auxquels sont confrontés, avec une acuité particulière, les villes dont vous avez la charge.

Les événements de la fin de l’année 1997 m’ont conforté dans l’analyse des problèmes et la définition des priorités opérées à Villepinte. L’équation de la politique de sécurité a été fermement posée. Il faut tenir le cap fixé et donner tout son sens au triptyque « citoyenneté, proximité, efficacité ». Comment donner à la sécurité de proximité l’impulsion nécessaire, tel est l’objet de cette réunion. Le succès dépend en effet de notre mobilisation.

En tant qu’élus locaux, vous êtes les partenaires naturels de la politique de sécurité dont les contrats locaux de sécurité sont l’instrument privilégié. En effet, si la sécurité est bien au premier chef, la responsabilité de l’État, c’est aussi une responsabilité partagée avec l’ensemble des acteurs locaux engagés dans la lutte contre l’insécurité, et particulièrement dans la prévention de la délinquance. Vous le savez, il ne faut pas opposer prévention et répression. L’une et l’autre sont nécessaires.

Notre rencontre d’aujourd’hui a également pour objectif de vous permettre d’exprimer vos attentes, vos propositions ou le fruit de vos expériences sur les réponses à apporter aux situations d’insécurité qui frappent certains quartiers de vos villes. Elle doit permettre la mobilisation conjointe des principaux acteurs ici représentés : maire, préfets, procureurs de la République. Les contrats locaux de sécurité ne seront des outils performants que si tous s’investissent dans leur élaboration et dans leur application.

Je tiens à vous remercier d’avoir répondu en aussi grand nombre à l’invitation qui vous a été faite. Je m’adresse aux maires mais également aux préfets et aux procureurs de la République des vingt-six départements concernés.

Permettez-moi maintenant de vous indiquer comment va se dérouler notre réunion.

Après mon intervention et celles de mes collègues, un film d’une dizaine de minutes, réalisé par le service de communication du ministère de l’intérieur, vous donnera des exemples concrets et des conseils pratiques pour l’élaboration des contrats locaux de sécurité.

Après cette première partie, qui n’excédera pas une heure, je souhaite qu’une discussion s’engage entre nous ; les membres du gouvernement ici présents répondront à vos interrogations.

2. La réalité de l’insécurité, c’est la multiplication par 7 des faits de délinquance et de criminalité depuis le début des années 60. Ainsi s’explique l’ampleur des craintes manifestées. La montée des violences urbaines, spectaculaire ces derniers temps, et la multiplication des incivilités aussi largement.

Or, plus que d’autres encore, vous êtes concernés par ces phénomènes, puisque les communes représentées à travers vous aujourd’hui sont les plus importantes au sein des 26 départements considérés comme les plus sensibles au titre de l’ordre public, départements qui sont aussi les plus urbanisés. Plus de 69 % de la délinquance générale française, et plus encore, près de 72,5 % de la délinquance de voie publique, c’est-à-dire de celle qui est la plus visible et qui suscite le plus d’anxiété de la part de nos concitoyens, y sont en effet concentrés.

Vous avez de surcroît, pour la plupart d’entre vous, à administrer, au sein de ces départements, des quartiers extrêmement sensibles, où se focalisent de très grandes difficultés.

3. Le Premier ministre a rappelé à Villepinte les principes qui doivent guider notre action dans ce domaine :

- la sécurité est d’abord une responsabilité de l’État ;
- la sécurité doit être égale pour tous ;
- la sécurité dépend pour une large part des relations de confiance établies entre les services en charge de la sécurité et la population.

J’ai moi-même résumé les caractéristiques de cette action : la sécurité s’enracine dans un sentiment retrouvé de la citoyenneté, la proximité doit être le mode d’intervention privilégié des acteurs de la sécurité, et d’abord de la police. L’efficacité de la coopération des services de l’État au premier rang desquels la police, la gendarmerie et la justice, peut seule permettre l’application de la loi.

J’évoquerai seulement aujourd’hui la sécurité de proximité. Celle-ci constitue un des volets opérationnels essentiels de toute politique de la ville. Elle doit être conduite en liaison très étroite avec vous. Sa réussite implique l’engagement plein de l’État et la coopération de tous. J’ai déjà signé les premiers contrats locaux de sécurité dans le Rhône et en Seine-Maritime. Nous ne sommes qu’au début de l’effort.

4. L’État en effet doit, mieux que par le passé, adapter ses interventions aux caractéristiques locales souvent alarmantes auxquelles il est confronté. Certes, il faut prendre la mesure des choses :

- la délinquance et la criminalité sont en régression statistique : les chiffres définitifs de l’évolution globale de la criminalité en 1997 font en effet apparaître une diminution de 1,86 % par rapport à l’année précédente tandis que la délinquance de voie publique est en diminution de 3,82 % mais la délinquance reste à un niveau inacceptablement élevé ;
- même si le taux des affaires élucidées a progressé quant à lui de plus de 5,6 % cette année dans les circonscriptions de sécurité publique, le taux global d’élucidation reste insuffisant ;
- même si, plus de 473 individus ont été interpellés pour les faits de violences urbaines au cours du seul mois de décembre par les services de sécurité publique, il est clair qu’il faut améliorer les capacités de la police et de la justice pour identifier les auteurs, les interpeller et les sanctionner.

La justice, et la police continueront donc à s’adapter comme ils s’y engagent déjà par diverses dispositions, qui vont de la création de maisons de justice et de droit à celle de groupes de traitement local de la délinquance, du développement de l’îlotage à celui de programmes d’amélioration de l’accueil du public et de traitement des affaires judiciaires en temps réel.

Mais l’État doit accentuer plus encore ses efforts et multiplier les initiatives. Par exemple en adaptant mieux ses interventions au territoire dans lequel elles se déploient, ou en prenant mieux en compte des besoins des populations.

5. Ainsi, il convient que la répartition territoriale des effectifs de la gendarmerie et de la police, soit plus en adéquation qu’elle ne l’est actuellement avec la géographie évolutive des délits et des crimes. Une mission a été confiée à cet effet par le Premier ministre à deux parlementaires, MM. Carraz et Hyest, pour y réfléchir.

À ce propos, j’entends parfois des déclarations sur la baisse prochaine des effectifs de la police nationale en raison des nombreux départs à la retraite chez les policiers au cours des cinq prochaines années.

Je tiens à dire clairement ici que les 25 000 départs à la retraite programmés dans les années à venir, du fait des forts recrutements des années 1970, seront compensés nombre par nombre par des créations d’emplois de fonctionnaires actifs de la police nationale.

Mieux, pour prévenir tout décalage entre départs et affectations dans les services de police, du fait des temps incompressibles de formation des nouvelles recrues, j’ai obtenu que soit anticipé le programme de recrutement. Dans ces conditions, c’est 6 140 policiers actifs, par rapport aux 4 740 départs à la retraite prévus, qui intégreront la police nationale en 1998.

D’ores et déjà, le recrutement des premiers adjoints de sécurité dans la police nationale, et leur répartition répondent à la volonté de « coller » à plus près aux exigences du terrain et à l’acuité des besoins. Ainsi, cette année près de 80 % des 8 250 adjoints de sécurité recrutés au plan national seront déployés au sein des 26 départements auxquels appartiennent les communes dont vous êtes les élus. Ces personnels seront uniquement affectés dans des zones comportant des quartiers difficiles et en concertation avec vous, au travers de l’élaboration des contrats locaux de sécurité.

Du reste, à cette concentration de moyens humains, sur un nombre de sites limités et aux besoins reconnus, correspondra une concentration parallèle de moyens matériels et financiers qui sont actuellement alloués aux préfets.

Ce qui est annoncé ici au titre des adjoints de sécurité, vaut également pour 15 000 autres emplois-jeunes qui seront recrutés au titre de la prévention (agents locaux de médiation sociale). Ceux-ci devront être également déployés prioritairement au sein de ces secteurs exposés qu’appellent, à ce titre, un traitement privilégié.

Pas de saupoudrage donc. L’État entend s’engager dans une démarche clairement ciblée. Il faut faire des choix clairs pour relever les défis de l’insécurité.

6. Pour autant, cette affectation de moyens supplémentaires à des actions nouvelles de sécurité, ne trouvera sa pleine efficacité que si elle s’accompagne de la recherche de modes adaptés d’intervention de la police. Cela est vrai en matière de prévention, de dissuasion aussi bien que de répression, notamment pour affirmer une plus grande présence sur la voie publique, pour mieux prendre en considération le sentiment d’insécurité, et pour mettre plus encore l’accent, au-delà du maintien de l’ordre public, sur le traitement judiciaire des violences urbaines.

Notre action ne trouvera aussi sa pleine efficacité que si elle associe tous les acteurs de la sécurité.

7. L’idée n’est pas nouvelle. Depuis les travaux de la commission Bonnemaison, elle a trouvé maints développements, sans toutefois porter partout autant de fruits qu’on aurait pu espérer.

Les responsabilités en sont nombreuses et sans doute partagées. Mais, je ne m’attarderai à l’instant que sur celle de l’État, qui trop souvent, est restée aux portes de ces forums de concertation, sans s’y investir toujours suffisamment aux niveaux convenables, contribuant ainsi au caractère quelque fois formel de certaines de ses réunions, comme si la sécurité était un objectif secondaire.

8. Il convient de remédier à cet état de fait. L’élaboration des contrats locaux de sécurité est l’occasion d’un changement profond d’attitude.

La sécurité locale ne peut être que le résultat d’une action commune de nous tous, certes dans le respect des compétences de chacun mais exigeant la synergie des efforts de tous les partenaires concernés, qu’ils soient publics ou privés. Les raisons en sont simples :

a) D’abord la connaissance initiale des questions de sécurité auxquelles nos citoyens ont à faire face est par nature éclatée et parcellisée ; nul ne peut prétendre en avoir à lui seul une vision globale et complète.

La demande sociale de sécurité ne se résume ni à la somme des appels et des plaintes qui sont adressés aux services de police, ni aux seuls faits susceptibles de recevoir une qualification et une suite pénales, ni à la seule appréciation péremptoire de tel ou tel, ni même aux chiffres d’un sondage d’opinion. Elle exige non seulement la collecte des symptômes multiples remontant du terrain de sources très diverses (bailleurs sociaux, personnels éducatifs, travailleurs sociaux, transporteurs, etc.) mais aussi, ensuite, un travail collectif méthodique pour apprécier, mesurer, pondérer toutes ces informations et tous ces matériaux afin que puissent être ensuite élaborées des stratégies adaptées.

L’élaboration de diagnostics locaux de sécurité qui est le socle préalable indispensable de plans ou de programmes locaux de sécurité ne peut donc être, à cet égard, qu’une œuvre de concertation, de réels échanges et d’interrogations réciproques. Vous trouverez, dans cet exercice, toute l’aide dont vous pourriez avoir besoin auprès du directeur central de la sécurité publique, M. Sanson, comme auprès du directeur de l’IHESI, M. Melchior.

Au demeurant, ces diagnostics ne peuvent être réalisés une fois pour toute. Ils doivent refléter une réalité vivante qui impose des réajustements constants, et doivent donc procéder d’une confrontation régulière des points de vue.

L’élaboration et la mise à jour des contrats locaux de sécurité implique un vrai dialogue sans esprit de chapelle mais sans faux fuyants.

b) Deuxièmement, il faut tirer certaines conséquences de ce principe : « La sécurité n’est la propriété de personne ; elle est l’affaire de tous ».

En particulier, on ne doit plus assister, comme le décrit très bien un chercheur de l’IHESI, Monsieur Monjardet, « à un jeu de furet où chacun met en avant les carences de l’autre : la police renvoie à l’école ou à la justice, qui renvoie aux parents, qui renvoient au maire, qui renvoie lui-même à l’État, qui renvoie à… De l’évidence que la sécurité est l’affaire de tous, s’engendre trop souvent la mise en cause de la responsabilité de l’autre, bien plus que la conscience d’une responsabilité partagée.

On ne sera efficace qu’en dépassant ce type de comportement. L’engagement sans réserve de chacun ne sera possible que par l’adhésion de chacun à une démarche collective. Les contrats locaux de sécurité doivent résulter d’une démarche qui fasse naître, au travers d’un vrai débat, une prise de conscience collective de la complexité des problèmes posés.

Bref, chacun doit assumer ses responsabilités pour qu’ensemble, nous puissions atteindre les objectifs que nous nous seront fixés.

c) Troisièmement, il faut admettre que nul ne peut revendiquer une responsabilité partagée, que s’il accepte la formation d’exigences mutuelles.

Il serait fort peu opérant, par exemple, que la police accroisse isolément son dispositif préventif et répressif dans certaines cités après 18 heures le soir, si elle devait continuer, comme dans de trop nombreux cas, à être la seule à intervenir à la nuit tombante.

Il faut que parallèlement, éducateurs de rue, travailleurs sociaux, animateurs, agents de prévention, puissent être présents simultanément sur ces plages horaires souvent les plus difficiles.

Et quand j’appelle tous les acteurs locaux à contribuer à la sécurité de proximité, je n’oublie pas les polices municipales.

Plusieurs d’entre vous m’ont fait part du rôle que joue leur police municipale dans la prévention de l’insécurité, dans les missions, de jour et de nuit, qui leur sont confiées. Je tiens à répéter ici que le projet de loi en préparation ne remet aucunement en cause l’apport que les polices municipales représentent pour la sécurité générale dans les communes.

Cependant, il importe de mieux définir par la loi le cadre juridique de leurs interventions. L’avant-projet de loi – le quatrième depuis cinq ans – n’entend nullement supprimer mais seulement adapter l’armement des agents de police municipale aux missions qu’ils sont appelés à exercer.

Un règlement de coordination avec la police nationale pourra parfaitement permettre les patrouilles nocturnes et tenir compte des circonstances particulières.

Je suis persuadé que le bon sens et l’esprit de responsabilité de chacun permettront de dégager un large accord sur le texte qui sera proposé aux parlementaires, dont nombre d’entre eux sont maires et savent que le rôle éminent des services de l’État, en charge de la sécurité et une bonne coopération avec les polices municipales quand elles existent, doivent concourir à la lutte contre l’insécurité urbaine.

Bâtir un contrat local de sécurité, c’est précisément mettre en cohérence, méthodiquement, tous ces éléments.

9. Enfin, il est un point sur lequel j’aimerais également attirer votre attention.

Un contrat local de sécurité est bien plus qu’un document, si solennel soit-il. Il doit à la fois initier et symboliser l’élan d’une dynamique collective et confiante qui seule, sera à la hauteur des défis qu’il nous faut relever ensemble.

Sachez en tous cas que l’État entend, avec chacun des partenaires qui souhaitent participer à cette entreprise, assumer pleinement ses responsabilités, afin de mieux répondre aux attentes des populations vulnérables dont, au travers de nos missions respectives, nous avons collectivement la charge.


Le Figaro : 19 janvier 1998

Le Figaro : Que pouvez-vous dire aujourd’hui pour rassurer les Français qui s’inquiètent de l’explosion de violence urbaine ?

Jean-Pierre Chevènement : Il convient d’abord de garder son sang-froid. Les Faits de délinquance de voie publique ont baissé en 1997 de 3,82 %. En revanche, les faits de violence urbaine, eux, ont beaucoup augmenté. Ces faits sont passés de 3 466 en 1993 à 15 791 en 1997. Il est vrai qu’il faut les rapporter à la masse globale des délits : 3,5 millions environ par an. Il y a là néanmoins un fait nouveau préoccupant. Il y a une explosion de certains actes : non plus seulement attaques contre les policiers (environ 2 000), mais aussi contre les conducteurs d’autobus, les facteurs, et même, dans certains cas, les pompiers ! je n’oublie pas, bien sûr, les vols et les incendies de voitures. C’est comportements sont largement le fait de mineurs.

Le Figaro : Quel est le profil de ces mineurs ?

Jean-Pierre Chevènement : Le moins que l’on puisse dire, pour ceux que la police a interpellés, c’est qu’ils n’ont pas grand-chose dans la tête. On pourrait parler d’acte gratuit s’ils avaient lu Gide, mais, en l’occurrence, ce sont des jeunes qui ne comprennent même pas ce qu’ils font. Ils n’ont pas perdu le sens de la réalité pour la bonne raison qu’ils ne l’ont jamais eu. Ils vivent dans le virtuel. Ce sont les produits de ce que Régis Debray appelle la « vidéosphère ».

Le Figaro : Comment expliquez-vous leur comportement ?

Jean-Pierre Chevènement : Leur comportement est la conséquence d’une crise sociale et morale profonde. Les parents, les éducateurs au sens large, ne transmettent plus les valeurs de base, les repères fondamentaux. Quand je parle des éducateurs au sens large, je ne peux pas ne pas évoquer le rôle des médias de masse. Les faits de violence urbaine se multiplient de 1 à 3, à la faveur de leur médiatisation, dans des périodes d’actualité creuse.

J’ajoute que ce ne sont pas les meilleurs exemples qui font la une des télévisions. Or les valeurs ne se transmettent que par l’exemple. Pour autant, les violences urbaines existent, bien évidemment, en dehors de leur médiatisation.

Le Figaro : Avez-vous des éléments qui vous permettent de penser que ces violences urbaines sont parfois orchestrées ?

Jean-Pierre Chevènement : Je ne connais qu’un seul cas où ces violences étaient attisées de manière constante par un imam intégriste. La crise sociale, la précarisation, la perte des repères, le règne exclusif de l’image, engendrent un défaut de citoyenneté. J’ajoute que la machine à intégrer, bref à fabriquer des Français, ne fonctionne plus aussi bien. La France doit réapprendre à faire des citoyens. Mais pour cela, elle doit reprendre confiance en elle-même.

Le Figaro : D’après plusieurs études, le dispositif pénal destiné à lutter contre la délinquance juvénile et à réinsérer les mineurs fautifs apparaît comme dangereusement incohérent. Faut-il le réformer de fond en comble ?

Jean-Pierre Chevènement : Le nombre de mineurs mis en cause a plus que doublé au cours des vingt-quatre dernières années, passant de 68 700 en 1972 à 143 824 en 1996. Leur part dans le nombre total des mises en cause est passé de 9,4 % à 17,8 %. On note depuis quatre ans une accélération très forte : depuis 1994, le nombre des mineurs mis en cause – à 90 % des garçons – a augmenté de 55 %.

J’ai proposé qu’on étudie des solutions mieux adaptées. Il n’y a pas que l’alternative entre la rééducation en milieu ouvert et la prison. Celle-ci n’est pas forcément la réponse la plus pertinente à la délinquance des mineurs. Les unités à encadrement éducatif (UEER) semblent des structures intéressantes, mais elles sont à la fois peu nombreuses (13) et très coûteuses, puisqu’il faut y mettre autant d’éducateurs que de jeunes. Des formules d’internat à fort contenu éducatif doivent aussi, selon moi, être étudiées. Le nombre de places en foyer a diminué de 56 % depuis 1977 : j’aimerais être sûr qu’on n’a pas suivi la pente d’une certaine facilité.

Le Figaro : Approuvez-vous des mesures comme la mise sous condition des allocations familiales ou le « couvre-feu » des mineurs, préconisées par des maires de toute étiquette ?

Jean-Pierre Chevènement : Les élus doivent aller sur le terrain pour parler à ces jeunes dont le déficit de citoyenneté est patent. Leur horizon se cantonne trop souvent aux limites de leur quartier. Il faut leur faire comprendre que leur avenir est en France, et nulle part ailleurs. Il y a un langage de l’espoir à restaurer, car la haine n’est pas un programme.

Pour tout délit, je suis partisan du rappel à la loi. Il faut tendre au zéro délit. Le couvre-feu généralisé à l’égard des mineurs ? Je n’y suis pas favorable. Évitons l’ascension aux extrêmes, qui complique les problèmes au lieu de les résoudre. Je préfère des formules mieux ciblées. La mise sous tutelle des allocations familiales ? Je n’y suis pas hostile, si les parents manquent à leurs devoirs. Évidemment, il n’est pas question de les supprimer, mais seulement de contrôler leur utilisation.

Le Figaro : N’y a-t-il pas de l’angélisme de votre part à appeler au dialogue avec les jeunes délinquants en refusant parallèlement les couvre-feux ?

Jean-Pierre Chevènement : Ni angélisme, ni diabolisation. Le dialogue est nécessaire avec tous les jeunes de nos banlieues. Dignité, justice, refus des discriminations d’une part, mais fermeté sans faille à l’égard des délinquants d’autre part.

Le Figaro : Tony Blair, en Grande-Bretagne, a fait le choix de la répression. Votre réaction ?

Jean-Pierre Chevènement : « Dur avec le crime, dur avec les causes du crime. » Cette formule du ministre britannique de l’intérieur me paraît juste. Il ne faut jamais séparer la prévention de la répression. S’agissant de l’expérience britannique, j’ai demandé que la mission parlementaire l’étudie et tienne compte des résultats.

Le Figaro : En réalité, n’y a-t-il pas toujours eu une volonté de minimiser, voire d’occulter, la réalité de la violence en France ?

Jean-Pierre Chevènement : Non, l’insécurité est une réalité. Il faut se donner les moyens de la faire reculer. L’outil principal que nous nous donnons, c’est le contrat local de sécurité, dans lequel tous les acteurs de la sécurité doivent s’impliquer. J’ai signé les premiers dans l’agglomération lyonnaise et en Seine-Maritime, il y a quelques jours. S’agissant de la répression, je la crois nécessaire, y compris pour les primo-délinquants, même si elle doit être adaptée : travail d’intérêt général, médiation-réparation, ou, à la limite, pour un premier délit, simple lettre d’excuse. Quant aux multi-délinquants récidivistes, je suis partisan d’éloigner de leur quartier, pendant le temps nécessaire à leur rééducation, ces jeunes qui ne sont qu’une poignée, mais qui sèment le trouble.

Le Figaro : Mais ne se réveille-t-on pas un peu tard ?

Jean-Pierre Chevènement : L’essentiel est de se réveiller. Je réunis aujourd’hui 350 maires venus de 26 départements considérés comme sensibles, où se concentre plus de 70 % de la délinquance et où vont être affectés les trois quarts des adjoints de sécurité qui seront formés cette année.

Le figaro : Seront-ils armés ?

Jean-Pierre Chevènement : Oui. Ils seront dotés de pistolets 7.65, mais seulement dans certaines missions de surveillance et de patrouille qui le justifient, encadrés et accompagnés par des fonctionnaires actifs de la police nationale.

Le Figaro : La police nationale n’est-elle pas devenue incapable de maintenir l’ordre, en raison de problème de budget et d’effectifs ?

Jean-Pierre Chevènement : Les forces de l’ordre s’adaptent en permanence. L’effort a commencé bien avant que je prenne mes fonctions. Les brigades anti-criminalité, par exemple, ont montré une certaine efficacité dans certains moments chauds. Mais on ne peut pas concevoir la police uniquement en fonction de ces moments chauds. D’où l’accent mis sur la police de proximité, qui implique une fine connaissance des quartiers, de leur population et des lieux sensibles. 20 000 adjoints de sécurité seront recrutés d’ici la fin de 1999, dont 8 250 dès cette année. J’ajoute que, compte tenu du nombre élevé de départs à la retraite prévus dans les sept prochaines années (25 000), nous allons pouvoir recruter des jeunes policiers en nombre équivalent. Mieux : pour prévenir tout décalage entre départs et affectations, j’ai obtenu de pouvoir recruter 6 140 policiers(2) actifs en 1998, alors que 4 740 départs à la retraite sont prévus. Cela permettra aussi les redéploiements.

Le Figaro : Les gendarmes qui sont affectés dans les quartiers sensibles logent généralement sur place, et sont donc plus à même d’effectuer un travail de proximité. La police nationale ne pourrait-elle pas s’inspirer de cet exemple ?

Jean-Pierre Chevènement : Les faits de délinquance se situent à plus de 70 % en zone police. Les gendarmes sont des militaires soumis à astreinte, dont la vocation est de tenir le territoire, notamment les zones rurales. Les policiers sont des fonctionnaires qui servent en ville. La solution consiste à opérer le recrutement sur une base régionale. Les policiers parisiens seraient ainsi recrutés dans la capitale ou la petite couronne. Même chose pour l’Île-de-France. La régionalisation du recrutement évitera « les retours au pays » et rapprochera la police de la population.

Le Figaro : Dans certaines villes où la police nationale est débordée, les polices municipales jouent un rôle primordial. Or, un avant-projet de loi envisage de limiter leur armement à de simples matraques. Est-ce réaliste ?

Jean-Pierre Chevènement : Cette question, qui n’a encore été débattue ni par le Gouvernement, ni par le Parlement, figure à l’ordre du jour du prochain conseil de sécurité intérieure. Contrairement à ce qui a été dit, ce projet, le quatrième depuis 1992, n’exclut pas les patrouilles nocturnes : celles-ci sont possibles dans le cadre d’un règlement de coordination avec la police nationale, approuvé par le préfet et le procureur de la République. C’est bien le moins. L’armement doit être proportionné aux missions. Je rappelle qu’il y a actuellement en France 12 000 policiers municipaux. Que, sur 3 000 polices municipales, 2 500 ont un effectif inférieur à cinq. Beaucoup d’élus de tous bords ne souhaitent pas que ces polices soient armées. Leur rôle est de faire appliquer les arrêtés municipaux, d’assurer le maintien de l’ordre dans le cadre de cérémonies généralement festives. Elles peuvent jouer un rôle de prévention à travers la pratique de l’« îlotage ». Moins du tiers d’entre elles sont actuellement armées. Je pense qu’il est sage d’en rester aux armes défensives dites de sixième catégorie.

Le Figaro : Êtes-vous toujours déterminé à désarmer les polices municipales déjà équipées en armes à feu ?

Jean-Pierre Chevènement : La règle, ce doit être des armes défensives. On pourrait renvoyer aux règlements de coordination les cas particuliers, s’il s’avère qu’une coopération efficace dans certaines tâches de surveillance a pu s’instituer de longue date avec la police nationale.

Le Figaro : Vous reconnaissez que la machine à intégrer ne fonctionne plus aussi bien. Pourquoi, alors, avoir supprimé l’acte volontaire dans l’accession à la nationalité, qui permettait justement à un enfant d’immigré désirant devenir français de faire une démarche « citoyenne », à travers un acte positif d’acquiescement ? N’y voyez-vous pas une contradiction ?

Jean-Pierre Chevènement : Il n’y a aucune contradiction. Le souci du gouvernement a été d’éviter ce qui eût été une grave erreur : laisser 20 à 25 % d’une classe d’âge parmi les jeunes issus de l’immigration en dehors de la nationalité française, parce qu’ils n’auraient pas été au courant en temps utile de la nécessité de remplir un formulaire.

Le Figaro : Vous valorisez la négligence…

Jean-Pierre Chevènement : Ces jeunes ne pourront devenir français par négligence, puisqu’ils devront de toute façon accomplir une démarche administrative à dix-huit ans, et à plus forte raison, à treize ou à seize. Ce n’est pas le fait de remplir un formulaire sur le rebord d’un comptoir administratif qui fait d’ailleurs le Français. Ce ne peut être qu’un fait de volonté collective, essentiellement le produit de l’éducation. Un jeune qui a fait sa scolarité en France dispose ou doit disposer ainsi des éléments qui feront de lui un citoyen français.

Du point de vue de la volonté individuelle, d’ailleurs, personne ne sera obligé de devenir français. Quiconque voudra renoncer à la nationalité française pourra le manifester jusqu’à dix-neuf ans. Nous devons veiller à ne pas créer des dizaines de milliers de jeunes apatrides au sein de notre société. Nous préparerions, sinon, un « phénomène à la harki » à la puissance 1 000.

Le Figaro : Que voulez-vous dire ?

Jean-Pierre Chevènement : Que le problème des harkis se pose aujourd’hui, je le ressens, comme une défaite de la citoyenneté. C’est une formidable carence de la République avec des hommes et des femmes qui ont fait, il y a trente-cinq ans, le choix de la France, c’est-à-dire d’un pays dont la nationalité se définit non pas par l’origine ethnique, mais par la citoyenneté.

Le Figaro : La gauche s’est majoritairement retrouvée, dans les années 80, derrière le « Touche pas à mon pote » qui a justifié le développement du phénomène de communautarisation au sein des populations immigrées. Vous reconnaissez-vous dans ce slogan ?

Jean-Pierre Chevènement : Le « Touche pas à mon pote » était en soi sympathique. En revanche, c’est le « droit à la différence » qui est critiquable, car il mène au communautarisme et à l’apartheid. Je l’ai toujours combattu avec énergie, et quasiment seul, d’ailleurs il y a quinze ans, au nom du droit à l’égalité, concept plus difficile mais qui fait partie de l’héritage de notre civilisation. J’observe que les tenants du « droit à la différence » se sont faits beaucoup plus discrets aujourd’hui. Ils parlent maintenant de « multiculturalisme », et en fait restent sur des schémas communautaristes. Bref, le combat républicain n’est pas prêt de cesser !

Le Figaro : Au vu de la dernière vague d’immigration kurde, le fonctionnement de l’espace européen de Schengen vous semble-t-il satisfaisant ?

Jean-Pierre Chevènement : L’afflux d’immigrés kurdes, irakiens et turcs, démontre clairement deux choses : la création d’une zone dite « d’exclusion » au nord de l’Irak en 1991 a entraîné une déstabilisation générale de la région. Tant qu’une solution politique n’aura pas été apportée en amont, l’exode continuera.

Par ailleurs, il apparaît que le niveau de sécurité n’est pas le même dans les différents pays de l’« espace Schengen », et que cette tendance ne fera que s’aggraver au fur et à mesure que l’Europe s’élargira vers l’Est et le Sud ? Le Gouvernement Juppé n’a pas réfléchi, en choisissant dès le début de 1996 de communautariser le droit d’asile et l’immigration. Je m’ébaubis de voir les critiques que mon projet de loi, pourtant équilibré, a essuyées de la part de ceux [manque texte]