Interview de M. Valéry Giscard d'Estaing, membre du bureau politique de l'UDF et ancien Président de la République, dans "L'Express" le 19 février 1998, sur l'historique de la situation en Corse, la vie politique locale et le maintien de l'ordre, après l'assassinat du préfet Erignac.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Assassinat de M. Claude Erignac, préfet de la Corse du sud à Ajaccio le 6 février 1998

Média : Emission Forum RMC L'Express - L'Express

Texte intégral

L’Express : Aléria, en août 1975, a marqué un tournant dans l’histoire de la violence en Corse. Cette date coïncide aussi avec la deuxième année de votre septennat. Avec le recul, quel jugement portez-vous sur cette période ?

Valery Giscard d’Estaing : La situation en Corse a été un sujet de préoccupation et d’attention constantes pendant tout mon septennat. J’ai toujours pensé qu’il fallait avoir de l’estime et de l’affection pour les Corses, car on donne trop souvent de cette île une image simplifiée et caricaturale qui blesse inutilement la sensibilité de ses habitants. Ils ont deux qualités, rares à notre époque : la fierté et le courage. Quand j’ai été élu président de la République, en 1974, nous n’étions qu’à six ans des évènements de mai 68 ! La Corse a été prise dans le remous culturel de ces années- là. Mais ce qui s’est produit à Aléria était plus de l’ordre du fait divers mal géré que de celui de la guerre civile ou de la fièvre insurrectionnelle. La plaine orientale de l’île connaissait une situation très difficile. Des rapatriés d’Afrique du Nord s’y étaient livrés à une concentration foncière importante. Cela a engendré un traumatisme local qui est à l’origine du drame d’Aléria. Une cave viticole appartenant à un rapatrié a été occupée par des autonomistes. Ceux-ci étaient armés, il y a eu des coups de feu échangés avec les forces de l’ordre, et des morts.

L’Express : A l’époque, comment ont réagi les pouvoirs publics ?

Valery Giscard d’Estaing : Je me souviens que le Premier ministre est venu me voir à l’Élysée. Il voulait absolument que l’on réunisse d’urgence le conseil général de l’île. Sinon, disait-il, tout allait exploser. Je lui ai répondu qu’il n’en était pas question. Convoquer une assemblée politique dans ce genre de circonstances aurait donné lieu à un déferlement de surenchères extrêmement dangereuses. J’ai demandé au contraire que, dans la nuit, toutes les forces de sécurité disponibles soient transportées par avion en Corse. Ce qui a été fait. Les instigateurs de cette action, avec à leur tête le Dr Edmond Siméoni, ont été arrêtés, transférés sur le continent, puis jugés et condamnés par la Cour de sûreté de l’État.

L’Express : Mais les évènements d’Aléria n’ont-ils pas contribué à renforcer un sentiment antifrançais chez les Corses ?

Valery Giscard d’Estaing : Il n’y a jamais eu, là-bas, majoritairement, de sentiments antifrançais. Au moment d’Aléria, des maladresses ont sans doute été commises, que l’on aurait pu éviter, et certains Corses ont eu le sentiment d’avoir été sanctionnés au-delà de leurs actes ou, en tout cas, au-delà de leurs intentions. Mais les Corses sont des Français, comme vous, comme moi ! C’est ainsi qu’ils se ressentent. Il faut cesser de les agresser et de les humilier par ces allusions périodiques de l’indépendance.

L’Express : Et lorsque votre ancien Premier ministre Raymond Barre leur dit : « Ou bien vous êtes pour la France, et vous nous aider à remettre de l’ordre, ou bien vous prenez votre destin en main » ?

Valery Giscard d’Estaing : Je pense qu’il a tort ! On donne à la Corse le sentiment qu’elle constitue une charge dont on ne serait pas mécontent d’être débarrassé. C’est injurieux pour les Corses, et je crois que cela ne fait pas avancer les choses, mais plutôt cela les fait reculer. Il n’y a pas de problèmes en Corse ! Des problèmes auxquels sont confrontés les Corses et qu’il nous appartient de résoudre. J’ai toujours tenu un langage très ferme sur ce point. A l’élection présidentielle de 1981, j’ai obtenu la majorité dans les deux départements Corses contre François Mitterrand : 50,5 en Haute-Corse et 54,1% en Corse-du-Sud, dont Ajaccio. Or, pendant la campagne électorale (je vous rappelle qu’il y a eu un attentat à l’explosif qui a fait un mort et huit blessés lors de mon arrivée à l’aéroport d’Ajaccio). J’avais dit aux Corses : « Ceux qui veulent pour la Corse un statut différent de celui des autres régions françaises, comme le proposent certains candidats, je leur demande de ne pas voter pour moi. » Et j’avais ajouté : « Malheur à la République si elle perdait de vue son devoir fondamental ! Malheur à la Corse si elle devait tomber dans les excès de la violence et de la haine ! » Je le répète aujourd’hui : l’appartenance de la Corse à la France est une question qui ne pose pas, et que nous n’avons pas à poser aux Corses.

L’Express : Quels sont alors les problèmes auxquels, selon vous, est confrontée la Corse ?

Valery Giscard d’Estaing : L’un d’entre eux, et je pense avoir contribué à le résoudre, était la sous administration. Le fonctionnement de la justice, des services de sécurité, de l’agriculture, de l’équipement était tout à fait insuffisant, et les responsabilités des directions départementales de certains services étaient pratiquement abandonnées aux élus professionnels ou politiques. C’est pourquoi j’ai proposé la création de deux départements alors qu’il n’y en avait qu’un auparavant, de façon à avoir deux préfets, deux administrations territoriales, une pour le Sud, une pour le Nord. Quant aux grands axes de notre politique à l’égard de la Corse, ils sont, à mes yeux, au nombre de trois : la continuité républicaine – nous venons d’en parler – ma continuité territoriale – il faut encore travailler à supprimer le handicap économique de l’insularité – et la préservation de la personnalité culturelle.

L’Express : A l’époque, vous aviez employé l’expression de « peuple corse ».

Valery Giscard d’Estaing : Je l’ai employé, et je reconnais aujourd’hui que cette expression, qui a été rejetée par le Conseil constitutionnel, était sans doute inappropriée. Il n’y a pas de peuple ni d’ethnie corse, pas plus qu’il n’y a de peuple ni d’ethnie dans les autres régions françaises. En revanche, il existe une population corse avec un fort sentiment d’identité renforcé par l’insularité. La langue corse reste très pratiquée, et il est d’ailleurs tout à fait souhaitable qu’elle le soit. De même, il y a toujours eu dans cette île de structures familiales et des structures claniques extrêmement fortes.

L’Express : Mais comment expliquez-vous qu’aucun gouvernement n’ait réussi à apaiser durablement la situation ?

Valery Giscard d’Estaing : On a oublié cette règle que je me suis assignée pendant tout mon septennat : le refus total et absolu de toute négociation clandestine, de toute réunion sous le manteau, de toute visite, le soir, à l’Élysée, par une porte dérobée… Pendant la période 1981-196, on a abîmé la Corse, en croyant et en laissant croire qu’il était possible de négocier des changements de caractère institutionnel avec des mouvements en marge de la légalité. On a donné une prime d’influence et de notoriété à des gens qui contestaient ouvertement, et parfois de façon violente, l’administration et les élus. Comme, dans le même temps, les opérations de maintien de l’ordre étaient menées de façon sporadique, l’autorité de l’État, elle aussi, a été abîmée. Dans la mesure où des émissaires plus ou moins recommandables pouvaient être reçus dans les antichambres ministérielles et court-circuiter les administrations et les élus, toutes les filières de l’autorité ont baissé les bras. Je vous rappelle qu’il y a eu 140 morts en Corse au cours des dix dernières années et qu’il n’y a eu qu’une seule condamnation !

L’Express : Incriminez-vous, vous aussi, la loi du silence, l’omerta ?

Valery Giscard d’Estaing : Oui, mais il y a autant d’omerta dans le système audiovisuel que dans la population corse ! Accepter de filmer de réunions d’individus en cagoule dans des lieux en principe inaccessibles, c’est participer à l’omerta. Pour le reste, il y a au moins deux raisons au silence insulaire. La première, c’est la culture familiale de la Corse : on ne dénonce pas l’un des siens. La seconde, c’est le danger du témoignage, dans une société où s’est installée la violence, on ne trouve plus de témoins. On ne peut pas à la fois négocier avec des organisations clandestines et compter sur la responsabilisation de la population. Or, jusqu’à ce que le gouvernement d’Alain Juppé reprenne les choses en main, en1996, c’est ce qui s’est passé, aussi bien à l’époque des ministres de l’Intérieur de François Mitterrand que lors de la cohabitation. Heureusement, il y a quand même eu au cours de ces années plusieurs signes positifs. L’effort de modernisation économique que nous avions entamé s’est poursuivi. La Corse a rattrapé son retard par rapport aux autres régions françaises. Il est notamment une réussite dont le mérite revient aux Corses eux-mêmes : on n’a pas défiguré l’île. On a abimé toute la Méditerranée, le sud de l’Espagne, une grande partie de la Côte d’Azur, mais les superbes paysages de la Corse sont heureusement demeurés intacts.

L’Express : Reste que, à l’égard de la Corse, on a toujours le sentiment de se trouver dans une impasse.

Valery Giscard d’Estaing : Ce n’est pas tout à fait exact. D’abord, il n’y a plus aujourd’hui, là-bas, de problème institutionnel. Les adaptations réalisées au cours des dernières années ont été dans le bon sens, et il n’existe pas, je le répète, de revendications forte et articulée en faveur de l’indépendance. De quoi s’agit-il, en fait ? De faire fonctionner les institutions régionales qui existent, en séparant la vie politique des intérêts financiers, et de faire travailler l’administration dans un esprit de fermeté et de justice. Ce sont des objectifs relativement simples qui sont à notre portée. Le soutien financier massif en faveur de la Corse a accentué la collusion entre la vie politique locale et l’argent. Il faut y remédier. Je me pose une question : est-il souhaitable de modifier le système électoral des départements corses ? De briser le lien entre un mode de représentation de type cantonal, qui favorise le morcellement politique, et le système d’attribution des subventions ? On pourrait réfléchir à un mode de scrutin proche de celui qui a été mis en place pour les municipales : scrutin de liste, avec prime majoritaire. Il faudrait, également, assurer une plus forte présence des organismes de contrôle et faire en sorte que les subventions aillent directement aux bénéficiaires, sans transiter par des structures intermédiaires. Il faudrait, enfin, au moins pour une certaine période, que tout ce qui est transfert de la solidarité continentale en direction de la Corse soit géré directement par les canaux administratifs, et non plus attribué à des structures politiques locales.

L’Express : Mais l’assassinat du préfet Érignac, le 6 février, ne risque-t-il pas d’accentuer la tétanie de l’administration ?

Valery Giscard d’Estaing : Je ne le pense pas. Les premières décisions qui ont été prises vont dans le bon sens. Le Président de la République et le Premier ministre se sont exprimés comme il convenait de le faire, et le choix du nouveau préfet me paraît judicieux Et puis il faut s’appuyer sur les Corses, sur la population. On nous dit que ma manifestation organisée à l’appel des femmes de l’île a réuni, le 11 février, environ 40 000 personnes. Rapporté à l’échelle de l’ensemble de la France, compte tenu de la population insulaire, cela correspondrait à une manifestation de 9 millions de personnes ! Aucune manifestation n’en a rassemblé autant ! Cela aussi, c’est un fait nouveau. Les Corses veulent aujourd’hui une vie normale. Ils veulent que les juges et les policiers fassent leur métier, que les subventions leur soient attribuées par des filières claires et au grand jour, et que l’on cesse de les embrouiller en mêlant indéfiniment aux vrais problèmes de l’île des revendications institutionnelles qui n’existent plus ou qui ont déjà été satisfaites. La Corse a plus besoin maintenant de l’action d’un grand administrateur, comme l’ont été Turgot ou Jean Monnet, que d’un agitateur politique… C’est ce qu’attend, je crois, la jeunesse de l’île.