Déclaration de Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication, sur la protection, l'étude et la diffusion des manuscrits anciens, Strasbourg, le 24 janvier 1998.

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Circonstance : Présentation du premier catalogue des incunables d'Alsace, Strasbourg le 24 janvier 1998.

Texte intégral

Monsieur le Maire,
Mesdames et Messieurs les élus,
Monsieur le Directeur régional des affaires culturelles,
Chers Amis,


S’il faut tendre à Maxence la gloire d’avoir été, vers 1455, la ville de fabrication du premier livre imprimé, le nom de Strasbourg, on le sait, est intimement mêlé à l’histoire du livre et à l’apparition de l’imprimerie dite « à caractères mobiles ».

C’est ici que Gutenberg chercha, tâtonna sans doute, s’endetta et se trouva en butte à cette suspicion inquiète que suscite généralement l’avant-garde. En 1439, il est devant les juges qui lui ordonnent de mettre fin à ses étranges activités, supposées accoucher d’un « art nouveau » usant notamment d’une « presse » et de « formes de plomb », préfiguration sans doute de la presse de Mayence. Mais vingt ans plus tard, c’est de Strasbourg que partirent, pour essaimer dans toute l’Europe, les premiers ateliers d’imprimerie. La géniale invention de Gutenberg était en marche.

Les bouleversements provoqués par ce que nous appellerions aujourd’hui une « nouvelle technologie » de diffusion de l’écrit eurent les conséquences prodigieuses que l’on sait. En mettant à la portée de tous non seulement le Livre des livres, mais aussi potentiellement, tous les livres, c’est-à-dire tous les savoirs, anciens et modernes, et toutes les mémoires, d’ici et d’ailleurs, l’imprimerie allait rendre possible la Réforme, le développement des langues nationales, la littérature et, somme toute, un rapport inédit à l’information et au pouvoir.

Cinq siècles ont passé, mais la permanence des questions soulevées par la naissance de premiers livres imprimés, les incunables, justifiait à mes yeux que la parution de ce premier catalogue régional des incunables d’Alsace fut l’occasion de vous rencontrer, écrivains, éditeurs, libraires, bibliothécaires, partenaires de la chaîne du livre, dépositaires du passé et de l’avenir de l’écrit.

Établir des passerelles entre le passé et l’avenir, réduire la double ignorance du passé et de l’avenir, est, me semble-t-il l’une des grandes missions du ministère de la culture.

Il s’agit en effet à la fois de protéger et de connaître un patrimoine dont la signification a pu être oblitérée par le temps, et d’anticiper sur le sens de ces actions et des créations d’aujourd’hui. Et si nous entrions là dans le domaine infini de la connaissance, du plaisir aussi de la découverte et de l’imaginaire, les questions techniques jouent, vous vous en doutez bien, un rôle prépondérant dans ces deux approches. Questions qui revoient à des moyens, à des compétences et à des formes d’interventions très différentes, même si leurs objectifs ne doivent pas être dissociés.

Protéger, connaître et diffuser le patrimoine écrit. Tels sont les trois buts que j’entends donc poursuivre, par mon action de ministre, dans le domaine patrimonial.

Paradoxe du patrimoine écrit. A l’évidence porteuse de la mémoire collective et clef d’accès à la plupart des autres formes de patrimoine, il est, du fait de sa fragilité, du fait aussi de sa masse et de son inépuisable richesse, sans doute le plus mal connu.

Le lien puissant qui existe entre la connaissance et la protection à cet égard éclatant. Étudier l’histoire du manuscrit, du livre, des sources musicales ou de la cartographie ne revient-il pas d’abord à prendre des mesures des déprédations, destructions et censures dont tous ces documents ont pu pâtir au fil du temps et à cerner au plus près possible le contour des lacunes de notre mémoire collective.

En Alsace comme ailleurs dans notre pays, l’origine du patrimoine des bibliothèques procède essentiellement, on le sait, des confiscations révolutionnaires qui placèrent « sous la main de la nation » le contenu des bibliothèques des congrégations.

On sait également que lors de l’incendie qui ravagea la bibliothèque de Strasbourg le 24 août 1870, plus de 200 000 documents anciens, rares et précieux furent réduits en cendres. Par comparaison avec le contenu global de fonds patrimoniaux conservés en Alsace, c’est comme si plus d’un document sur deux avait brusquement disparu.

L’annonce de cette catastrophe fit naître un mouvement de sympathie en France et dans l’ensemble des pays germaniques. Des dons arrivèrent, qui permirent à la future Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg de devenir, avec ses 3 millions de volumes, la deuxième bibliothèque de France.

Compte tenu de la masse des documents qui constituent le patrimoine écrit, c’est sur la partie sinon la plus précieuse, du moins la plus rare que portent prioritairement les politiques engagées par mon ministère. Pour l’Alsace, trois programmes en cours ou tout juste achevés méritent d’être mentionnés.

* Le catalogue régional des incunables du Bas-Rhin : grâce aux informations accessibles par ses index, il permet précisément d’étudier les provenances diverses et successives de chacun des exemplaires conservés. Ce sont les conditions mêmes de la production et de la diffusion du savoir au seuil de l’époque moderne, et au-delà l’histoire des bibliothèques qui peuvent ainsi reconstituées grâce à ces informations.

Mais ce programme est aussi intéressant à deux autres égards : il est, depuis 1993, le fruit d’une collaboration réussie entre le ministère de la culture et de la communication et le ministère chargé de l’éducation et de la recherche. J’insiste sur ce point : le patrimoine que nous conservons ne doit pas être gardé sous le boisseau.

Il importe que les universitaires participent, chaque fois que c’est possible, à son exploitation scientifique, afin que les étudiants d’aujourd’hui et de demain ouvrent de nouveaux champs de recherche.

Et je me félicite que les informations établies au travers du premier des catalogues régionaux d’incunables édité par le ministère en 1979, dans une région voisine de la nôtre, la Champagne-Ardenne, aient être reprises dans le CD-ROMS « naissance de l’imprimerie » qui vient d’être édité par les bibliothèques des villes de cette région, en coproduction avec une société privée à qui l’on doit quelques-uns des CD-ROMS culturels les mieux diffusés.

* Autre programme patrimonial : l’inventaire du patrimoine musical régional. Les deux volumes publiés en 1993 et 1996 décrivent les fonds musicaux conservés par les bibliothèques alsaciennes, qui ont été traités en 1993 et 1996 dans le cadre de ce programme national, exemplaire lui aussi dans la mesure où il associe, depuis 1990, les spécialistes de deux directions du ministère de la culture et de la communication (DLL/DMD) et les experts du département de la musique de la BNF.

Toutes les partitions imprimées et manuscrites des XIVème, XVIIème et XVIIIème siècles conservés en Alsace ont pu être identifiées et recensées dans ce cadre.

Des pièces remarquables ont ainsi été mises au jour : une partition manuscrite de l’Atys de Rameau, qui faisait partie du fonds de Colmar, et surtout les manuscrits d’œuvres oubliées du compositeur Sébastien de Brossard, actif en Alsace au XVIIIème siècle, qui ont été restituées et enregistrées par divers orchestres à la suite de ce programme d’inventaire.

Un partenariat d’envergure nationale est en projet : les 900 notices de manuscrits des très riches fonds musicaux alsaciens ont été publiées en 1996 ; elles sont en cours de versement dans la base BNF-OPALINE de la bibliothèque nationale de France, qui assure le pilotage scientifique de l’opération dans le cadre du répertoire international des sources musicales et… Les notices devraient être accessibles sur l’internet au cours des prochaines semaines.

* Le micro filmage des fonds de manuscrits médiévaux. Dans le cadre du programme de micro filmage qui associe depuis 1979 la DLL et l’institut de recherche et d’histoire des textes, le ministère de la culture et de la communication a financé en 1997 la réalisation des microfilms des 300 plus anciens manuscrits médiévaux conservés à la Bibliothèque Municipale de Colmar.

Des contacts ont été pris avec la bibliothèque humaniste de Sélestat pour effectuer si possible dès 1998 le traitement de fonds de manuscrits conservés dans cette bibliothèque. Cette opération nationale est destinée à assurer une meilleure protection des manuscrits en réalisant des substituts facilement consultables par le public. 13 000 manuscrits dispersés sur toute l’étendue du territoire national ont été ainsi reproduits en un peu plus de vingt ans. Les microfilms sont centralisés à l’IRHT, des copies étant remises par ailleurs dans chaque bibliothèque. Une base numérisée des enluminures est également en cours de constitution.

Un projet de transfert de l’IRHT dans les locaux de la Bibliothèque nationale de France est actuellement à l’étude, dans le cadre de la réflexion engagée sur la reconfiguration des bâtiments du site Richelieu. La centralisation en un même site des microfilms et des données iconographiques numérisées de part et d’autre, et la présence sur le site de l’École des Chartes et de l’École nationale du patrimoine, doteraient la France d’un outil de recherche exceptionnellement efficace dans les domaines de la paléographie et de l’iconographie médiévales.

Il serait souhaitable qu’à l’avenir, afin de mieux coordonner les initiatives et de donner plus de force à ces projets, les collectivités locales acceptent d’y participer, comme cela a pu être le cas dans d’autres régions, intéressées par l’enrichissement et la mise en valeur du patrimoine de leurs bibliothèques. D’autres partenariats entre l’État et les collectivités locales restent à établir.

Ainsi, dans une dizaine de régions, des conventions ont été signées entre les conseils régionaux et les DRAC pour permettre, au travers des Fonds régionaux d’acquisitions des bibliothèques, les FRAB, d’augmenter les moyens et de mieux structurer les politiques d’enrichissement du patrimoine des bibliothèques municipales.

Ces acquisitions patrimoniales sont en effet appelées à jouer un rôle particulier pour la protection du patrimoine artistique national : elles constituent l’un des moyens d’assurer le maintien définitif sur le territoire français des biens les plus remarquables qui passent sur le marché. Et depuis la création du marché unique européen, les interdictions d’exportation de trésors nationaux sont en outre limitées dans le temps et ne sont pas renouvelables.

C’est notamment grâce au FRAB Rhône-Alpes qu’ont pu être acquises en 1996 pour la bibliothèque de Grenoble, haut lieu s’il en est des études stendhaliennes, cinquante pages restées inédites de Stendhal et grâce au FRAB Lorraine qu’a pu être acheté pour la bibliothèque de Metz un manuscrit messin du début du XIVème, chef d’œuvre de l’enluminure gothique, qui avait été déclaré « trésor national » et interdit d’exportation en application de la loi de 1992.

Bien que leur mission en matière de culture ne soit pas définie, les régions engagées dans le développement des FRAB reconnaissent, d’une part, l’intérêt régional de la plupart des fonds conservés par les bibliothèques municipales, et d’autres part, l’intérêt régional de la plupart des fonds conservés par les bibliothèques municipales, et d’autre part, les perspectives qu’ouvre la mise en valeur de ceux-ci, pour la recherche universitaire.

La proposition de créer un FRAB en Alsace n’a pas pu, pour l’instant aboutir. Mais une relance des discussions avec la Région ma paraît essentielle si l’on veut que des trésors exceptionnel – je pense à l’Évangéliaire de Tetberge, attribué au scriptorium de Marbach, et mis à prix pour plusieurs millions de francs à la vente Beck, chez Sotheby’s à Londres, en juin dernier – aient, grâce à tous les concours financiers et scientifiques nécessaires, une chance de rejoindre un jour les collections alsaciennes.

Mais puisque je vous ai parlé des actions de l’État, je ne voudrais pas passer sous silence celles qui ont été menées, avec succès, dans le cadre d’une coopération régionale.

Deux réalisations marquantes me paraissent devoir être saluées :

- l'inventaire des fonds patrimoniaux d’Alsace, publiés en 1995 par l’agence de coopération Cordial, avec le concours du ministère de la culture et de la communication, inventaire qui permet le repérage d’une centaine de fonds anciens, rares ou précieux conservés en Alsace.

- le vidéodisque iconographique « Images de l’Alsace », production éditoriale de la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg qui a permis en 1990 le versement, sur une base unique, des documents iconographiques dispersés dans les différents fonds d’Alsatiques conservés dans les régions. Dans le même domaine, la BNUS s’est aussi chargée d’établir une bibliographie courante des ouvrages et articles consacrés à l’Alsace.

Vous tous qui vous trouvez ici ce soir, à la Direction régionale des affaires culturelles, connaissez bien pour le partager, cet amour particulier que l’on porte aux fonds anciens, aux manuscrits. Je l’ai moi-même éprouvé et si, bien sûr, le temps me manque pour y succomber, je ne m’en suis pas départie.

Mais il y a le temps présent, les réalisations et les projets, et nombre d’entre vous travaillent pour ces livres qui sont aujourd’hui des « nouveautés », mais qui deviendront un jour les témoins de nos parcours, de notre histoire, des crises et des bonheurs de notre société.

C’est pour accompagner des actions nouvelles en faveur de la lecture, dans le but d’élargir l’accès du public et notamment du public jeune, que la part des crédits déconcentrés par la Direction du Livre et de la Lecture passera, en Alsace, de 1,02 MF en 1997 à 1,230 MF en 1998.

Ces crédits permettront ainsi de développer des résidences courtes d’écrivains dans divers lieux culturels, en relation avec le programme de parrainages de classes par des auteurs, la région Alsace étant un site expérimental de cette action du ministère. Autre action nouvelle, en préparation en 1998 puisque l’opération aura lieu l’an prochain, l’implantation sur le Pont de l’Europe, de 42 textes d’écrivains et d’intellectuels européens, opération organisée par les villes de Strasbourg et de Kehl et qui s’inscrit dans les bonnes relations tissées avec l’Allemagne dans le secteur du livre. La DRAC apportera aussi une aide à l’installation de la future bibliothèque d’Haguenau.

Vos métiers, je ne l’ignore pas, sont exigeants, dévoreur de temps et d’énergie, riches de risques, mais ils font de vous les artistes et les artisans de rencontres sans cesse renouvelées. Écrire, éditer, donner à lire, conseiller, animer une vie littéraire, éveiller des curiosités, accompagner une recherche, c’est aider à repousser sans cesse la ligne d’horizon. C’est faire vivre la liberté d’expression. Mais c’est aussi, parce que l’écrit est indispensable au débat d’idées et à la vitalité de la démocratie, aider à préserver, resserrer voire rétablir le lien social.

J’ai déjà eu l’occasion de le dire, et notamment en octobre dernier lors de ma communication au conseil des Ministres sur la politique du livre et de la lecture, le soutien à l‘écrit – à tous les supports de l’écrit – est l’un des axes forts de mon action au ministère de la culture. Parce que l’éducation et la formation, l’activité et la promotion professionnelles, l’acquisition et la transmission de la culture personnelle et collective passent par l’écrit.

J’ai quelques raisons, vous me l’accorderez, de bien connaître la vitalité de ce domaine dans la région. Et puisque nous sommes encore au mois de janvier, je voudrais, en vous souhaitant à tous une excellente année 1998, formuler des vœux pour la bonne poursuite, et donc la réussite, de vos entreprises et de vos initiatives en faveur des livres, de la lecture, du rayonnement de tant et tant de pages, en pensant que d’une certaine manière, tout a commencé ici.