Texte intégral
O. Mazerolle : Vous avez à plusieurs reprises posé la même question au ministre de l’Intérieur, hier : « Y aura-t-il ou non un fichier des hébergeants » et à chaque fois il vous a répondu « non ». Pourquoi cette insistance : vous ne le croyez pas ?
L. Fabius : J'ai du mal parce que c’est l’illustration de ce qu'est cette loi : ou bien elle est inapplicable ou bien elle est inacceptable. Et on le voit bien avec cette affaire du fichier. Qu’on contrôle les hébergés, ça me paraît normal, pour savoir si oui ou non il y a du travail clandestin, et qu’on empêche l’immigration clandestine, c’est normal, ce n’est pas en débat. Mais en ce qui concerne les hébergeants, c'est-à-dire les gens qui les reçoivent, l'une des dispositions principales, c'est d'éviter qu'ils soient ennuyés et que, finalement, on se retourne contre eux. Or, après que M. Debré ait dit qu'il n'y aurait aucun fichier, il a été obligé de concéder qu'il y aurait un fichier des hébergés et lorsqu'on regarde précisément le dispositif, on s'aperçoit qu'il y aura nécessairement un certain contrôle des hébergeants. J'ai là sous les yeux – ce qui confirme mon interrogation, ma prévention – un amendement déposé par un de mes collègues qui disait, en termes juridiques : en aucun cas, un fichier des hébergeants. Nous avons soumis cet amendement au vote et la droite a voté contre, nous avons voté pour. Ce qui fait que je ne sais plus quoi penser car, d'un côté, le ministre dit quelque chose et, de l'autre, ce qu'on vote, c'est le contraire.
O. Mazerolle : Vous êtes sûr que vous ne savez pas quoi penser ou vous pensez vraiment que le ministre ne vous dit pas la vérité ?
L. Fabius : Je ne veux pas lui faire de procès d'intention. Quand un ministre de la République s'exprime, je crois que c'est pour dire ce qu'il pense. Mais c'est l'illustration de la contradiction dans laquelle il est. Au fond, cette loi n'était absolument pas nécessaire. On voit que l'immigration, depuis des années et des années, est en train de se réduire. Il y a un travail à faire contre les immigrés clandestins, par rapport au problème du travail clandestin. Ce n'est pas du tout ce qui est fait là. Et du coup, le ministre est coincé. Il y a des choses qu'il voudrait sûrement faire mais qu'il ne peut pas dire parce que ce serait attentatoire aux libertés, alors, il explique une autre politique où il dit d'autres choses mais, du coup, on s'aperçoit que la loi est inutile.
O. Mazerolle : Vous ne croyez pas, comme Alain Juppé qui écrivait dans « Le Monde » avant-hier, qu'il existe en fait un malentendu et qu'il devrait être possible tout de même de s'entendre pour faire le distinguo et établir une vraie politique de lutte contre l'immigration clandestine et respecter l'immigration légale, tout cela dans le cadre de la république ?
L. Fabius : Oui, mais sans qu'il soit nécessaire de faire une loi. La position claire que j'ai est celle-ci : les immigrés en situation régulière, il faut les intégrer, les traiter avec les droits et les devoirs qui sont les leurs, or ce n'est pas ce qui est fait dans cette loi. Le travail clandestin, il faut s'attaquer aux filières de travail clandestin. On sait quelles sont ces filières. Ce sont essentiellement quatre professions : les travaux publics, le textile, certains aspects du tourisme et certains aspects de l'agriculture. Il n’y a pas de travailleurs clandestins s’il n’y a pas d’employeurs clandestins. Or, ce n'est pas du tout ce que fait la loi. Donc, au plan des principes, on peut raconter tout ce qu'on veut mais si tellement de gens se sont soulevés contre cette loi et si aujourd'hui on est dans un débat difficile à l'Assemblée nationale, c'est parce que c'est une usine à gaz. Une usine à gaz, ou bien ça explose et c'est mauvais ou bien ça ne sert à rien.
O. Mazerolle : Vous disiez l'autre jour à l'Assemblée nationale, en vous adressant au gouvernement : j'espère que vous serez obligé de reculer. Souhaitez-vous que les manifestations se poursuivent pour l’y obliger ?
L. Fabius : Non, je ne me place pas dans ce cadre. Je déférerai avec mes collègues cette loi au Conseil constitutionnel qui vérifiera la constitutionnalité de la loi.
O. Mazerolle : Avez-vous été gêné par certains des arguments des pétitionnaires qui ont fait une analogie avec Vichy ou qui ont appelé à la désobéissance civique ?
L. Fabius : J'ai compris et j'ai partagé le sentiment des pétitionnaires, beaucoup d'intellectuels, d'artistes et beaucoup d'autres milieux, qui ont vu dans cette loi une dimension xénophobe. Ce n'est pas possible en France, ce n'est possible nulle part et donc il faut protester. Ils ont eu raison.
O. Mazerolle : Vous êtes convaincu qu'elle est xénophobe ?
L. Fabius : Il n'y a aucune raison à cette loi si ce n'est aller dans le sens d'un certain discours qu'on entend, qui dit : vous êtes étranger, donc vous êtes soupçonné. Ça, je n'accepte pas. Cela dit, comparer le gouvernement actuel et le gouvernement de Vichy, ça n'a pas de sens. Si on était dans le gouvernement de Vichy, je ne serais pas là en train de m'expliquer avec vous à la radio. Donc, il ne faut pas affaiblir sa propre thèse en disant des choses qui ne sont pas justes.
O. Mazerolle : Et la désobéissance civique ?
L. Fabius : C'est un autre problème. Les lois sont faites pour être appliquées, je suis législateur. Ce serait vraiment paradoxal de dire : les lois, il ne faut pas les appliquer. Mais il peut exister, c'est vrai, des cas tout à fait exceptionnels où une conscience morale plus forte que le droit positif doit pousser à ne pas appliquer la loi.
O. Mazerolle : Dans quels cas ?
L. Fabius : Vous avez eu quelques exemples. Celui de la question de l'avortement. Il y a eu, pendant de longues années, une interdiction de pouvoir avorter, ce qui mettait un certain nombre de femmes dans des situations impossibles, eh bien, ces femmes ont été obligées de braver la loi.
O. Mazerolle : Mais certains pourraient vous dire : pour moi, l'exigence morale d'interdire l'avortement est plus forte que la loi.
L. Fabius : Mais c'est une question de conscience individuelle. En tout cas, la règle générale, c'est que la loi doit être appliquée.
O. Mazerolle : Est-ce que ce qui s'est passé avec le mouvement des pétitionnaires a montré au PS que certains de ses électeurs n'acceptent pas le réalisme de gauche cher à Lionel Jospin ?
L. Fabius : Je ne pense pas que c'est dans ces termes que la question est nouée.
O. Mazerolle : Ils ont dit : on veut faire ça parce que le PS a été trop absent.
L. Fabius : Je pense que ce débat est derrière nous. Ce qui m'a frappé surtout c'est que le gouvernement, en mettant ce débat sur la table, évite qu'on parle d'autre chose et c'est autre chose qui est essentiel. Si vous interrogez aujourd'hui les Français en leur demandant quelles sont les questions essentielles, ils vous répondent : le chômage, la question sociale, la question des injustices, la question de l’insécurité. Et tant qu'on parle de ce projet de loi, déposé à dessein par le gouvernement pour ça, on ne parlera pas d'autre chose. Donc, nous allons traiter…
O. Mazerolle : Vous croyez que c'est électoral ?
L. Fabius : C'est à visée électorale. Il y a un clin d'œil qui est fait à une certaine partie de l'électorat qui est xénophobe. Oui, ça existe.
O. Mazerolle : Ça a mis le PS dans une drôle de situation. Julien Dray disait : ça nous démontre qu'il faut que nous levions nos propres ambiguïtés.
L. Fabius : Je n'ai pas d'ambiguïté là-dessus, je suis clair et net. L'immigration, ça a existé, ça existe, ça existera. L'immigration régulière très bien, droits et devoirs c'est normal, il faut intégrer à fond ; immigration clandestine, filières clandestines, il faut lutter contre. Voilà la position.
O. Mazerolle : Le Parlement européen a demandé à la France de ne pas voter cette loi, êtes-vous d'accord avec le président de la République quand il dit que le Parlement européen se mêle de ce qui ne le regarde pas ?
L. Fabius : La loi française se vote à l'Assemblée nationale. C'est clair et net. Cela dit, il faut essayer de s'interroger pourquoi le Parlement européen a pris cette position. C'est parce qu'il y a, en dehors de nos frontières, en Europe, et il faut quand même y faire attention, un sentiment d'inquiétude qui ne vise pas seulement la France, par rapport à un certain nombre de montées xénophobes. Donc, rappelons que la loi est votée par le Parlement français mais en même temps, c'est une preuve supplémentaire que cette loi était inopportune.
O. Mazerolle : Quelles leçons tirez-vous de ce qui vient de se passer ? Qu’il y a un mouvement de fond qui interpelle les partis politiques et leur dit : vous ne prenez pas en charge ce pourquoi vous êtes là ?
L. Fabius : J’en tire au moins deux ou trois leçons. Première leçon, même si c'est difficile à entendre pour certains : l'immigration n'est pas le problème numéro un du pays. Le problème numéro un du pays, c'est le chômage. Et c'est contre ça qu'il faut lutter. Politique d'immigration : quelle doit-elle être ? J'y ai répondu. Maintenant, en ce qui concerne les partis politiques, c'est vrai qu'on leur reproche souvent de ne pas être capables de donner une espérance, un projet, un dessein, une perspective, et de ce point de vue-là la leçon doit être entendue.