Texte intégral
VSD - 20 février 1997
VSD : Vitrolles, à qui la faute ?
Dominique Strauss-Kahn : L’élection de Madame, ou plutôt de Monsieur Mégret, est un signe frappant des progrès du FN. Certes, la gauche n’a sans doute pas réussi à mobiliser comme il aurait fallu. Mais le plus grave, c’est la façon dont une grande partie de la droite accepte aujourd’hui les idées de Le Pen. Le Premier ministre est clair dans son opposition au FN, mais, visiblement, nombre d’électeurs du RPR préfèrent un maire FN à un maire socialiste. On a déjà connu ça dans le passé.
VSD : Les Français semblent moins durs avec le Gouvernement ?
Dominique Strauss-Kahn : Ils peuvent difficilement être plus durs ! Le Gouvernement avait atteint des abîmes d’impopularité. Il est bien tôt pour parler de retour en grâce.
VSD : À l’Élysée, certains disent que les législatives ne se gagnent pas sur un bilan mais sur un élan ?
Dominique Strauss-Kahn : Je comprends qu’ils défendent cette thèse, car, sur le bilan, l’élection serait perdue ! Ce gouvernement est-il capable de donner un élan ? Il a plutôt fourni le sentiment inverse. En dehors du Premier ministre, on ne voit pas bien d’ailleurs qui pourrait être porteur de cet élan.
VSD : Il n’y a pas non plus d’enthousiasme pour l’opposition ?
Dominique Strauss-Kahn : C’est vrai. La majorité est l’objet d’un tel discrédit qu’on pourrait s’attendre à ce que la gauche soit très haut dans les sondages. Ce n’est pas tout à fait le cas. Si les Français sont très désabusés par la politique menée, ils ne sont pas encore en situation de nous donner un blanc-seing. Nous avons un an pour les convaincre qu’une autre politique est possible.
Mais aujourd’hui, on ne les a pas encore suffisamment convaincus.
VSD : Il y a débat sur vos propositions, notamment sur l’emploi des jeunes.
Dominique Strauss-Kahn : C’est déjà un succès en soi que le débat s’organise autour du programme économique et social du PS. C’est vrai qu’on ne voit pas poindre de projet de l’autre côté... La majorité est hésitante sur de nombreux sujets, comme sur la réduction du temps de travail, je ne sais pas où le Gouvernement va, ni s’il est pour ou contre. Une de nos propositions qui suscite le plus de réactions concerne l’emploi des jeunes...
VSD : Justement, comment convaincre les chefs d’entreprise d’embaucher trois cent cinquante mille jeunes ?
Dominique Strauss-Kahn : Il faut mettre en place une procédure appuyée sur une loi, une concertation avec les différentes branches professionnelles, prendre en charge la formation des jeunes sur des fonds publics et avancer des procédures de discrimination positive. Par exemple, dans les contrats passés entre structures publiques et entreprises, on peut envisager d’introduire une clause d’embauche de jeunes. Dans une certaine mesure, ça existe déjà dans le code des marchés publics : c’est le « mieux-disant social ». Il faut le renforcer.
VSD : Mais, trois cent cinquante mille jeunes embauchés dans le secteur public, ça creuse le déficit !
Dominique Strauss-Kahn : Non. Quand le Président annonce que ça fera 70 milliards de dépense publique en plus, c’est une appréciation erronée. Notre estimation est de 35 milliards de francs, mais ce ne sont pas des dépenses en plus. Il y a une cinquantaine de milliards d’incitations dont l’INSEE et le patronat reconnaissent qu’elles sont inefficaces, il faut les remplacer par une procédure directe d’embauche.
VSD : La réforme de la justice va dans le bon sens ?
Dominique Strauss-Kahn : Jospin proposait la coupure parquet-chancellerie. Si le Gouvernement y aboutit, nous n’y ferons pas obstacle. Mais, tout dépend de la pratique, et quand je vois le nombre d’affaires qui tournent autour du gouvernement, qu’il s’agisse de la Mairie de Paris, d’autres collectivités territoriales ou d’affaires personnelles, je me rends compte qu’il faut davantage de transparence.
VSD : Il n’y a pas de risque d’une république des juges ?
Dominique Strauss-Kahn : C’est pourquoi il faut étudier cette réforme avec beaucoup de soin car, il y a un risque qu’ils s’érigent en un pouvoir indépendant sans légitimité véritable.
VSD : Ne manque-t-il pas du rouge dans l’accord électoral rose-vert ?
Dominique Strauss-Kahn : Je ne crois pas Les discussions avec le parti communiste sont bien engagées. Il va dans le bon sens ; la gauche sera homogène pour les élections.
VSD : Il y a quand même un désaccord majeur sur l’Europe ?
Dominique Strauss-Kahn : Oui, mais ce n’est pas neuf et ça ne nous a pas empêchés d’avoir des convergences sur d’autres points dans le passé.
VSD : Si la gauche gagne, Lionel Jospin devrait-il aller à Matignon ?
Dominique Strauss-Kahn : Sous la Ve République, le président choisit le Premier ministre dans le camp vainqueur. Mais, les Français comprendraient mal que ce ne soit pas le chef de file du parti vainqueur qui dirige le Gouvernement, comme ce fut le cas en 1986 et même en 1993.
VSD : Vous irez aux finances ?
Dominique Strauss-Kahn : Si la gauche gagne, tous les postes seront pourvus.
VSD : C’est là que vous regardez ?
Dominique Strauss-Kahn : Je ne regarde nulle part. Je m’intéresse aux questions économiques et travaille au développement de mes idées dans mon parti.
VSD : Après quatorze ans de pouvoir, la gauche avait besoin de quelqu’un, comme Jospin, qui soit l’image de la rectitude ?
Dominique Strauss-Kahn : D’abord, ce n’est pas quatorze mais dix ans. Ces vingt dernières années, il y a eu dix ans de droite et dix ans de gauche.
VSD : Ce n’est pas parce que la droite n’a pas été parfaite pendant dix ans que la gauche devait faire de même !
Dominique Strauss-Kahn : Je récuse simplement l’idée que la gauche a dirigé quatorze ans. Que la droite ne soit pas vertueuse, ça semble ne surprendre personne. Visiblement, les turpitudes de la droite au pouvoir ne gênent pas. Quand c’est la gauche, ça gêne, et c’est normal ! Il est normal que les électeurs de gauche soient choqués que tel ou tel ait pu déraper. Aujourd’hui, on s’aperçoit que les turpitudes de la gauche ont été infiniment moindres que celles de la droite. Ce n’est pas une excuse ! Il ne doit pas y avoir ce genre de situation. Lionel Jospin a l’image de quelqu’un qui peut tenir solidement les rênes sans se laisser entraîner dans ces dérives.
VSD : Certains disent que les socialistes n’ont pas vraiment envie de gagner en 1998.
Dominique Strauss-Kahn : Ceux qui disent ça, à droite, essaient de se rassurer !
VSD : Et ceux qui le disent à gauche ?
Dominique Strauss-Kahn : Je n’en ai pas entendu. Je ne vois que des personnes qui ont envie de gagner. Pas pour gagner, mais pour changer la politique conduite en France. La France n’est pas condamnée au libéralisme à l’intérieur et à l’inexistence à l’extérieur !
France Inter - Mardi 11 mars 1997
A. Ardisson : En vous attendant, je me demandais ce que vous alliez trouver à redire à ce qu’a dit le Président de la République hier ?
Dominique Strauss-Kahn : À redire, beaucoup. Il faudrait en fait tout redire. J’ai le sentiment qu’il y a eu là un grand ensemble de banalités et je dois vous dire que j’ai été surpris et même choqué par deux ou trois choses dans ce qu’a dit le Président de la République. Tout d’abord, l’insistance mise uniquement sur la formation lorsqu’il parle aux jeunes. La formation, c’est très important mais nombre des jeunes que moi je rencontre en tout cas, ce ne doit pas être les mêmes que ceux de J. Chirac veulent un emploi et pas une formation. Ils en ont justement un peu assez d’être trimbalés de formation en formation, de stage en stage. Ce qu’il faut proposer, pas à la totalité mais à la plupart des jeunes, ce qu’ils attendent aujourd’hui, c’est un emploi. Alors, c’est très bien de parler de la formation pour dans cinq ans, dix ans ; l’emploi des jeunes aujourd’hui, c’est au centre du sujet.
A. Ardisson : Mais, est-ce que ce sont les politiques qui créent l’emploi ? Cela commencerait à se savoir, depuis le temps ?
Dominique Strauss-Kahn : On va y venir après. Le second point, c’est que le Président de la République nous dit : faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais. Parce qu’il nous parle de l’illettrisme mais les crédits de l’éducation nationale ne se portent pas bien. Il parle des langues étrangères mais, justement, les crédits concernant les langues dans le primaire sont plutôt supprimés. Bref, sur chaque sujet, on a l’impression qu’il donne des directions que l’on pourrait sur certains points partager mais que ça ne correspond pas à la réalité. Il y a un décalage formidable entre ce discours et ce que fait le Gouvernement, dont il est quand même responsable. Et la troisième chose, elle a été soulevée par tout le monde, c’est que l’on ne peut pas avoir un Président de la République qui nous parle pendant deux heures et qui nous fait du commentaire sur la situation, et qui ne nous dit pas : voilà ce que j’ai décidé. Quand on fait la somme de tout cela, cela fait quand même une émission bien banale.
A. Ardisson : Il a quand même décidé un certain nombre de choses et peut-être que l’on va les voir tout à l’heure. Mais à propos de l’emploi des jeunes, je vous posais la question : est-ce que les politiques sont aptes à créer de l’emploi en dehors des emplois dans la fonction publique quand ils sont au gouvernement. On voit la difficulté que vous avez, au PS, pour rendre crédible votre proposition de création de 350 000 emplois.
Dominique Strauss-Kahn : Nous avons un an pour que les Français l’entendent et, en effet, elle est tellement différente de ce qui s’est fait dans le passé que je comprends qu’il faille du temps pour arriver à l’expliquer. Nous disons : 350 000 du côté public, 350 000 du côté privé. Du côté public, en effet, là, les responsables publics pas simplement les hommes politiques nationaux, le Président de la République, le Premier ministre, mais tous les élus sur le terrain ont entre les mains 300, 350 peut-être 400 000 emplois avec aussi d’ailleurs la fonction publique hospitalière. Pas seulement les collectivités territoriales, pas seulement les communes. Ils peuvent le faire. Que leur manque-t-il ? L’argent. Où le trouve-t-on ? J’entendais encore tout à l’heure des commentaires erronés, il ne s’agit pas de dépenser plus, il s’agit de prendre l’argent qui est aujourd’hui consacré à l’emploi dans le budget, et qui est totalement inefficace. Le patronat et l’INSEE le disent, tout le monde est d’accord.
A. Ardisson : Que supprimez-vous par exemple, alors ?
Dominique Strauss-Kahn : Prenons l’exemple du CIE. Le fameux CIE, dont J. Chirac nous a – pardonnez-moi l’expression un peu rebattu les oreilles dans la campagne électorale, représente aujourd’hui 18 à 20 milliards. Il y a 30 000 emplois nets créés, nous dit l’INSEE, cela fait plus de 500 000 francs l’emploi, eh bien ces 18 à 20 milliards, c’est la moitié de ce qu’il faut pour embaucher 350 000 jeunes. Commençons par le CIE, il y quelques autres mesures comme cela ; au total, différentes exonérations supprimées permettront, sans dépenser un centime de plus dans le budget de l’État, j’insiste là-dessus, c’est très important, d’embaucher 350 000 jeunes.
A. Ardisson : Sans perdre votre statut d’opposant, vous ne trouvez pas quand même qu’il y a deux, trois idées qui sont peut-être à retenir dans ce qu’a dit J. Chirac ? Je pense à la baisse de la TVA sur les produits multimédias, par exemple, c’est quand même assez séduisant en ce moment ?
Dominique Strauss-Kahn : Oui, très bien. Ceci dit, on ne va quand même pas révolutionner la France avec la baisse de la TVA sur les produits multimédias. Si le Gouvernement veut le faire, qu’il le fasse. Je suis d’ailleurs très surpris d’entendre le Président de la République disserter comme cela pendant longtemps sur internet, la société de l’information, etc. sorte de discours un peu appris alors que l’on a appris il y a un mois, six semaines, qu’il ne savait pas ce que c’était qu’une souris. Vous, A. Ardisson, vous vous servez d’un ordinateur, comme moi, vous savez ce qu’est une souris. Trois quarts des Français le savent, lui, il ne le savait pas.
A. Ardisson : On peut espérer que c’était du second degré ?
Dominique Strauss-Kahn : Je crains que non. Et il nous parle aujourd’hui de la société de l’information ! C’est un peu comme si Louis XIV nous avait parlé du TGV.
A. Ardisson : Il y a aussi une autre proposition concernant la formation continue, l’idée d’un compte épargne formation, l’idée de chèque formation pour les jeunes qui ne sont pas allés jusqu’au baccalauréat ?
Dominique Strauss-Kahn : Le compte épargne formation est une idée sur laquelle il faut s’arrêter parce qu’il faut sans doute la combattre. Je suis très frappé de voir comment, depuis que ce gouvernement est en place, tout est en train d’être transféré de la dépense publique vers l’épargne. On a transféré une partie des retraites d’un système de répartition vers de l’épargne retraite. Maintenant, on veut transférer un peu de la formation d’un système qui est public et qui est une responsabilité nationale vers de l’épargne formation. Et, petit à petit, subrepticement, sous couvert de quelque chose qui ressemble à des bonnes idées, on va retirer le contenu de ce qui fait dans notre pays l’action publique pour le transférer à une entreprise individuelle. Ceux qui le pourront le feront, tant mieux pour eux. Mais, il ne faut pas retirer à ceux qui ne le pourront pas parce qu’ils ne pourront pas épargner la possibilité d’être formés. Je crois que c’est dangereux et qu’il faut le regarder de près.
A. Ardisson : On a parlé du fond. Sur la forme, que pensez-vous de ce genre d’émission ? Son but était, certains disent de positiver je n’aime pas cette expression parce que ça fait un peu « supermarché » mais en tout cas, de dynamiser les jeunes. Est-ce que vous pensez que cela peut être utile ? Est-ce que, sur le principe au moins, le fait de leur parler peut leur redonner un coup de fouet ?
Dominique Strauss-Kahn : J’aime mieux le ton de cette émission-là que celui de la précédente dans laquelle le Président de la République avait commencé à expliquer aux Français que, finalement, il ne voulait plus d’eux. Donc, j’aime mieux qu’il dise aux jeunes : vous êtes formidables. Je ne crois pas que cela suffise honnêtement. Et tout cela fait un peu discours au coin du feu. Alors, ce n’est pas obligatoirement désagréable encore qu’au bout d’un moment, c’est un peu fastidieux. Mais, je ne crois pas que ce soit ce que l’on attend du Président de la République. La France vit une situation difficile dont J. Chirac n’est pas le seul responsable, toutes les politiques qui se sont suivies ont contribué à la situation difficile dans laquelle nous sommes, la situation internationale est difficile, bref, il n’est pas le seul responsable mais il est le seul à la barre. Et s’il a été élu par les Français, c’est pour prendre des décisions dans telle ou telle direction. Or, il nous fait un commentaire sur la société française qui ne semble pas déboucher sur grand-chose.
A. Ardisson : À propos de commentaire, cette émission s’est appuyée sur un grand sondage auprès des jeunes, qui révélait plusieurs choses. La première, c’est qu’à plus de 60 %, ils étaient optimistes. La seconde, c’est qu’ils ne comptaient absolument pas sur la classe politique pour les aider.
Dominique Strauss-Kahn : Mais je le comprends et vous me pardonnerez d’être polémique, mais je crains qu’une émission comme celle d’hier n’ait pas beaucoup augmenté le pourcentage de ceux qui croient en la classe politique.
A. Ardisson : Mais, qui peut mieux faire ?
Dominique Strauss-Kahn : C’est pour ça que la proposition que nous faisons sur ces emplois des jeunes est importante parce qu’elle est de nature très différente de tout ce qui s’est fait avant. D’abord, soyons clairs. C’est d’abord la croissance économique qu’il faut. L’emploi des jeunes est un problème de l’emploi parmi les autres. Mais, sans croissance économique, il ne se passera rien. Il faut de la réduction du temps de travail. Et l’exemple de ce qui se passe en ce moment à Renault le montre clairement. Mais, il faut s’occuper spécifiquement des jeunes au sein de cet ensemble. Notre proposition est très différente puisqu’il s’agit de dire : arrêtons de croire qu’en mettant un peu de sel sur les épinards, ils vont devenir meilleurs, qu’on va inciter les entreprises à créer des emplois quand elles ne le veulent pas. Prenons cet argent pour, directement là où il y a des besoins et il y a des besoins formidables dans les collectivités locales créer des emplois qui viendront en appui de ce dont la population a besoin. Aujourd’hui, moi, dans ma ville, je pourrais facilement embaucher une centaine de jeunes si j’avais l’argent pour le faire, si l’État me le donne, ce qui est notre projet. Je pourrais les embaucher, les encadrer et je pourrais rendre les services dont la population a besoin. Il ne me manque que les moyens. Ce n’est pas rien, vous me direz, l’argent. Mais justement, cet argent existe dans le budget de l’État et il est gaspillé à faire autre chose. Mettons-le là, mettons-le directement pour employer des jeunes.